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Fin programmée de l’histoire moderne de l’homme politique : quelles conséquences en perspectives ?

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011

 

Dans une interview au Monde.fr le 23 novembre 2011, Bertrand Badie affirme : «  Je suis pour ma part convaincu que l'histoire moderne de l'homme politique trouve aujourd'hui sa fin ». Ce constat vient à la suite d’un autre du même auteur, constat tout autant intéressant pour la science politique : « Nous sommes clairement entrés, de ce point de vue, dans un monde post-souverain ». La souveraineté est ici considérée du point de vue de son ancrage national à l’intérieur des Etats. On sait que la souveraineté est l’un des attributs fondamentaux de l’Etat en droit international public. Les deux constats ne sont pourtant pas liés, de manière indiscutable, par une relation de cause à effet. Dans le cadre des nationalismes exacerbés du XIXè siècle alors que la souveraineté des Etats n’était pas encore remise en question par la mondialisation de l’économie, le statut et conséquemment la stature de l’homme politique étaient déjà en forte dégradation dans les pays où les théories libérales avaient pris le dessus. Avec le démantèlement de l’URSS, la mondialisation croissante et la financiarisation accrue de l’économie, la concentration d’immenses fortunes entre les mains d’un oligopole de plus en plus réduit – on parle de 737 « personnes » qui concentrent plus de 80% de la valeur de 43000 multinationales -  les Etats désormais courent après les marchés et leur font une cour de plus en plus désespérée. Ces derniers en ont profité ces temps-ci pour franchir un pas important et placer leurs hommes liges – des technocrates comme on les appelle élégamment – dans des fauteuils naguère occupés par des politiques. Est-ce comme l’affirme Badie la dernière ligne vers l’aboutissement d’un processus entamé il y a longtemps ? Quelles pourraient en être à terme les conséquences politiques et sociales ?


L’histoire moderne de l’homme politique est en effet sur le point de prendre fin

D’abord, qu’est-ce qui fait la modernité du statut de l’homme politique actuel ? On pourrait dire que celle-ci tient à son insertion dans un contexte politique libéral dans lequel le pouvoir est censé être d’essence démocratique pour ne pas dire populaire, le peuple exerçant la souveraineté à travers ses représentants élus qui constituent l’armature de l’Etat : suffrage universel, gouvernement représentatif, séparation des pouvoirs donc contrôle… Cette histoire est effectivement en rupture avec la période historique précédent le libéralisme, au cours de laquelle le pouvoir politique est autonome et non délégué, l’homme politique étant plus ou moins un autocrate. Dans la France du XVIIè siècle, Louis XIV rappelle au Parlement français qu’il incarne l’Etat : « L’Etat c’est moi », affirme-t-il sans détour. La Révolution française de 1789, inspirée entre autres de la déclaration d’indépendance américaine de 1776 s’inscrit dans un autre cycle dans lequel l’Etat cesse d’être confondu à un individu pour être la chose publique, la res publica. En Angleterre, cette modernité s’impose encore plus tôt qu’en France sous la forme d’une monarchie parlementaire.


Si la modernité sous son visage libéral et de plus en plus ultralibéral s’est largement imposée dans le monde occidental dès le milieu du XXè siècle, elle a eu bien du mal à se diffuser dans le monde périphérique. Aussi l’histoire moderne de l’homme politique ne se confond pas toujours avec l’histoire moderne du monde dans lequel, malgré les progrès fulgurants de la mondialisation, des systèmes politiques modernes puissants et minoritaires côtoient une majorité de systèmes politiques archaïques affirmés ou déguisés. L’ambition des Etats-Unis et du reste du monde occidental d’imposer la démocratie au reste de la planète – le soutien aux printemps arabes, les sanctions imposées à la Corée du Nord, la Birmanie, l’Iran… - peut être considérée comme la poursuite d’un programme de mondialisation du néolibéralisme politique ou en d’autres termes de modernisation politique de la planète. Cette campagne malheureusement se heurte aujourd’hui à la révélation peut-être prématurée des conséquences perverses des théories libérales sur la sphère et le leadership politiques.


Il s’agit d’une révélation parce que lesdites conséquences s’inscrivent  parfaitement dans la logique fondamentale du système libéral. Le libéralisme promet en effet au peuple l’exercice du pouvoir mais, sur le terrain concret, met en place des mécanismes qui privent progressivement celui-ci de la jouissance réelle dudit pouvoir. De même, il promet au politique de le laisser jouer librement le rôle d’arbitre, de le laisser incarner librement l’Etat-gendarme mais, derrière la scène, il se donne les moyens de le faire chanter, de lui vider son pouvoir pour ne lui en laisser que la croûte. Tandis que par le rituel des élections au suffrage dit universel le peuple conserve l’illusion salutaire qu’il tient entre ses mains les reines du pouvoir (Quant au politicien, il est rarement dupe une fois confronté aux réalités du pouvoir), le véritable pouvoir tapi dans l’ombre tire les ficelles et impose tantôt ses hommes, tantôt ses choix à l’Etat en fonction des opportunités. L’homme politique moderne du système libéral est ainsi au pire un simple fantoche, au mieux un honnête homme dépassé et impuissant devant la réalité. Cela explique pourquoi un certain François Mitterrand, élu sur un programme de gauche, fit de la France le pays le plus monétariste de l’Europe des années 80. Pour réussir ce tour de passe-passe qui a consisté à donner le pouvoir au peuple en le lui retirant simultanément, les libéraux ont tout simplement transformé le champ politique en marché politique.

Dans un ouvrage paru en février 2011, il est montré que ce processus fait partie des nombreuses stratégies ayant permis à l’ordre marchand de s’emparer du pouvoir approximativement au début du XIXè siècle pour ensuite le mondialiser : « L’idée de mettre en place un marché politique est une invention géniale de l’ordre marchand. Désormais, sur le marché politique contrôlé comme l’ensemble du marché par les détenteurs des capitaux les plus importants, seule règne la loi de l’offre et de la demande. De nombreux sociologues se sont penchés sur cette transformation du politique. Pour Michel Offerlé dans Les Partis politiques, « On peut définir les marchés politiques comme des lieux où s’échangent des produits politiques contre des soutiens (matériels, symboliques) et des votes »[1]. Sur les causes de cette transformation, qu’il décrit comme ayant été d’abord un  processus de généralisation, Michel Offerlé pointe du doigt l’élection et le suffrage universel : « Si les phénomènes de représentation préexistent à l’extension du suffrage, si l’échange politique ne se réduit jamais à l’échange électoral, c’est principalement dans le cadre électoral qu’apparaissent des entrepreneurs d’un type particulier, ni hommes de guerre, ni administrateurs »[2].  Cette transformation de la nature du champ politique ouvre la voie à l’émergence des professionnels de la politique. Le rôle de ces professionnels est de produire des biens politiques susceptibles d’être échangés sur le marché politique contre des soutiens actifs ou passifs. La nature même de ces entreprises et des entrepreneurs qui les créent et les gèrent font du marché politique un espace à la merci du pouvoir marchand, à travers les mécanismes de financement : les biens produits sont d’abord des biens symboliques, qui sont échangés contre des valeurs également symboliques. C’est l’une des raisons pour lesquelles le financement des entreprises politiques est un des enjeux cruciaux à l’heure de l’altermondialisme et de la mise à l’indexe de l’emprise excessive et nocive des marchands sur le monde »[3].Comme l’avoue Frederick Townsend Martin, écrivain américain enrichi, dans ce système, les hommes et les idées politiques importent peu et servent tout juste à distraire des masses fascinées par un théâtre d’ombres, comme les hommes de la caverne de Platon : « La classe que je représente ne se soucie absolument pas de politique… Quand nous discutons pour et contre les mérites relatifs des candidats ou la valeur relative des lignes de conduite politiques, affirme-t-il, la discussion revient presque invariablement à une question d’efficacité dans les affaires… En une même saison, un leader ploutocrate a jeté son influence et son argent dans la balance pour faire élire un gouverneur républicain sur la côte pacifique et un gouverneur démocrate sur la côte de l’Atlantique »[4]. Nous sommes là au début de la narration politique du libéralisme. Quelle devrait en être le dénouement ?


En 1999, David Rockefeller nous l’indique avec précision. Pour les maîtres du monde, le temps est presque venu de passer au dernier acte : pourquoi continuer à s’encombrer des politiques dès lors que l’on dispose désormais des moyens de s’en passer ? « Quelque chose doit remplacer les gouvernements, dit Rockefeller dans Newsweek International du1er février 1999, et le pouvoir privé me semble l'entité adéquate pour le faire ». C’est quoi le pouvoir privé ? Un nouveau concept de gouvernance qui n’a pas jusqu’ici été explicité et sur lequel il faut revenir. 1999, c’est la décennie du triomphe du néolibéralisme et du succès du livre du professeur Fukuyama sur la fin de l’histoire. Le néolibéralisme exulte donc et devient impatient de mettre en place la dernière étape de son programme. Moins de dix ans plus tard, on dirait que la crise partie des subprimes aux Etats-Unis lui offre aujourd’hui l’opportunité rêvée. Faut-il s’en réjouir ou s’en plaindre ? La réponse dépendra de la tournure des événements.


Une alternative et des conséquences contrastées

Il existe en effet une alternative dramatique : soit le programme ultralibéral réussit et le monde bascule dans le pouvoir privé, soit il échoue et, sans doute après une période de chaos, le monde pourra-t-il passer à une étape qui représentera peut-être un progrès par rapport à la perspective actuelle. Considérons chacune des options actuelles.


L’ultralibéralisme l’emporte. Le monde tombe entre les mains des marchands. Déjà ils agissent dans l’ombre avec une incroyable arrogance. Observons ce qui se passe avec la crise de la dette souveraine en Europe. Il est vrai, ces pays ont longtemps vécu au-dessus de leurs moyens, refusant de s’astreindre à la moindre discipline budgétaire. Mais ces politiques, qui les a élaborées, mises en musique ? Des politiciens fantoches ou honnêtes mais impuissants, téléguidés ou influencés depuis l’ombre. Les dettes souveraines européennes sont détenues à 65% par des étrangers ; l’Europe est donc dépendante de leur bon vouloir à continuer d'acheter ses titres et donc à financer ses déficits. Mais est-ce même cela qui compte ? Il suffit de prendre deux cas : l’Italie et l’Allemagne. En Italie, tout le monde s’est accordé à reconnaître que les fondamentaux de l’économie italienne étaient bons. Cela n’a pas empêché les marchés d’attaquer ce pays et de le mettre à genoux en quelques jours. Aujourd’hui, il passe par les fourches caudines du marché et ce dernier peut passer à autre chose, l’Allemagne. Certains prétendent que l’Allemagne n’est pas meilleur élève que les autres, parce que sa dette publique est largement au-dessus des 60% du PIB exigés par le pacte de stabilité (82%). L’on sait pourtant que cette dette a servi à financer la reconstruction de l’ex-Allemagne de l’Est, œuvre qui commençait enfin à payer. Il ne s’agit donc nullement d’une situation d’indiscipline budgétaire. Outre cela, l’économie allemande se porte bien et exporte à tour de bras. Cela n’a pas empêché les marchés de s’attaquer à l’Allemagne et depuis hier, son triple A est également officiellement menacé par S&P. Voilà l’Allemagne sommée, au sens propre du terme, de cesser toute résistance et de  plier le genou devant le veau d’or du marché (Même les Etats-Unis, le pays le plus puissant du monde, ont vu leur note dégradée par les agences de notation). Le message est clair et son timing fantastique.


On attendait de Mme Merkel au cours du déjeuner élyséen du 5 décembre 2011 qu’elle fasse plus de concessions à la vision française de la gestion de la crise qui est celle du marché. La moisson a été trop maigre et, impatients, les marchés n’ont pas attendu le lendemain pour signifier leur évaluation : « copie à reprendre ». Le plan Merkel-Sarkozy demande un minimum de temps ? Eh bien, les marchés leur disent qu’ils ne vont pas leur en donner beaucoup. C’est un prélude aux nouvelles méthodes du pouvoir privé vers lequel le monde s’achemine. Comment comprendre ce concept de pouvoir privé ?


Imaginez un monde dans lequel les institutions qui font l’architecture de l’Etat quittent le domaine public pour tomber dans le secteur privé. Il fut un temps où il était impensable que l’on puisse privatiser certains biens, certaines commodités : les routes et autoroutes, les ports et aéroports, la poste, les édifices publics, le patrimoine culturel public… C’est désormais une réalité banalisée et acceptée. Avec le pouvoir privé dont parlait Rockefeller, ce sont désormais les institutions de l’Etat qui seront privatisées. L’armée et les forces du maintien de l’ordre pourraient constituer la première cible dans ce processus. Leur privatisation devrait constituer le signal fort que chacun devra surveiller attentivement. Ensuite, ce serait le tour de la justice. Lisez et vous verrez que ces étapes sont depuis longtemps théorisées par les intellectuels du système ultralibéral. Les pouvoirs législatifs et exécutifs constitueraient la dernière étape : on pourrait les modifier sur le modèle des conseils d’administration, les lois se votant en fonction du nombre de voix dont disposerait chaque membre ou chaque groupe de membres dudit conseil. Un tel programme a ses chances, il ne faut point en douter, surtout si la société civile internationale laisse faire. Il aboutirait à la mise en œuvre d’un monde d’hommes dépouillés des droits fondamentaux pour lesquels il a fallu des siècles de lutte ; un monde dans lequel la décision de vous laisser votre vie dépendra de calculs économétriques, de l’impact de cette variable sur des indices de rentabilité et de profit à terme, calculés par des machines mécaniques ou humaines. Peut-être ce monde-là sera-t-il débarrassé définitivement de la misère, de façon radicale, par la suppression des pauvres et des misérables.


Si au contraire une mobilisation suffisante a lieu, elle donnera lieu à un affrontement forcément sanglant. Les maîtres du monde actuel ne se laisseront déposséder de leur rêve sans coup férir. Combien de temps durerait une période transitoire permettant de mettre en place une nouvelle société bâtie sur un projet plus humaniste et moins matérialiste ? Combien de victimes faudra-t-il concéder ? Difficile de le prédire. Dans tous les cas, une urgence s’impose d’ores et déjà : il faut restaurer le politique dans nos sociétés et redonner leur place au débat et aux procédures démocratiques. Comme le rappelle fort à propos Bertrand Badie, « Après tout, n'oublions pas que la démocratie est née de l'invention de ce débat public dans les salons, les clubs et les théâtres du XVIIIe siècle ; elle s'est renforcée grâce à un élargissement progressif du même débat tout au long du XIXe siècle avec les progrès de la presse, des associations, des syndicats et des partis ; elle a gagné son paroxysme à travers les formes modernes de communication en expansion au XXe siècle »[5]. Mais si l’on veut que ce processus ne redébouche pas sur les mêmes effets, il faudra lui inventer une nouvelle issue. L’on aura toujours besoin du marché mais pas d’un marché surdimensionné, devenant hyperpuissant et qui, comme une monstrueuse mécanique libérée de tout contrôle, prend sur lui de légiférer pour lui-même et pour le reste de la société.

 



[1] M. Offerlé, Les Partis politiques, Paris, Que sais-je ?, 1987,  pp.28-29

[2] Ib. P.29

[3] R. Kaffo Fokou, Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011, pp. 110-111

[4] F. T. Martin, cité par Gus Tyler in La Révolution syndicale, Paris, Nouveaux Horizons, 1970, p.35

[5] lemonde.fr | 23.11.11



06/12/2011
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