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ACCOMMODER GRÈVE ET MORALE: est-ce possible sans trahir la cause?

Lisons cet extrait de Les Mains sales de Jean-Paul Sartre.

HUGO – Je n’ai jamais menti aux camarades. Je…A quoi sert de lutter pour la libération des hommes, si on les méprise assez pour leur bourrer le crâne ?

HOEDERER – Je mentirai quand il faudra et je ne méprise personne. Le mensonge, ce n’est pas moi qui l’ai inventé : il est né dans une société divisée en classes et chacun de nous l’a hérité en naissant. Ce n’est pas en refusant de mentir que nous abolirons le mensonge : c’est en usant de tous les moyens pour supprimer les classes.

HUGO – Tous les moyens ne sont pas bons.

HOEDERER – Tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces.

HUGO – Alors de quel droit condamnez-vous la politique du Régent ?

 

De Hugo et de Hoederer, qui a raison et qui a tort ? La réponse n’est pas aisée. Nous sommes là en face de ce qu’on peut appeler un paradoxe, celui de l’engagement politique ou social. La fin justifie-t-elle les moyens utilisés pour l’atteindre ? Certains disent « oui », à condition que cette fin elle-même soit compatible avec la morale. Mais de quelle morale s’agirait-il alors ? Existe-t-il une morale qui transcende les lieux et les époques, qui soit absolue ? Sartre n’y croyait pas, au contraire d’Albert Camus qui avait, de l’aveu de Sartre lui-même, « dans son poing fermé des vérités humaines que personne ne pouvait lui arracher ». Chaque société, chaque époque connait ou a connu les notions de bien et de mal, de vérité et de mesonge, mais chacune en a/en a eu, généralement, une conception propre à elle. Chaque individu en a sans doute la sienne. Mais dans une société donnée à une époque donnée, il est tout de même possible d’arriver à un consensus qui permette justement de faire société, de n’être pas simplement qu’un agrégat d’individus vivant accidentèlement ensemble. Est-ce que dans le Cameroun d’aujourd’hui nous pensons comme Hoederer ou comme Hugo ? Tous les moyens pour nous ne sont-ils pas bons ou suffit-il qu’ils soient efficaces ?

 

Au cours des dures semaines écoulées dans le choc des affrontements OTS contre pouvoir ou contre syndicats, les anathèmes ont volé dans tous les sens : traitres, vendus, infiltrés… Pour y échapper, il fallait adopter la position la plus extrême possible, celle qui ne se contente pas d’admettre que tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces, mais qui a « le courage » d’aller au-delà, de franchir la ligne rouge pour affirmer que « mêmes les pires moyens sont bons quand ils sont efficaces ». Et c’est cette ligne rouge-là que je n’ai pu me résoudre à franchir. Plus qu’un simple paradoxe, il s’agissait d’assumer une contradiction fondamentale : admettre que « pire » = « bons ». Je sais qu’il y a préalablement toute une autre démonstration à faire, et celle-ci n’est guère facile : comment démontrer qu’un moyen est non seulement mauvais mais « pire » qu’un autre ? Nous vivons depuis longtemps dans une société où règne la dictature de l’opinion, et celle-ci ne s’accommode de la vérité ou du mensonge que lorsque ceux-ci sont en exil. Sous le règne de l’opinion, il n’y a plus de vérité ni de mensonge : il n’y a plus que des points de vue qui se valent. Tout ce que chacun dit n’est plus que son point de vue. Comment dès lors évaluer les moyens et les discriminer en fonction du bien et du mal, du meilleur et du pire ?

Dans la Sparte ancienne, il y aurait eu un rite appelé « Cryptie » qui consistait pour chaque jeune citoyen libre aspirant au statut d’homme et de futur haut cadre guerrier ou politique à tuer un hilote et à le voler. C’était, si cela est avéré, la vérité et le bien de Sparte à cette époque-là. Quand un jeune spartiate avait réussi cette épreuve-là, on le célébrait et les voies d’un avenir radieux s’ouvraient devant lui. Qu’en est-il de la société camerounbaise aujourd’hui ? On jurerait qu’il existe une sorte de « cryptie » à la camerounaise : il faut tricher, voler, être expert en génuflexions et autres types bizarres de pratiques que je refuse de nommer autrement qu’en pensée, et encore ! Mais ceux qui s’accommodent de cette « cryptie » voient des boulevards s’ouvrir devant eux, pavés de tous les passe-droits imaginables. Et ils deviennent riches et puissants, puis arrogants et impitoyables. Et plus ils sont riches, puissants, arrogants et impitoyables, plus ils ont besoin d’esclaves…en tous les domaines. Ce sont eux qui démolissent l’école, parce que l’école est un cadre de libération de l’homme, parce que celle-ci pourrait à terme réduire le troupeau sur lequel ils prospèrent. Ce sont eux qui clochardisent les enseignants, parce que l’enseignant est fondamentalement un libérateur et non un esclavagiste, parce que l’enseignement n’est pas un simple métier au sens anglais de « trade », un sens inséparable de « commerce », et que lorsqu’on dit que l’enseignement est un sacerdoce, ce n’est pas le côté « vœu de pauvreté » du parcours sacerdotal qu’il faut mettre en avant – d’ailleurs tous les appelés aux ordres ne font pas vœu de pauvreté – mais le côté « soldat de la vérité », dans le sens où la vérité seule libère.

Pour un enseignant digne de ce nom, tous les moyens peuvent-ils être bons s’ils sont efficaces ? Si la réponse est affirmative, il ne reste plus qu’à lui poser la question de Hugo à Hoederer : « Alors de quel droit condamnez-vous la politique du Régent ? », c’est-à-dire dans le cas qui est le nôtre « la politique du pouvoir en place ».

Roger Kaffo Fokou

 

 



24/04/2022
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