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Cameroun : La fabrication du politique hier et aujourd’hui

Franklin Delano Roosevelt, président des Etats-Unis de 1932 à 1945, a dit cette phrase d’une rare profondeur politique : « En politique, rien n'arrive par hasard. Chaque fois qu'un évènement survient, on peut être certain qu'il avait été prévu pour se dérouler ainsi. » Quiconque veut faire de la politique, ou simplement comprendre ce qui s’y passe, doit dès le départ s’interdire de prendre pour guide ou principe d’explication le hasard. Dans cet univers-là, seul l’ignorance fabrique le hasard et le dresse à tous les carrefours. Et au fur et à mesure que les données s’accumulent et informent l’acteur ou l’observateur, le hasard redevient ce qu’il a toujours été en dessous du déguisement, une anticipation aussi rigoureusement planifiée que possible.

En politique, et c’est une autre vérité première, les vrais acteurs, ceux qui se donnent une véritable chance de l’emporter, ne se contentent jamais d’avoir un coup d’avance : ils s’arrangent toujours pour en avoir plusieurs. Au moment où vous les voyez venir, non seulement ils sont déjà sur vous, mais en plus ils ont anticipé comment vous allez les voir, ce que vous allez en penser, et comment vous allez probablement réagir. Cela ne veut pas dire qu’ils gagnent toujours. Il suffit qu’ils trouvent en face d’eux la même anticipation, la même planification, le même degré de rigueur : alors, les choses se corsent, et la politique, transformée en jeu d’experts, devient véritablement intéressante.

Ce qui manque sans doute le plus dans notre univers politique local, ce sont les capacités d’analyser froidement pour anticiper et  planifier avec rigueur, à la fois chez les politiques et les analystes, faisant très souvent de notre univers politique un théâtre d’amateurs, où la nécessité, soigneusement grimée sous les traits du plus pur hasard, fait et défait les destins politiques, mais surtout offre sur un plateau en or, tranché comme la tête de Jean le Baptiste, le destin de toute une nation. Quelques exemples devraient aider à mieux faire comprendre ce propos. Nous en prendrons trois : un exemple étranger, deux camerounais.

L’accession au pouvoir en France d’Emmanuel Macron a pu surprendre bien de gens, mais pas les analystes et acteurs politiques avertis. Celle-ci a été le résultat d’une planification stricte, convenablement anticipée et mise en musique de façon extrêmement rigoureuse. Une brillante partition pour tout dire. Préparé par la banque Rothschild & Cie, Macron se retrouve auprès de Jacques Attali, comme par hasard, et participe, toujours comme par hasard à la fameuse commission Attali en qualité de rapporteur général adjoint. On sait déjà qu’Attali, sans doute par orgueil, laissera aux alentours de ce moment-là fuiter l’information selon laquelle dans les années qui allaient suivre, la France serait dirigée par quelqu’un de moins de 40 ans. C’est dire que s’il n’avait pas le don de voyance, il devait certainement être dans le secret des dieux. Il est vrai que quelquefois les dieux tombent sur la tête, à condition d’avoir en face d’eux d’autres dieux.

Pendant que l’on (Qui « on » ? Allez donc savoir. Vous pouvez toujours commencer par Jean-Pierre Jouyet et remonter lentement la chaîne si l’exercice vous tente) prépare Macron, pour plus tard (la logique de plusieurs coups d’avance), il faut se débarrasser de Sarkozy (lisez la biographie de Macron : vous verrez que l’élection de Sarkozy est l’une des pièces fondatrices de son parcours particulièrement atypique) : la droite française ne pouvant décemment se tirer une balle dans le pied, il faut recourir à la gauche. Une alliance contre-nature en apparence (en politique aujourd’hui, le clivage gauche-droite est devenu une fumisterie), entre le marché et le social s’établit, mais sous condition : Hollande sera le nouveau mentor de Macron. Le premier accède à la présidence de la république française et prend le second comme Secrétaire général adjoint de l’Elysée. Etre adjoint apparaît ainsi comme la meilleure position d’embuscade possible. Le mandat de Hollande tourne rapidement en eau de boudin, et Sarkozy, un temps hors-jeu, se repointe : catastrophe en vue. Encouragé, Alain Juppé se dresse témérairement sur le chemin de l’illustre olibrius, exige et obtient la primaire à droite. On peut alors souffler : Sarkozy n’échappera pas à l’engrenage de la primaire. Dans la programmation de la chute de Sarkozy, Juppé est alors en position de plan A pour l’Elysée : son exil canadien a permis de tout mettre au point avec lui et désormais il a fait ses classes et est prêt… Tout semble bien huilée, et la machine médiatique qui malmène Sarkozy et discrédite toutes ses actions (parallèlement, certains observateurs ont pu parler de la « macronite », entendue comme une attitude démesurément bienveillante de la presse à l’égard de Macron, et qui correspond à une subtile fabrication de l’opinion) a pour le maire de Bordeaux les yeux de Chimène. On se sert de Fillon à l’occasion, comme de François Bayrou, que l’on considère probablement comme des tocards. Macron n’est alors que le plan B, préparé pour l’après Juppé, sauf que Juppé n’y arrive pas, et que Fillon, dont le profil nationaliste de droite n’a jamais été aussi évident, devient subitement un compétiteur sérieux. Quelle mouche a donc piqué ce dernier ? Et du jour au lendemain, le plan B doit devenir le A : il faut concocter en hâte des affaires pour écarter Fillon, en sachant que face à Marine Le Pen, Macron, tout inexpérimenté qu’il est, a toutes ses chances intactes. Il aura fallu jouer serré, mais au bout, la rigueur de la planification a permis de rester maître du jeu. Qui peut encore oser penser que dans cette formidable bataille qui a permis de mettre KO l’essentiel de la classe politique hexagonale, il y eut beaucoup de place pour le hasard ? Mais revenons au contexte camerounais.   

Le Cameroun, dit-on souvent, c’est le Cameroun. Il n’empêche, la politique y obéit aux mêmes règles générales que partout ailleurs. Hier, dans le passage de la colonisation à la néo-colonisation, l’empire avait déjà su nous fabriquer des élites de tous ordres plus à son goût qu’au nôtre. Cette supercherie nous a spoliés d’un demi-siècle et plus de tout y compris souvent le minimum vital. Mais il faut en sortir, et il semble que nous n’en prenons guère le chemin. Dans le contexte camerounais d’aujourd’hui, il n’y a pas si longtemps, Mathias Owona Nguini que tout semblait destiner à jouer un rôle de premier plan dans les plus hautes sphères de l’oligarchie politique dominante et conservatrice  du pays s’illustra par des prises de position particulièrement critiques vis-à-vis du système et se construisit ainsi une image d’intellectuel intransigeant et progressiste qui résista à toute épreuve pendant presque toute la décennie 2010 qui s’achève. L’homme ne manque pas de talent, comme l’on sait, il est même brillant pour tout dire, ce qui probablement facilita pour lui le positionnement pour le moins ambigu qui fut le sien.

Peu à peu il commença à apparaître aux yeux d’une opinion de plus en plus large comme la possible figure de proue d’une alternative crédible à un régime dont l’un des plus solides idéologues n’est autre que son propre géniteur. Il y avait là quelque chose d’héroïque, et de forcément admirable, surtout dans la médiocrité politique et intellectuelle ambiante localement. C’était en même temps un paradoxe évident, mais cela s’était déjà vu ailleurs ou en d’autres temps. Subrepticement, Monsieur Owona Nguini s’empara (à moins que discrètement on le lui eût donné) du monopole de la lecture et de l’analyse de la politique camerounaise, tant et si bien que ses interprétations devinrent des articles de foi pour tous, tous bords confondus. Ce n’était pas un mince exploit, dans un pays où l’on est souvent prompt à détecter pour en jouer les lignes de faille, qu’elles soient ethniques, sociales, confessionnelles, linguistiques ou autres. Les journaux écrits se le disputaient autant que les plateaux de télévision.

A lui tout seul, M. Owona Nguini incarna toute l’opposition intellectuelle au pouvoir en place au Cameroun, reléguant à l’obscurité tout autre alternative, tant et si bien que, pendant près de dix ans, presque aucune autre figure intellectuelle ne put émerger : le nettoyage par le vide avait parfaitement réussi. Jusqu’à ce jour où, à l’occasion d’une cérémonie pour magnifier les œuvres charitables de la première dame camerounaise, Mathias Owona Nguini dut remettre sa veste à l’endroit. On aurait pourtant pu jurer qu’il était trop intelligent pour un tel pas de clerc. Etait-ce sa faute ou celle d’un système où le dissensus prenait de plus en plus de l’ampleur ? On le saura un de ces jours. Comment avait-il pu, en étant aussi acerbe dans ses prises de position envers le régime, bénéficier d’une bienveillance aussi démesurée et impunie de la part des médias dans un contexte où ceux-ci étaient étroitement tenus en laisse par le pouvoir ? Peu s’étaient sans doute posés la question.

Le Krokodil, journal satirique russe fondé en 1922, faisait une critique si acrimonieuse du système soviétique qu’il n’apparaissait plus nécessaire à personne, dans un contexte où cette fonction critique exposait aux plus grands risques (notamment celui du goulag pour dire le moins), de s’engager pour la même cause. Et c’était pourtant un des organes de presse officieux du bureau politique du parti communiste d’union soviétique. Ce que faisait Le Krokodil, c’était une critique sans ambition de changement, un ronronnement critique, une espèce d’exutoire pour toutes sortes de mécontentements. Ce que disait Le Krokodil aux mécontents du système  soviétique était à peu près ceci : « Ne vous donnez plus la peine de critiquer, il y a des gens qui le font déjà pour vous, et qui le font plutôt bien, en tout cas mieux que vous ne pourriez le faire vous-mêmes. »

Ces derniers temps, un autre phénomène, surgi sur les écrans de télévision, impressionne et ébahit les Camerounais : M. Cabral Libii Li Ngué. Sa jeunesse séduit une jeunesse camerounaise en très grande partie laissée-pour-compte et de plus en plus frappée de messianisme. De façon intrinsèque, le profil de M. Cabral Libii serait plutôt séduisant. Son côté militant ne date pas d’hier. En 2004, il participe à l’appel dit des mille étudiants contre la réélection de Paul Biya. Cela s’appelle savoir se bien recommander. En 2011, il récidive et signe avec 80 jeunes un manifeste contre l’élite Bassa. Tout ne semble pourtant pas blanc ni noir : on dirait plutôt des nuances de gris.

A Yaoundé II Soa où il peine à se faire accepter, il réussit tout de même à arracher la direction de Radio Campus ! De même, le ton cinglant de sa critique à l’endroit du système («Nous assistons aux dérives d’un groupe de vieillards ayant pris le pays en otage», dit-il.) ne l’empêche pas d’avoir sa place assurée dans la presse et sur tous les plateaux de télévision, en permanence. Décidément, il semble bénéficier, pour tout ce qu’il entreprend, d’une couverture médiatique illimitée et se situer bien au-dessus de toute forme de censure. Lorsqu’il l’annonce puis s’engage dans la course à la présidence de la république camerounaise, ses chances les plus sérieuses ne semblent pas déborder le cyber univers. Pour 2018 en tout cas, il n’est pas pensable qu’il puisse représenter le plan A, qui reste M. Biya, sauf si ce plan A en vient à capoter, à la manière d’Alain Juppé. M. Libii serait plutôt le coup d’avance pour 2025. A condition que la présidentielle 2018 le positionne comme tel, tout l’enjeu semble être là. Les conditions pour ce pari sont claires : il doit faire un score honorable, détrôner au besoin de la position d’opposant principal le candidat du Social Democratic Front , et surclasser un outsider qui, comme François Fillon, commence à prendre un peu trop d’épaisseur : M. Maurice Kamto du MRC. Qu’il se retrouve à l’issue du prochain scrutin avec un résultat dérisoire, et il deviendra nécessaire de passer à un autre plan, je suppose qu’il le sait.

Les premières décisions que M. Libii a prises à l’orée de cette campagne ne semblent pas avoir été particulièrement heureuses : le choix du parti Univers pour porter sa candidature présidentielle se ramènerait sans forcer le trait à miser sur un cheval boiteux pour une compétition relevée. Le seul qui semble y gagner pour l’instant, c’est le sémillant professeur Nkou Mvondo. Encore un qui joue impeccablement sa partition. Quant à Cabral Libii, son opération 11 millions d’inscrits n’aura été un franc succès qu’à ses seuls yeux (Cf. Jeune Afrique du 08 août 2018). L’autre opération destinée, il faut le préciser, à faire du dépôt de sa candidature à ELECAM un événement populaire et un lancement en fanfare de sa campagne a plus ressemblé à une farce qu’à autre chose. Comme on peut le voir, l’impact des réseaux sociaux au Cameroun est encore fort limité. Comment sauver le soldat Libii d’une possible débâcle qui s’annonce ? Il est évident qu’il va falloir s’y mettre sérieusement, et user au besoin de moyens aussi grands que subtils. Est-ce le programme qui vient de se mettre en place avec l’émission « 100 % présidentielle » ?

L’émission 100% présidentielle, lancée fort opportunément à la CRTV télé le 7 août 2018 par un duel entre le Pr Fame Ndongo et le président de l’ADD Garga Haman Adji pourrait très bien en effet faire partie de cette stratégie. Le moment du lancement de cette plate forme de débat a en tout cas de quoi interroger. A deux mois de l’élection et sur une base semi-mensuelle, elle ne permettra au bout de donner la parole qu’à un maximum de 4 sur les 8 candidats retenus pour affronter M. Biya dans l’exercice d’octobre 2018, d’autant que ce neuvième candidat semble être l’invariant de la plate forme. Le président sortant et M. Garga Haman, rien que dans le cadre de cette émission, bénéficient désormais d’un mois et demi d’avance de campagne sur les 7 autres candidats ; M. Cabral Libii, accueilli ce 21 août, obtient quant à lui une avance d’un mois sur les 6 autres. Mais il y a plus : au cours de ce face à face du 21 août, qui lui a-t-on opposé ? Un cheval boiteux, de l’avis de nombre d’observateurs dont je ne saurais dire s’ils sont avertis ou non. Un avis discutable comme tout avis qui se respecte. On ne pouvait pas, affirment les mauvaises langues, trouver meilleure pierre de touche. Certains ont d’ailleurs pensé que l’adversaire n’était pas digne du présidentiable, non pas qu’est, mais que se veut être M. Cabral Libii, et sont allés jusqu’à exhorter ce dernier à le récuser ou à décliner le débat. Ils n’ont sans doute vu dans l’orchestration de cette magistrale représentation qu’un concours de hasards. Qui mieux qu’une personnalité de seconde ou troisième zone aurait permis à M. Libii de s’épanouir dans ce débat au point d’en dicter les règles, et ainsi crédibiliser sa stature de présidentiable ? Le pouvoir en place manquait-il de ressources plus conséquentes pour contrer et essayer d’annihiler les velléités de M. Libii ? A chacun de répondre. Et en tout cas, ne l’oubliez plus, rien de ce qui se fait et arrive en politique ne relève du hasard.

Roger Kaffo Fokou

 



23/08/2018
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