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Accord entre les banques centrales mondiales : l’art de contourner l’Allemagne au risque de crever le plafond de la dette.

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011

 

Que se passe-t-il avec la valse des milliards sur les marchés financiers ces dernières années ? Existe-t-il un virus malin qui les détruit au fur et à mesure qu’ils se déversent sur les marchés et dans les comptes des Etats en crise ? La difficulté à mettre en œuvre l’accord de Bruxelles du 26 octobre 2011 multipliant le Fonds européen de stabilité financière (FESF) pour le porter à 1000 milliards d’euros (cf. « Le FESF à 1000 milliard d’euros peut-il sauver l’Europe de la crise ? » sur le même blog) traduit à la fois la réticence des marchés devant le risque bien réel de défaut à terme de nombre d’économies de la zone euro candidates aux ressources de ce fonds et les tensions de liquidité, pas toujours avouées, qui existent sur les marchés financiers. Pourtant les grandes banques anglo-américaines et les gigantesques fonds de pension de mêmes nationalités brassent des ressources faramineuses (plus de 20.000 milliards de dollars pour les fonds de pension seulement, de quoi renvoyer la Chine et ses 3500 milliards de dollars de fonds souverain au pays des nains !). Il y a de cela une semaine, une émission d’obligations de l’Etat allemand a eu de la peine à trouver preneur sur le marché financier. L’Allemagne est pourtant loin de représenter un risque pour les investisseurs. A-t-on voulu tirer un coup de semonce en sa direction afin qu’elle assouplisse sa position sur la mutualisation de la dette de la zone euro ? En tout cas, la stratégie si cela en était une n’a pas fonctionné. Du coup, officiellement pour calmer la tension sur les marchés – ce qui semble avoir parfaitement réussi – l’on a sorti un lapin blanc du chapeau : les banques centrales des principaux pays du nord (La Banque centrale européenne (BCE), la Réserve fédérale américaine (Fed), la Banque du Canada, la Banque d’Angleterre, la Banque du Japon et la Banque nationale suisse) ont convenu de se mettre ensemble pour aider la zone euro en lui servant d’intermédiaires dans le placement de ses obligations auprès de la Fed contre des USD craquants. Outre le fait que cet accord permet de contourner les réticences de l’Allemagne, qu’est-ce que cela apporte en plus ou en moins à la situation de la zone euro en pleine crise de la dette souveraine ?  

 

Un accord qui permet de contourner les réticences de l’Allemagne

Quelle solution faut-il mettre en place pour résoudre en Europe la crise de plus en plus aiguë de la dette souveraine ? De nombreuses thèses se sont affrontées ces derniers temps : celle de la France appuyée par les pays de l’Europe du Sud, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis consiste en une mutualisation de la dette via la BCE. En clair, il s’agit de faire évoluer les statuts de la BCE pour en faire un prêteur de dernier ressort, prêt à acheter autant que nécessaire les obligations des Etats européens en difficulté sur le marché primaire comme secondaire. C’est de toute façon ce que font la Fed, la Bank of England comme la Banque centrale du Japon depuis le début de la crise. A partir du moment où les marchés auront la certitude que les banques centrales sont prêtes à leur faire concurrence sur le marché des obligations publiques aussi loin qu’il le faudra, ils perdront automatiquement la propension à spéculer sur lesdites obligations et à faire du chantage aux Etats, pensent aujourd’hui nombre de spécialistes. Théoriquement, cela se tient. C’est même la seule voie, paraît-il, si l’on en croit Jacques Attali : « Si elle [l’Allemagne] refuse d’accepter le chemin étroit qui passe par le rachat par la BCE des obligations arrivées à maturité, suivi de l’émission d’une dette souveraine européenne, remboursée par deux points de tva européenne et d’une réforme des traités permettant de mieux contrôler les laxismes des uns et les égoïsmes des autres, la catastrophe aura lieu ». Mais ce n’est qu’une mesure conservatoire, et elle ne permet de gérer que la conjoncture, alors que les véritables problèmes des économies du Nord en difficulté sont structurels. Toutefois, les Etats et l’Union ayant besoin de calme et de temps pour mettre en place les réformes structurelles souvent drastiques et impopulaires nécessaires au redressement des économies, la stratégie ci-dessus, dite de la planche à billets, peut permettre d’acheter l’un et l’autre. Mais cela présente des risques que l’Allemagne pour l’instant n’est, semble-t-il, pas prête à prendre.  

 

En effet, plus les banques centrales injectent des liquidités dans l’économie, plus l’offre de monnaie en excède la demande et fait baisser mécaniquement la valeur de celle-ci, avec pour conséquence éventuelle la montée des prix. C’est cette perspective d’une possible inflation susceptible de fragiliser le pouvoir d’achat et donc la consommation qui fait reculer l’Allemagne. Une Allemagne qui n’a pas oublié la méga inflation des années 20 au cours de laquelle il fallait transporter une brouettée de deutschemarks pour acheter une baguette de pain. De l’avis de Jacques Attali, une telle crainte est infondée, le niveau de chômage actuel prévenant un risque  quelconque d’inflation : « Elle croit à tort qu’un soutien provisoire de la BCE à la liquidité des banques et des Etats européens entrainerait une inflation massive, qui ruinera ses vieux, majoritaires , alors qu’il ne peut y avoir d’inflation massive quand le chômage est aussi élevé et quand la financiarisation de l’économie freine la transmission de la monnaie vers l’économie réelle ». Il reste pour l’Allemagne à se convaincre de la pertinence d’une mutualisation de la dette européenne à l’heure actuelle. Quel intérêt les Allemands auraient-ils à garantir sur leurs impôts la charge des dettes grecque, italienne, espagnole, portugaise, irlandaise… et plus encore, la grande partie de celles-ci, alors qu’ils n’ont aucune garantie d’une telle mutualisation permettrait véritablement de sortir ces pays de la crise actuelle ? Il faut rappeler que selon les statuts de la BCE, chaque Etat membre y est engagé au prorata de la quote-part de son PIB dans le PIB de la zone euro. En cas de défaut d’un ou de plusieurs pays de la zone euro et dans l’hypothèse où les dettes de ceux-ci seraient garanties par la BCE, l’Allemagne aurait ainsi la plus importante partie desdites dettes à payer. En contrepartie, si l’Europe sort de la crise, elle serait la principale gagnante : « Elle est le premier bénéficiaire de l’Union européenne , qui a financé en partie sa réunification, et lui a permis de gagner près de 15 points de parts de marché à l’intérieur de la zone euro et de devenir le premier pays exportateur de produits agroalimentaires en recrutant du personnel venu de l’Est de l’Europe au tarif de ces pays ». On n’aurait pas tort de dire que cela tourne au chantage. Toutefois, cette solution serait-elle viable dans le contexte actuel de laxisme qui caractérise les gouvernements européens pris entre l’étau des marchés et la pression de la rue ? Il y a un doute raisonnable sur la question. Comment concilier ces deux positions ?

 

En réformant le traité de Maastricht pour renforcer la cohésion politique et surtout budgétaire de l’Europe dans le sens d’un plus grand fédéralisme et d’un contrôle-sanction plus étroit : il faut un véritable capitaine à bord du bateau européen. Mais cela prendra du temps : pour convaincre les réticents, et pour négocier de nouveaux accords. Et du temps, l’Europe sous pression n’en a pas. Toutefois, il est possible d’en acheter, à condition que le prix n’en soit pas trop élevé. Le FESF a été de ce fait une première tentative dans ce sens. Les signaux émis par les Européens en direction d’éventuels clients de ce fonds n’ont pas été suffisamment positifs : le FESF a donc jusqu’ici fait long feu. Aussi fallait-il trouver autre chose. Quelque chose de plus commode à mettre en œuvre sans bousculer les susceptibilités des uns et des autres, notamment des Allemands. L’accord actuel des banques centrales mondiales fera-t-il l’affaire ? A quel prix ?

 

La carte de la Fed : Une solution à court terme certes, mais économiquement et politiquement fort coûteuse pour l’Europe

La réserve fédérale américaine pourrait donc être dorénavant le prêteur en dernier ressort de l’Europe. Elle ne manque pas de ressources pour ce faire : il lui suffit d’actionner sa planche à billets et une pluie de dollars tout craquants ira arroser l’Europe. Depuis 2008, elle déverse dans l’économie américaine 1000 milliards de dollars supplémentaires tous les sept mois et demi, des dollars sans aucun rapport avec l’activité économique. La BCE se chargera le cas échéant uniquement de l’intermédiation auprès des Etats demandeurs. Qu’est-ce que cela changera à la situation actuelle ?

 

Une seule chose sans doute importante, ce ne sera pas la masse d’euros qui augmentera dans les circuits économiques mais celle des dollars. Cela réduit le risque d’une dépréciation incontrôlable de l’euro, un risque que les Allemands ne sont pas encore prêts à prendre. Mais la BCE sera tout de même mise à contribution dans l’opération. Un montage quelque peu bancal, il faut bien le dire. Pourquoi la Fed n’interviendrait-elle pas directement en achetant les obligations des Etats nécessiteux sur le marché financier ? Parce que la seule garantie de ces Etats ne suffirait pas, ne rassurerait. En d’autres termes, il s’agit d’une tentative de faire accepter d’une main à l’Allemagne ce qu’elle refusait de l’autre. Une solution finalement d’une originalité douteuse. Même si un tel avait ses chances, il coûterait cher à l’Europe.

 

Economiquement d’abord, il va de soi. L’opportunité ainsi offerte risquerait fort bien, surtout devant la pression des rues à laquelle les gouvernements doivent faire face dans les mois voire les années à venir dans le cadre de la mise en œuvre des réformes structurelles nécessaires à l’assainissement de leurs finances publiques, d’éroder la volonté d’appliquer strictement les plans de rigueur. Le discours de l’urgence qui en appelle à adopter la première solution venue sans bénéfice d’inventaire et avant toute précaution n’est pas fait pour encourager la partie allemande. Si cette approche l’emporte à la longue, le plafond de la dette souveraine pourrait bien, comme dans le cas des Etats-Unis, exploser littéralement dans la zone euro et hypothéquer les chances de sortie de crise. D’après une étude réalisée par Fondapol[1], « Les économies avancées sont confrontées à un accroissement sans précédent de leur endettement public. Celui-ci a été accru de plus de 10.000 milliards de dollars depuis 2008 dans l’Organisation de coopération et de développement économique et pourrait représenter 100% du PIB agrégé de ses membres à l’horizon 2012 ». A ce moment-là, si la reprise économique n’a pas commencé, l’on aura franchi le seuil d’efficacité marginal de la monétisation de l’économie, et le risque d’effondrement ne pourra que se réaliser. Saura-t-on ou pourra-t-on s’arrêter à temps ?

 

Politiquement, l’Europe qui émergera de cette crise ne sera plus européenne qu’en apparence. En réalité, elle se sera vendue corps et biens à ses créanciers dont les plus importants seront Américains. Il suffit de se poser la question : ces dollars que la Fed va mettre généreusement à la disposition des Européens, à qui appartiennent-ils ? A celui à qui appartient la Fed, c’est-à-dire aux grandes banques privées américaines propriétaires des douze réserves fédérales régionales des Etats-Unis (Cf. l’article « Une nébuleuse manipule-t-elle dans les coulisses de la crise mondiale ? » sur le même blog). Vous y retrouverez sans faute JP Morgan, Goldman Sachs, Barclays, Morgan Stanley… Déjà à ce stade de la crise elles sont en mesure d’imposer leurs hommes à la direction de l’Europe : Monti, Papadémos, Draghi, Barroso… Qu’est-ce que ce sera quand elles auront toutes les clés des coffres-forts de l’Europe ? Je vous laisse le soin de vous représenter la réalité. Finalement, il y a des chances pour que cette crise, si elle est finalement jugulée à certaines conditions, ait été pour ces banques une opportunité plus qu’une menace.



[1] Fondapol, « Qui détient la dette publique », avril 2011



02/12/2011
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