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Affaire Obono, Valeur Actuelles et Eric Zemmour : esclavage, racisme, idéologues et fanatiques

Par Roger Kaffo Fokou, https://demainlafrik.blog4ever.com/

 

Ce 31 août 2020 sur CNews, en la regardant face à Eric Zemmour, je me suis demandé si Christine Kelly la ravissante était plus à plaindre ou à admirer. Parmi les sujets à aborder sur « son » plateau, il y avait en effet celui de la représentation de Danièle Obono en esclave sur la couverture et dans le roman de l’été de Valeurs Actuelles. S’agissait-il ou pas de racisme, et ce choix de la part de Valeurs Actuelles est-il défendable ?

 

De la part de Christine Kelly, aborder un tel sujet revenait à faire du funambulisme au-dessus du Grand Canyon en quelque sorte. Le plateau qu’elle est supposée diriger est tellement, si outrageusement dominé par Eric Zemmour qu’en cas de plongeon, elle savait que personne ne voudrait ou n’oserait lui tendre la perche. Mais elle s’est tout de même lancée, avec la certitude du vide sous ses pieds. Courage donc, indiscutablement. Mais peut-être aussi un zeste de masochisme ?

 

C’est très difficile aujourd’hui de parler du racisme quand on est Noir. C’est comme, dans mon pays et toutes proportions gardées, parler du tribalisme quand on est bamiléké, une étiquette qui comme l’autre ne renvoie concrètement à rien, quelle coïncidence ! Quand en plus le statut institutionnel vous oblige, comme dans le cas de Madame Kelly, toute noire que vous êtes visiblement et sans aucune possibilité de le déguiser, à jouer l’objectivité, il n’y a rien de plus cauchemardesque. Devenant bon gré mal gré juge et partie, comment voulez-vous, pouvez-vous échapper au soupçon ? Et tout cela, Eric Zemmour le savait ce soir du 31 août 2020 en prenant son « siège » avec un sourire de contentement. Il avait en face de lui une Christine Kelly pieds et poings liés, plutôt plusieurs fois liés qu’une. Et il ne lui a pas ménagé ses coups, quelle élégance ! C’était aussi une autre forme de courage, tout bien pesé, que la liberté à laquelle nous tenons tous tant aujourd’hui autorise de choisir : jouir sans vous poser de questions de l’avantage des armes que vous donne le sort, si insolent soit-il.

 

Eric Zemmour est un personnage – dans tous les sens du terme – intelligent, subtile même, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Il est en plus cultivé. Mais il est en même temps un idéologue, paradoxalement. On sait qu’il y a quelque chose de totalitaire dans toute idéologie. C’est pourquoi il est difficile, délicat pour le moins, d’être intelligent et idéologue concomitamment, parce que ce côté totalitaire inhérent à toute idéologie défie l’intelligence et lui répugne à la fois.

 

Le sujet du jour, le caractère raciste ou pas des choix de Valeurs Actuelles, a vite été détourné pour un ou deux autres, plus commodes sans doute : esclavage et satire. L’esclavage comme la satire, que je sache, n’ont rien d’intrinsèquement raciste ou racialiste.

 

D’un côté, l’on a l’esclavage, une pratique sociale qui a eu cours sous toutes les latitudes à toutes les époques, et dont les bourreaux comme les victimes se sont recrutés dans toutes les communautés. Le statut d’esclave est d’ailleurs à rapprocher de celui de serf, et la différence entre les deux n’est fondamentalement pertinente que dans le degré d’étroitesse du joug dont on affuble les victimes de l’un et de l’autre. La Boétie parlait de « servitude volontaire », un concept qui est plus moderne qu’on ne le croit ; et quand on l’a bien compris, il peut être véritablement ridicule de chercher les esclaves seulement dans le  passé, ou seulement dans certaines aires géographiques du monde. Montrer donc Mme Danièle Obono en esclave dans l’Afrique du XVIIIe siècle, c’est faire avant tout preuve soit d’inculture, soit de malveillance intentionnelle. Madame Obono est, d’une certaine façon et comme beaucoup d’entre nous qui l’ignorent, encore esclave ou tout au moins serve, dans la France d’aujourd’hui, et pas fondamentalement du fait de la couleur de sa peau ni de ses origines africaines. Il est évident que La Boétie ne s’adressait pas aux Noirs ni aux Africains exclusivement, peut-être ne s’adressait-il même pas du tout à eux. Madame Obono est en même temps victime des préjugés d’imbéciles, d’idéologues et de fanatiques, ces gens que Sartre aurait classés dans la catégorie des « salauds ». Arrêtons-nous un instant sur la traite négrière en rapport avec le fait raciste.

 

Pourquoi parle-t-on autant de la traite négrière transatlantique qui n’a duré qu’environ 4 siècles (14 millions d’individus concernés selon certains spécialistes), alors que la traite négrière orientale a duré du VIIe siècle au début du XXe siècle et aurait concerné plus de 17 millions d’individus ? Phénomène de fixation ? Pourquoi ne parle-t-on pas beaucoup de la traite intra-africaine dont on dit qu’elle a concerné près de 11 millions de personnes ? Ignorance ? Refus de se dévisager dans le miroir ? Rien de tout cela à mon avis. Parce que le problème n’a jamais été l’esclavage en tant que tel, intrinsèquement, je veux dire la mise en esclavage pour parler autrement : l’esclavage a existé dans toutes les sociétés à toutes les époques, sous diverses formes, ouvertes et brutales, discrètes ou secrètes et hypocrites. Le servage, la servitude pour dettes, n’ont disparu d’Europe que très tardivement, en Russie à la fin du XIXe siècle. Et ces pratiques, sur ces continents, ne concernaient pas les Noirs : c’était une affaire d’Européens entre eux.

 

La traite négrière transatlantique a choqué davantage, pour au moins deux raisons : premièrement, elle s’est faite sur le mode industriel, un peu comme la shoah (on voit comment, en peu de temps, après avoir quasiment exterminé les autochtones d’Amérique, les Européens s’en sont servis pour saigner à blanc le continent africain (14 millions d’individus – beaucoup plus selon d’autres estimations – en tout juste quatre siècles). En ce sens, elle est véritablement fille de notre époque capitaliste et industrielle. Deuxièmement, la traite négrière transatlantique a été la seule à vouloir se justifier, et à se fonder sur le racisme. Parce que l’Europe prétendait détenir plus que quiconque les lumières de la vérité notamment à travers la révélation chrétienne, ou de la raison à travers une longue tradition spéculative, il lui a fallu justifier l’infamie de la traite négrière, et personne ne le lui demandait à part sans doute sa conscience torturée. La Grèce ou la Rome  antiques, préchrétiennes, n’eussent pas eu besoin de se justifier dans la même situation ; les civilisations orientales n’ont jamais eu besoin de le faire, de même que les potentats africains de toutes les époques n’ont jamais vu la moindre raison de le faire. Le lien entre esclavage et racisme est donc spécifiquement européen, occidental, chrétien. Et là, on retrouve l’essentiel du référentiel utilisé par Valeurs Actuelles pour son roman de l’été sur Madame Obono.

 

De l’autre côté, la satire est un outil artistique, très usité en littérature à toutes les époques, contre tout et tous. La satire, railleuse, ironique, caustique, sarcastique, vitriolée, comme procédé artistique, peut s’attaquer à tout, à tort ou à raison, à partir du moment où l’art revendique sa liberté par rapport à la morale. Elle ne devient pas raciste parce qu’elle s’applique à un Noir ou à un Juif ou à un Chinois. Dans Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire dessine à grands traits caricaturaux un nègre qu’il rencontre dans un tramway parisien :

 

« Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre. C'était un nègre grand comme un pongo qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway. Il essayait d'abandonner sur ce banc crasseux de tramway ses jambes gigantesques et ses mains tremblantes de boxeur affamé. Et tout l'avait laissé, le laissait. Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait sous l'action d'une inlassable mégie. Et le mégissier était la Misère. Un gros oreillard subit dont les coups de griffe sur ce visage  s'étaient cicatrisés en îlots scabieux. Ou plutôt, c'était un ouvrier infatigable, la misère, travaillant à quelque cartouche hideux. »

 

Pour Césaire, le nègre du tramway, aussi comique et laid soit-il, n’est pas « le » nègre, comme a contrario Madame Obono pour Valeurs Actuelles est « l’Africaine ». Sa misère, bien présente, suffit à lui tisser la toile de sa vie singulière de malheurs sur le fond desquels il apparaît difforme, laid, comique et pitoyable. Le social ici l’emporte largement et ostensiblement sur le biologique. En plus, l’on est vraiment en pleine fiction.

 

N’empêche que Césaire s’est moqué de ce nègre, réel ou imaginé : il l’a rendu ridicule, ou bien, il a montré par quel côté il apparaissait ridicule.  Etait-ce une faute ? Peut-être mais certainement pas un délit de racisme. Eric Zemmour, lui, ne douterait pas : il n’y avait là aucune faute : « On a le droit de se moquer de tout le monde en France », assène-t-il. En France ? Pour sa gouverne, j’aimerais lui dire que même dans mon pays qui n’est pas la patrie des droits de l’Homme ni ce que l’on pourrait appeler une démocratie même dans sa version édulcorée dite libérale, on se moque parfaitement de tout le monde tous les jours de l’année sans que qui que ce soit crie au racisme ou au tribalisme ou à quoi que ce soit d’autre. Sachons donc rester dans le sujet. Zemmour va même un tantinet plus loin dans l’amalgame : « Non seulement, dit-il, on a le droit de critiquer Mme Obono, mais on a le devoir de combattre Mme Obono ». « Moquer » et « critiquer » sont-ils synonymes ? Peut-être des cousins issus de germains.  Admettons, pour les besoins de l’analyse, ce « droit de se moquer de tout le monde », et voyons si dans l’usage qu’en a fait Valeurs Actuelles, et que défend Eric Zemmour, il n’y a pas eu usage abusif de ce droit.

 

Pourquoi, de toutes les formes d’esclavage dont elle a pu être directement ou indirectement victime Mme Obono a-t-elle été identifiée à celle qui la relie à la couleur de sa peau et à ses origines africaines ? En choisissant ces liens, plutôt que de s’adresser à Mme Obono, Valeurs Actuelles ne s’est-il pas adressé à une couleur de peau et à un continent ? Ne peut-on en dire autant de Zemmour s’adressant malignement à Christine Kelly ? On a pu remarquer que sur le plateau, celle-ci a été la seule à s’être sentie véritablement mal à l’aise face à Zemmour, parce qu’elle était également la seule à pouvoir se glisser dans le costume du personnage pseudo fictionnel créé par Valeurs Actuelles. Mais ne sommes-nous pas en train de passer à côté de quelque chose de plus important ? Quoi donc ? Avant de répondre à cette question, une mise au point s’impose : je ne défends pas ici Mme Obono. Parler, comme elle l’a fait dans son tweet, « d’homme blanc de droite » à propos de M. Castex, c’est inverser le racisme en croyant le combattre, un peu comme on dirait aux Etats-Unis que Trump Donald est un white anglo-saxon protestant, avec toute la charge que porte cet identifiant. Qu’est-ce que cela implique pour Mme Obono, le fait d’être « homme blanc de droite » ? Cette chose-là serait-elle valable pour tous les hommes blancs de droite ? J’en doute. C’est toujours dangereux d’avoir l’amalgame facile, et ce serait forcément blâmable. Que cela ne nous éloigne toutefois pas du sujet.

 

Et si la couleur de peau de Mme Obono n’était pas réellement ledit sujet mais uniquement le fait qu’elle soit d’origine africaine ? Il y a, dans l’esprit de certains, une adéquation douteuse qu’il faut déconstruire : l’esclavage, tel que défini et pratiqué généralement, celui des traites diverses, a concerné tous les continents à une époque ou à une autre, et donc a permis aux uns de vendre leurs frères, sœurs, enfants… aux autres de les utiliser comme main d’œuvre servile et à bas coût. Cette pratique, en Afrique comme ailleurs, n’a jamais concerné tout le monde, et de toutes les façons, très peu sont ceux qui peuvent affirmer catégoriquement n’en être pas concernés. C’est une pratique tellement ancienne que certains, qui se vantent de descendre d’hommes et de femmes libres, pourraient, si leur arbre généalogique était convenablement scruté, s’étonner d’y décrocher quelques esclaves ou tout au moins des serfs. D’où vient donc que pour certains « Africain » et africain seulement  signifie automatiquement « ancien esclave » ? Déficit de culture ? d’intelligence ? Obono l’Africaine aurait tout aussi bien pu être la reine de Saba éblouissant de ses richesses la cour de Salomon qui n’était pas lui-même un souverain pauvre, ou Néfertiti la reine d’Egypte. On voit en quoi il eût été plus professionnel de la part de Valeurs Actuelles d’enquêter sur le passé de Mme Obono et de ses ancêtres pour voir si elle ne descend pas d’une lignée d’esclaves, et le cas échéant, le titre de la nouvelle eût plus judicieusement été « Obono l’esclave » et non « Obono l’Africaine ».

 

Est-ce qu’en tant que Noir je me sens insulté par les élucubrations de Valeurs Actuelles ou les dérives idéologiques d’Eric Zemmour ? Très loin de là. Je n’ai jamais cru aux infériorités ou supériorités intrinsèquement liées à la couleur de la peau. Est-ce que comme Africain je me sens blessé ? Non plus. L’Afrique a ses plaies, qu’il faut soigner. On s’y attèle, cela prendra certainement du temps, mais on y arrivera. Rira bien qui rira le dernier, dit-on souvent. Il n’y a pas si longtemps de cela, la Chine, malgré la mise en garde claire de Peyrefitte entre autres, n’était qu’une sorte de « laughing stock ». Elle fait moins rire aujourd’hui.

 

Mais Monsieur Zemmour est un homme inquiet et triste, même s’il semble avoir le sourire facile ; à tort ou à raison, il est un homme profondément inquiet et triste. Il se verrait bien en Jean le Baptiste. Il croit pouvoir se sentir en sécurité derrière un ou des murs, que l’on refuse d’édifier malgré ses objurgations. L’inquiétude, quand elle est trop profondément enfoncée, s’attaque à la racine de l’intelligence et peut la réduire à néant. Je ne me sens pas le droit d’avoir pitié ou de me moquer de Zemmour, parce que, disait Césaire, « Un homme qui souffre n’est pas un ours qui danse ». J’ai le sentiment que Christine Kelly peut devenir papesse, assimiler le meilleur de la culture gauloise réelle ou fantasmée, elle représentera toujours quelque chose de menaçant et qui restera en travers de la gorge de Zemmour tant qu’elle aura quoi que ce soit qui rappelle extérieurement ou intérieurement ses origines. En fait, quand il parle d’assimilation, Zemmour en parle comme d’un pis-aller. On imagine tout l’effort qu’il doit avoir fait et continue à faire pour ne plus être lui-même, parce que, si votre passé cesse d’être en vous, vous cessez d’être vous-mêmes et vous n’avez plus d’avenir. C’est d’ailleurs la thèse que défend Zemmour, comme quoi on peut appliquer à de vrais problèmes de mauvaises solutions. Comment défendre la France essentielle, éternelle, y compris contre les « Français de souche », sans en être soi-même, et s’il vous reste quoi que ce soit de ce qui n’est pas la France ? La pureté, disait Sartre, est une idée de moine et de fakir. J’ajouterais « et de fanatique ». Je peux, avec quelques réserves, imaginer que ce doux rêve a dû longuement hanter ce charmant Adolf. Et si vous n’êtes pas capable d’évoquer cette tragédie sans séparer Adolf Hitler de l’homme blanc de nationalité allemande, alors, de grâce, laissez en réserve votre droit de critiquer, parce que celui-ci ne peut valablement s’exercer qu’à bon escient.

 

 



09/09/2020
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