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Affaire Samuel Wazizi: quand la presse camerounaise se prononce contre la liberté de presse

Interpellé dans le cadre d’une enquête policière, puis abandonné aux mains peu délicates de la sécurité militaire dans une zone en proie à la pire forme des guerres, la guerre civile, le journaliste « anglophone » Samuel Wazizi n’aura pas tenu le choc bien longtemps. La cause officielle de son décès, une septicémie probablement généralisée, laisse subodorer des actes subis de torture d’un degré de violence physique non contrôlé, des blessures sérieuses, une négligence prolongée, puis finalement le décès inévitable.

La mort très souvent n’est rien. On finit tous par y passer. Par moments, sans cynisme aucun, on peut même dire qu’elle se charge d’un nettoyage salutaire pour la société. Mais il y a la mort qui s’impose à nous, comme une fatalité, et il y a celle que nous choisissons d’imposer aux individus, et à la société. Et puis il y a la violence. Celle consentie, de plus en plus faussement consentie, pour une cause noble ou considérée comme telle. On invoque très souvent ici la raison dite d’Etat.

Les Etats, malheureusement, sont de plus en plus incarnés par des individus qui font de leurs lois à eux, celles qui servent leurs intérêts, lesquelles sont souvent des lubies, la loi. Les Etats sont aussi, très souvent, incarnés par des groupuscules, visibles seulement par de petits bouts, comme des icebergs, de petits bouts à peu près propres, à peu près moralement acceptables, très souvent méticuleusement vernis pour apparaître tels. Des individus ou des groupuscules ostensiblement ou discrètement voire secrètement à contre-courant des intérêts généraux, communs, barricadés derrière un gigantesque appareil répressif articulé autour de forces suréquipées dites de l’ordre, d’invincibles armadas de juges stipendiés. On comprend pourquoi les Etats ont si peu de crédit populaire aujourd’hui, pourquoi les polices sont souvent perçues si violentes et sont si rejetées, pourquoi l’institution judiciaire inspire autant de méfiance au fil du temps. C’est la démocratie exilée, arrachée de ses terres et séquestrée dans les hautes sphères du pouvoir d’Etat et du pouvoir financier. Là, parée des atours d’un pouvoir illimitée parce que désormais incontrôlé, ce qui n’est plus que son ombre s’ingénie à reproduire ses rites d’antan mais ceux-ci ne produisent naturellement plus l’effet attendu. Plutôt que de la confiance, elle génère de la méfiance ; plutôt que de la sérénité, elle secrète de la violence ; plutôt que de la rationalité, elle engendre de la folie.

La presse camerounaise a surpris ce jour, du moins en grande partie, dans son traitement de l’affaire Samuel Wazizi. Samuel Wazizi était indiscutablement un journaliste, c’est-à-dire un confrère pour toutes ces personnes qui ont empâté d’encre, parfois comme de sang, les Unes de journaux qu’ils publient quotidiennement ou hebdomadairement. Quelques-uns d’entre eux se sont positionnés pour leur désormais défunt confrère, ostensiblement. Beaucoup l’ont fait contre : certains ostensiblement, d’autres discrètement, d’autres enfin secrètement mais non moins nettement, par le silence. Au total, on peut dire qu’au bureau des journalistes, de ses confrères, Samuel Wazizi a perdu très largement le vote, par 31,57% de voix pour et 68,43% contre.

Tableaux 1 : revue statistique des Unes des 19 journaux les plus lus sur la base de la mention ou pas et selon quelle forme de l’affaire Wazizi

Aucune mention

 Une principale

Une intermédiaire

Pied de Une

 

05

04 (21,05%)

02 (10,52%)

08 (42,10%)

Pour

Contre

Neutre

Pour

Contre

Neutre

Pour

Contre

Neutre

 

01

02

01

01

01

00

04

02

02

26,31%

25%

50%

25%

50%

50%

00%

50%

25%

25%

 

Tableau 2 : Synthèse :

Aucune mention

Mentions pour

Mentions contre

Mentions neutres

Total

05

06

05

03

19

26,31%

31,57%

26,31%

15,78%

100%

 

Le détail de ces statistiques est encore plus révélateur : 26,31% des journaux, soit un bon quart, n’en ont même pas fait mention à leur Une. 15,78% ont produit des titres qui se veulent neutres ou objectifs. Mais on sait que la neutralité ou l’objectivité est comme la pureté : elle n’est pas de ce monde. Et comme disait Matthieu (10 :30), « Celui qui n'est pas avec moi est contre moi, et celui qui n'assemble pas avec moi disperse.» A titre d’exemple, La Voix du Centre met en pied de Une : « Paul Biya promet une enquête », sans que l’on puisse savoir si la rédaction pense que le verbe « promettre » ici sied à la situation ou pas : aucun indice graphique. Essigan titre : « L’éclairage du MINDEF », et du coup fait basculer le sujet d’une époque révolue, celle de la probable torture et du décès du journaliste, à celle des justifications contraintes du MINDEF. Courageusement, 26,31% des journaux ont titré contre leur confrère. Trois titres ici sont emblématiques.

Pour Le Soir, le journaliste, et avec lui la victime, disparaît pour mettre en lumière le terroriste : « Soupçonné d’intelligence avec les terroristes et de complicité d’actes de terrorisme ». On peut presque croire que ce journal parle d’un vivant et non d’un homme décédé probablement dans des conditions indescriptibles. L’Epervier est surtout soucieux des « misères » de l’armée, et Samuel Wazizi se voit réduit au rôle de simple prétexte : « Le nouvel épisode de la diabolisation de l’armée ». La palme d’or revient incontestablement au « bien nommé » La République. Pour cette parution en effet, l’affaire est déjà jugée et classée, et naturellement la culpabilité de Samuel Wazizi ici ne fait l’ombre d’aucun doute : « Récupération nocive du décès d’un terroriste notoire ». Même le terme « décès », qui ailleurs ne ferait pas lever un sourcil, ici prend un relief particulier : il dédouane définitivement quiconque se trouvait accusé, et banalise ce qui pouvait passer pour un événement. Au sortir de cette revue des grandes « Unes », on est tenté de s’exclamer : pauvre Samuel Wazizi ! Sauf que ce serait une erreur totale de perspective.

La mort de Samuel Wazizi en effet ne pose pas seulement ni avant tout le problème du destin singulier d’un citoyen, journaliste par-dessus le marché, face à la terreur d’Etat et l’horreur de la guerre, dans un espace politique qui revendique, souvent à cor et à cris, son statut démocratique. Il pose le problème de l’état des libertés individuelles et collectives dans un Etat censé être démocratique ou en voie de démocratisation, face à la décomposition ou à la trahison d’un contre-pouvoir généralement considéré comme le gardien des libertés : le pouvoir médiatique. Cette interrogation est d’autant plus lancinante que la victime se trouve être ici un membre, éminent ou pas, de ce corps de métier.

Il fut un temps où la presse, les mass-médias en général, étaient considérés comme le quatrième pouvoir, mais surtout comme un contre-pouvoir. En ce sens-là, ils avaient le statut prestigieux de gardiens de la démocratie, c’est-à-dire des libertés individuelles et collectives. Conséquemment, dans un pays comme les Etats-Unis d’Amérique, le premier amendement de la Constitution lui était comme naturellement consacré, et protégeait-il, nettement et définitivement, parmi un faisceau de libertés, celle de la presse : « Le Congrès n'adoptera aucune loi relative à l'établissement d'une religion, ou à l'interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d'expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d'adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis. » A l’époque, les mass-médias étaient généralement un pouvoir en face du pouvoir. Aujourd’hui, ils sont au pouvoir, de plus en plus ; ils sont même quelquefois le pouvoir, et ne le cachent même plus quelquefois, suprême ironie. Et avec leur nouveau statut, ils héritent de tous les vices du pouvoir d’Etat. Heureusement, dans cette dérive, il reste encore quelques mousquetaires : Athos, Porthos, Aramis, d’Artagnan et consorts, peu importe leurs noms.

 

Roger Kaffo Fokou

 



08/06/2020
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