APPEL AUX ENSEIGNANTS ET A LEURS SYNDICATS
Fédérer toutes les énergies au sein des syndicats pour combattre et battre le néocolonialisme, afin que le pays, libéré, se mette à la reconstruction de la nation camerounaise.
Lorsque vous m’avez fait l’honneur, camarades, de me proposer de me pencher sur cette réflexion dans le cadre de ce congrès, j’ai d’abord songé à l’époque que nous vivons dans le pays qui est le nôtre. C’est une époque singulière dans un pays singulier. Il est cependant plus difficile de dire pourquoi l’époque est singulière, et singulièrement plus aisé de dire en quoi le pays l’est, ne serait-ce que parce que ses citoyens l’appellent de plus en plus « le continent ». Le monde ne cesse jamais de changer, et ce mouvement perpétuel se heurte invariablement au rocher de nos conservatismes avant de le transcender. Mais soit l’on s’accroche à ses habitudes (on est alors des « cons » ou des « néocons ») et meurt avec son temps, soit l’on s’adapte au changement pour survivre aux temps nouveaux.
Le syndicalisme, on ne le dit jamais assez, est une invention géniale du XIXe siècle qui a permis aux travailleurs en Occident – ceci n’est pas un détail - de faire le deuil des compagnonnages et corporations hérités du Moyen-âge. La révolution industrielle, si bien entrevue en Europe par Cervantès dans son Don Quichotte au début du XVIIe siècle, n’avait pris qu’un siècle et demi pour s’imposer et, dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’ancienne organisation du travail datant du XIe siècle avait disparu corps et biens. Les travailleurs occidentaux n’eurent dès lors d’autre choix que de mettre à jour leur « logiciel » de défense, pour utiliser un concept moderne ; et cela donna le mouvement syndical dont on parle aujourd’hui comme s’il avait toujours existé. Ce nouvel outil, parce qu’adapté à la nouvelle donne, permit aux travailleurs d’obliger le grand capital au compromis, à tenir compte d’eux dès le milieu du XXe siècle mais à la suite de rudes batailles il va sans dire, et d’entrer ce faisant dans le « paradis des 30 glorieuses ». L’époque dans laquelle le monde entre avec nous n’a plus rien à voir avec celle de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle.
La révolution informatique, en effet, a depuis longtemps remplacé la révolution industrielle. La machine n’est plus la brute mécanique, le dinosaure qu’elle était. Elle devient chaque jour plus intelligente, plus « futée » ou « smart », dirait-on, et cela change radicalement la nature de l’industrie, des relations de travail, du rapport des individus et des groupes au travail. La révolution informatique est une mutation plus qu’une révolution : elle ne nous ramène pas au point de départ, elle nous fait changer d’univers. Le monde du travail, labouré dans ses profondeurs par ce « média chaud » au sens que Marshall Macluhan donnait à ce concept, se fragmente, s’atomise, isole les travailleurs dans une infinité de petites spécialités, les confine dans des espaces exigus et les coupe les uns des autres, rendant plus difficiles les possibilités pour eux de se rencontrer, de travailler ensemble, de manger ensemble, de lutter ensemble, en tout cas d’agir ensemble et physiquement aux mêmes endroits. Et ce nouveau monde, parce qu’il assiste à la privatisation du travail après celle, hier, de l’outil de travail, est en train d’accoucher d’un monstre hideux : le chômage de masse. Que dis-je le chômage ? Un monde sans travail plutôt. Défendue par de plus en plus de gens, l’idée d’un « revenu universel » pour parer à ce désastre annoncé fait son chemin. Le syndicalisme ferait bien de songer sérieusement à cette mutation en téléchargement, pour son avenir.
Quant au pays qui est le nôtre, dans la mondialisation aujourd’hui en difficulté, il n’a jamais été que la périphérie de la périphérie. Le syndicalisme n’y a jamais obtenu ses lettres de noblesse et est resté une affaire de gueux. Il n’a toujours pas réussi à faire entrer les travailleurs locaux dans leurs « 30 glorieuses », même s’il a eu son éphémère heure de gloire, dans les années 1950 ! Nous continuons d’ailleurs à en parler avec une nostalgie larmoyante, comme de ces choses perdues dont on sait qu’elles ne reviendront plus.
Il faut en effet le souligner, à chaque fois que le syndicalisme camerounais a essayé de se mettre debout, - 1945, 1955, 1990 à 1994 – il a été écrasé, impitoyablement, par les forces coloniales avant, par les forces néocoloniales depuis les fausses indépendances de 1960 et 1961. La colonisation comme la néocolonisation, comme on le sait, camardes, ont un but commun : exploiter le travailleur pour enrichir une oligarchie capitaliste mondialisée ou locale. Le syndicalisme est donc, dans notre contexte mais dans une certaine mesure partout, et avant tout, un outil de conquête de l’indépendance économique individuelle et collective, un instrument de « désasservissement ». Lui seul peut permettre d’échapper à la « dictature du capital » et de ses auxiliaires après l’échec de la mise en œuvre politique de la « dictature du prolétariat ». Il n’y a pas d’indépendante véritable sans indépendance économique. Le syndicalisme lucide et engagé ne peut donc pas être promu par une classe politique comme celle qui nous gouverne depuis un demi-siècle, une classe politique ostensiblement assujettie aux forces néocolonialistes et capitalistes.
Quels rapports, allez-vous me demander, ce long développement entretient-il avec le thème de ce congrès ? J’espère que la suite de mon propos va pouvoir répondre clairement à cette interrogation légitime. Pour commencer, j’aimerais me réjouir de ce que ce thème, fort heureusement, et ne vous offusquez pas prématurément de cet adverbe, ne parle pas des conditions de vie et de travail ; parce que, à mon avis, il va de soi qu’un syndicat lutte forcément pour de meilleures conditions de vie et travail des membres de la profession qu’il défend. Le dire peut être utile, mais n’en reste pas moins un pléonasme. Ces conditions, toutes matérielles, sont certes importantes en tant que moyens, mais moyens pour une fin plus élevée : l’Homme. Le syndicalisme est fondamentalement un humanisme.
Le thème de ce congrès, camarades, souligne deux concepts clés : le concept de « fédération » et celui de « reconstruction nationale ». Fédérer pour reconstruire la nation, pour être concis et précis. Le concept de « reconstruction nationale », dans notre contexte, se situe au bon niveau stratégique, à condition que l’Homme soit au cœur de cette reconstruction. C’est donc un thème ambitieux, digne d’une génération lucide qui, malgré le brouillage des repères et les « enfumages » divers, a su découvrir sa mission, et est décidé à ne pas la trahir, pour emprunter les mots à Frantz Fanon. Mal choisir les mots, disait Albert Camus, peut ajouter aux malheurs du monde. Mais l’on peut bien choisir ses mots et leur donner de mauvais contenus : on ne sera pas dès lors plus avancé. Aussi avons-nous voulu nous astreindre à plus de circonspection. Reconstruction nationale ou construction nationale ? Cela dépend de l’idée qu’on se fait du concept de « nation ».
Dans certains pays, la nation a précédé l’Etat ; dans d’autres, c’est l’Etat qui a bâti la nation. Le Cameroun est une véritable mosaïque ethnique, culturelle et linguistique. On disait naguère avec fierté « l’Afrique en miniature », usant alors d’une métaphore technologique très en avance sur l’époque. C’est peut-être peu ou prou la situation de la plupart des pays africains dessinés selon les principes de la conférence de Berlin de 1884. De façon toute particulière ici, la diversité ethnique, au lieu de recouper, se complique de la diversité culturelle et d’une double couche de diversités linguistiques. Au Sénégal, l’unité religieuse autour de l’islam (religion de 95% des Sénégalais) a pu unir les différentes ethnies (déjà fort peu nombreuses en comparaison du Cameroun) et ouvrir la voie à l’unité linguistique autour du Wolof. Mais est-ce bien cela, le moteur fondamental de la construction de la nation sénégalaise qui apparaît à bien d’égards aujourd’hui comme un exemple à suivre ? La Somalie est à 94,4% peuplée de l’ethnie Somalis, tous musulmans et parlant tous le somali ; mais c’est un pays extrêmement divisé, instable, en guerre depuis la chute de Siad Barré en 1991, et en pleine mutilation. La Somalie est-elle une nation ? Qu’est-ce donc qu’une nation ?
La question paraît très simple. Il faut pourtant se défier de cette simplicité. Sur le seuil de sa conférence de 1882 sur le concept de « nation », Ernest Renan met en garde son auditoire : « Je me propose d'analyser avec vous une idée, claire en apparence, mais qui prête aux plus dangereux malentendus ». La question est donc sensible parce que, malheureusement, comme au temps de Renan et malgré la mise en garde de ce dernier, on continue à confondre à la nation soit l’ethnie, la langue, la religion, soit la géographie. Et du coup, si nous prenons l’hypothèse de l’ethnie, notre Etat multi-ethnique devient un Etat multinational. Certains veulent d’ailleurs la fédéraliser sur la base de ce malentendu sémantique. Une fois encore, Renan nous met en garde : « La vérité, dit-il, est qu'il n'y a pas de race (d’ethnie[1]) pure et que faire reposer la politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère. » D’autres sur une base linguistique, y compris des langues d’emprunt.
Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne parlent la même langue, mais ne forment pas une même nation ; il en est de même du Portugal et du Brésil, entre autres. Fonder la nation et donc l’Etat camerounais sur l’ethnie ou la langue remettrait en question nos frontières sud avec le Gabon et la Guinée Equatoriale, Est avec la République Centrafricaine, Nord avec le Nigeria, le Niger et le Tchad, Ouest avec le Nigeria. Et de toutes les façons, la Somalie, si unie sur les plans ethnique, linguistique et religieux, a bien trouvé le moyen d’éclater sur des bases sub-ethniques, claniques. Réduite au clan, la nation clanique trouverait encore à se diviser sur une base familiale. On peut résumer ceci en disant qu’une nation n’est prisonnière ni de l’ethnie, ni de la langue, ni de la religion, ni de la géographie[2]. Qu’est-elle donc ?
Ma proposition est simple : une nation est une volonté inscrite dans une histoire, mais une histoire vécue en commun, par des hommes libres ou libérés[3]. Renan dit d’ailleurs la même chose avec d’autres mots : « Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. » Lier nation et histoire, c’est dire que la nation n’est pas une chose naturelle ; c’est dire que si la nation n’est construite, elle n’existe pas. Renan, encore lui, avec le sens de la formule qui est partie de son génie, le dit en des termes que nous devrions méditer : « Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. »
L’histoire de notre nation camerounaise commence avec la pénétration coloniale en Afrique et les résistances que celle-ci occasionne. Des souffrances endurées dans le cours de ces résistances naissent un embryon d’âme nationale et de nombreux héros. Quelques-uns des héros de ces résistances sont connus, et font la fierté de tous les Camerounais, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest : Douala Manga Bell, Martin Paul Samba... Beaucoup sont encore méconnus : le roi Asonganyi de Fontem, le fo Nzü Juoh de Babadjou, le roi Lock Priso Bell de Bonabéri, le lamido Mohama de Tibati... La lutte pour l’indépendance génère d’autres souffrances et d’autres héros communs : Ruben Um Nyobé, Ouandié Ernest, Osendé Afana, Roland Félix Moumié, Kingé Abel... Beaucoup de ces derniers, les plus grands souvent, sont des syndicalistes. Emergeant dans l’opinion nationale à un moment où les Africains comme les autres pays du Tiers-monde[4] revendiquent leurs indépendances, ces syndicalistes vont tout naturellement se retrouver en politique et fonder l’Union des Populations du Cameroun (1948), le parti nationaliste camerounais dans lequel vont se battre pour la liberté les Camerounais de toutes les ethnies, de toutes les langues, de toutes les religions. Ce projet nationaliste, fondé sur la prise de conscience d’une génération qui a elle aussi trouvé sa mission, ce projet nationaliste façonné dans le creuset de l’Union des Syndicats Confédérés du Cameroun (USCC), est assassiné dès 1955[5] par le colonialisme et remplacé par un projet néocolonial à partir de 1957-1958. Le programme de ce nouveau projet est connu, et il n’a pas varié à ce jour : détruire le syndicalisme national ou le vassaliser ; diviser les Camerounais sur toutes les bases : ethniques, religieuses, linguistiques, pour en faire une multitude de petites entités communautaires dressées les unes contre les autres. L’une des conséquences de ce travail de sape acharné est le conflit meurtrier du NOSO dû aux frustrations qui favorisent l’émergence chez certains de nos frères anglophones la volonté de se séparer pour former une autre entité étatique.
J’aimerais, tout en m’excusant d’avoir été long, revenir au thème de ce congrès pour conclure. Fédérer pour la reconstruction nationale, c’est à un premier niveau mettre nos syndicats ensemble au sein d’une fédération ; à un niveau plus profond, c’est aligner la vision de ces syndicats et de leurs membres et sympathisants pour dire « non ! » au projet néocolonialiste qui sape les fondements de notre unité nationale, de notre vouloir vivre et agir ensemble par-delà les ethnies, les langues et les religions. C’est refuser de couper notre fédération des bases politiques qui furent celles de l’Union des Syndicats Confédérés du Cameroun. C’est faire le lien nécessaire entre la lutte pour la liberté économique, que tous reconnaissent aux syndicats, et la lutte pour la liberté politique dont certains aimeraient les priver. C’est rappeler que ce lien est de la même nature que celui qui unit l’œuf et la poule : pas de liberté politique sans liberté économique, mais également, pas de liberté économique sans liberté politique.
Ce système néocolonialiste assujetti au grand capital international qui nous dirige depuis plus d’un demi-siècle ne respectera jamais nos libertés syndicales, parce que celles-ci sont antagonistes aux engagements qu’il a pris auprès de ses maîtres extérieurs. Cette année 2025 au Cameroun, plus que par le passé, l’occasion n’a jamais été aussi bonne de mettre en pratique le thème de congrès : fédérer toutes les énergies au sein des syndicats pour combattre et battre le néocolonialisme, afin que le pays, libéré, se mette à la reconstruction de la nation camerounaise.
Roger KAFFO FOKOU, syndicaliste et écrivain.
[1] C’est nous qui ajoutons la précision
[2] Le Cameroun allemand était presque deux fois plus étendu que celui d’aujourd’hui. Celui d’aujourd’hui n’en reste pas le Cameroun pour tout Camerounais, digne pour chacun des plus grands sacrifices.
[3] « L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre, c'est un être moral », dit Renan.
[4] La conférence de Bandung s’est tenue en 1955.
[5] La répression brutale des émeutes de 1955 et l’interdiction de l’UPC condamnée dès lors à la clandestinité et au maquis.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 55 autres membres