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Après le massacre d’Orlando, comment penser l’avenir ?

 Cette tribune, rédigée le 23-08-2011après la tuerie de masse d’Utoeya en Norvège, est plus que jamais d’actualité.

Plus que le dynamitage des services du premier ministre norvégien à Oslo, c’est surtout la boucherie d’Utoeya qui fait aujourd’hui problème. Et ce problème, on ne saurait le liquider par un simple message de condamnation et de compassion adressé aux parents des jeunes victimes. D’abord, il nous rappelle une série chaque jour plus longue de précédents et donne l’impression que ces derniers font de plus en plus tache d’huile. Il suffit en effet de remonter de 15 petites années pour voir se dérouler sous nos yeux les films impressionnants de tueries de masse sur des théâtres d’opération aussi variés qu’éloignés les uns des autres : 1996 en Australie (35 victimes), 1999 à Columbine aux USA (13 morts), 2001 en Suisse (14 morts), 2002 à Nanterre en France (8 morts), 2002 en Allemagne (16 morts), 2007 en Virginie aux USA (32 morts), 2008 en Finlande (10 morts), 2009 en Allemagne (15 morts), 2009 dans l’Etat de New-York aux USA (13 morts), 2009 à Fort Hood au Texas, USA (13 morts), 2010 en Grande-Bretagne (12 morts), 2011 à Tucson en Arizona, USA (6 morts).

Dans ce macabre chapelet qui est loin d’être exhaustif, les bourreaux appartiennent à toutes les classes d’âge en commençant par de jeunes lycéens, à des catégories professionnelles tout aussi variées ; les victimes aussi. Cela semble indiquer que lorsque se déclenche la « folie » ou la volonté meurtrière, c’est avant tout l’opportunité qui désigne les victimes, comme dans les explosions d’avions, de trains…

Ces carnages, comparés aux événements du 11 septembre 2001 ou aux exploits des kamikazes en Irak, au Pakistan et autres lieux dans un autre monde qui est au sens propre un véritable ailleurs, ne sont en fait pour les politiciens occidentaux, dixit Jean-Marie Le Pen, que de petits « accidents ».  Aussi savent-ils que l’embouteillage événementiel sur les autoroutes de l’information ne laisse à ceux-ci aucune chance de durer au devant de l’actualité. Avec les événements de Norvège, il semble toutefois que quelque chose soit en train de changer. Quoi ?

D’abord au niveau de l’échelle du massacre : plus du double du plus meurtrier précédent du genre. Il y a donc un phénomène d’escalade. En outre, le tueur, que l’on persiste à qualifier absurdement de « présumé » malgré le flagrant délit, et que l’on tente de ranger dans la catégorie passe-partout de déséquilibré, forcené, schizophrène, paranoïaque et autres, termes qui ont servi dans les cas précédents à rassurer l’opinion, a pour la première fois théorisé son acte et mis en place un mécanisme à la fois pour le défendre et en faire la promotion. La censure immédiate de ce dispositif montre bien, dans une société qui a érigé la permissivité en droit fondamental de l’homme, que la gravité de ce qui se déclenchait là n’est pas passée inaperçue.  

L’on peut s’interroger avec profit sur le temps de réaction de la police norvégienne – près de deux heures – qui paraît intolérablement long. On a seulement oublié que dans les autres cas, en commençant par le 11 septembre 2001, la même interrogation n’eût pas manqué de pertinence. Elle est en fait l’expression d’un désarroi longtemps refoulé par la nécessité de se rassurer, mais qui de plus en plus affleure. Il suffit de relire l’interrogation de Marine Le Pen : «La vraie question c’est: notre société doit-elle avoir une police, des armées (…), doit-elle tenir compte (…) de la violence qui nous frappe, des risques terroristes (…), qu’ils émanent d’un fou, comme c’est le cas en Norvège avec ce dramatique assassinat collectif, ou qu’ils soient plus organisés par un certain nombre de réseaux qui aujourd’hui font trembler le monde?». En d’autres termes, à quoi nous ont servi nos armées, nos polices dans ces cas-là ? Et qu’est-ce qui fait justement la particularité de ces cas-là ?

Le 11 septembre, c’était une violence d’origine extérieure. Pour la conjurer, il suffisait seulement de garder bien verrouillées portes et frontières, et de développer la théorie de la solidité de nos institutions sociales, remparts fiables contre les dérives qui ont cours ailleurs.  Dans la plupart des cas cités plus haut, il s’est agi d’une violence interne : Anders Behring Breivik, cheveux blonds clairs et yeux bleus perçants, est un norvégien de souche. En rangeant tous ces cas sous la bannière collective de l’anormalité, n’a-t-on pas couru le risque, lequel semble de plus en plus se réaliser, de voir l’a-norme  progressivement se substituer à la norme ? Et si au lieu de nous enfoncer la tête dans le sable nous admettions une bonne fois pour toute que notre société secrète ou attire de plus en plus la violence parce que ses paradigmes centraux la prédisposent à assumer à tout moment un statut de bourreau ou de victime ? On retrouverait là, par l’un des côtés, cette théorie de certains criminologues pour qui ce n’est pas le tueur qui choisirait sa victime mais cette dernière qui attirerait son bourreau. Dans un article de l’Express, nous apprenons s’agissant de Breivik, que « son profil Facebook (aujourd'hui clôturé) indique des goûts en phase avec les jeunes gens de son âge. Il déclare ainsi aimer les séries True Blood ou The Shield, les films Gladiator et Dogville, ou les ouvrages 1984 d'Orwell, De la liberté de John Stuart Mill, Le Procès de Kafka ... ». Une affirmation pourtant inquiétante, énoncée ici sur un mode curieusement mineur. N’est-ce pas là la raison pour laquelle de tels actes se multiplient comme le montre la courbe depuis 2007 ?

On peut épiloguer longuement sur le fait que le tueur d’Utoeya n’appartenait à aucun mouvement d’extrême-droite connu, et d’ailleurs, comme il fallait s’y attendre, tous les partis d’extrême-droite l’ont désavoué « publiquement ». Mais dans le fond ? Un éditeur inspiré a eu la bonne idée de rééditer Mein Kampf d’Hitler et ce chef-d’oeuvre s’est instantanément vendu comme de petits pains. Les autorités allemandes ont dû exhumer les restes de Rudolf Hess pour les incinérer parce que sa tombe devenait un lieu de pèlerinage couru par les néo-nazis. Ces exemples peuvent se multiplier. Revenons sur le profil d’Anders Breivik. Il se caractérise par une certaine incohérence : protestant mais pro-catholique, nationaliste à coup sûr, conservateur chrétien donc, mais en même temps libéral pragmatique comme le montre son identification à John Stuart Mill, anti-raciste et pro-Israël, adepte du libre-échange, opposé à des idéologies qui elles-mêmes sont opposées comme le marxisme et l’islam… Que tirer d’un tel fatras ? Sans doute que sur le plan des idées, notre homme choisit ses adversaires comme sur le terrain de l’action ses victimes. De quoi notre société nourrit-elle ses enfants pour qu’ils en arrivent de plus en plus à cela ? Il suffit d’examiner l’architecture des médias, au sens étymologique du terme, qui prolongent les moins méfiants d’entre nous et en font, pour un nombre croissant, de véritables machines à tuer à qui il ne faut le plus souvent que l’occasion et les moyens. J’ai essayé d’analyser ce phénomène dans un ouvrage à paraître intitulé Médias et civilisations. Nous pouvons en vouloir aux Le Pen et consort en raison de leurs discours, médias pernicieux et détestables, mais rappelons-nous cette observation profonde de Marshall Mc Luhan : « S’il est une chose dont les technologies sont incapables, c’est bien de s’ajouter à ce que nous sommes déjà » (1). Les discours des leaders politiques d’extrême-droite prolongent seulement des tendances qui sont déjà prêtes à les recevoir parce qu’on ne peut prolonger qu’un organe qui existe déjà.

1. M. Mc Luhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1977, p. 30

 



16/06/2016
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