Attention, les images sont des médias bien plus dangereux que vous ne le croyez !
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Médias et civilisations, à paraître bientôt.
Dans une interview au Monde.fr du 21 novembre 2011, le dominicain François Boespflug, spécialiste d'iconographie chrétienne, professeur d'histoire des religions à la Faculté de Théologie Catholique de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, auteur de Dieu et ses images, une histoire de l’éternel dans l’art (Bayard, 2011) et de Caricaturer Dieu ? Pouvoirs et dangers de l’image (Bayard, 2006) surprend quelque peu en choisissant la posture neutre de l’interprète de la modernité occidentale. « Notre société, dit-il, a choisi d'en finir avec la police des images. Elle censure l'idée même de la censure, et tient le blasphème pour une notion obsolète ». Un choix qu’il se garde bien d’examiner de manière critique même s’il le trouve surprenant : « On ne mesure pas assez à quel point cette situation est insolite dans l'histoire des civilisations. Cela ne s'était jamais vu, dans aucune société humaine ». Que faut-il entendre ici par insolite ? Chacun peut y aller de sa sensibilité, démocratiquement. C’est le privilège de la responsabilité collective : elle débouche sur l’exonération collective. Mais comme le disait Socrate, « Nul n’est méchant volontairement ». Eclairés, les hommes choisiraient donc volontiers la voie de la sagesse. L’ennui, c’est que la lumière de la raison, toute matérielle, n’a rien à voir avec celle de l’esprit tant qu’elle ne s’est pas consumée entièrement. C’est sans doute pour cela que Hegel, pessimiste, situait l’avènement de la raison à la fin de l’histoire. C’est pourquoi, comme Sisyphe, il faut continuer à rouler la pierre de la raison, en espérant que vienne un moment où celle-ci se transmute en lumière. On ne le répétera jamais assez, l’image a des pouvoirs étonnants, inimaginables, et en cela, elle est potentiellement dangereuse. On ne devrait pas laisser à des mains inexpertes la manipulation de la nitroglycérine.
L’image comme expression même de la chute
Comme forme (représentation) mentale, l’image est une transition entre l’esprit et la matière. Elle est donc le premier stade de la chute. On dit qu’elle est une représentation inversée d’une réalité, une autre façon de dire qu’elle ne peut être que la face obscure d’une entité lumineuse : on parle alors du négatif. Et plus on la surcharge de réalité, de matière, plus on l’éloigne de sa nature initiale qui est spirituelle. Notre corps physique, comme image, ne serait qu’une représentation inversée de notre corps spirituel : il cumule de nombreuses faiblesses là où le corps spirituel n’aurait que des qualités. Mais en tant que prolongement de ce corps spirituel, il pourrait contribuer à l’accomplir ou à le détériorer, à l’élever ou à l’abaisser davantage. Tout est question de parcours.
Dans la civilisation occidentale et depuis la Grèce antique, une certaine culture de l’image a surtout permis une accentuation de la chute. Il s’agit d’une culture de l’image réaliste. Voltaire l’a très bien exprimé en affirmant, à sa manière sarcastique : « On dit que Dieu a créé l’homme à son image : les hommes le lui ont bien rendu ». Le parcours de Dieu à l’Homme apparaît comme celui d’une double dégradation : l’Esprit ne part pas de Lui-même pour créer l’Homme, mais de sa dégradation, de son image. L’homme est donc le prolongement d’un prolongement de l’Esprit. Comme dans la tradition védique de l’Inde ancienne, ce n’est pas le Brahman, conscience universelle qui crée, ce sont ses manifestations, ses prolongements, ses images, en l’occurrence la triade Brahma, Vishnou et Shiva qui en est chargée. On voit en quoi le chemin entre l’homme et la transcendance est long.
La tradition grecque de l’antiquité, sans doute par paresse, choisit de l’inverser : elle fait de l’Esprit un prolongement de la matière. C’est alors véritablement le comble du matérialisme. Il consiste à faire de l’image non pas un ascenseur vers le spirituel mais une pente vers le matériel. Et une fois que l’on se met à glisser sur la pente, le mouvement s’accélère avec la chute. Instrument de notre chute, l’image peut cependant devenir celui de notre rédemption.
La puissance de l’image : simplicité et duplicité
«Le message médiatique le plus simple et le plus puissant est l’image », affirme Manuel Castells. La première source de la puissance de l’image se trouve dans sa simplicité. L’image est un code universel et il n’est pas besoin d’avoir subi une quelconque initiation pour la consommer. Dans Médias et civilisations[1], nous disons ceci : « L’image est en effet un médium puissant et simple à la fois. Toute image est signe. L’écriture pictographique dont les signes sont des images nous invite en réalité à prendre conscience de cette faculté de l’image à s’insérer dans un système de communication sans doute le type le plus simple à produire, à utiliser, comme à consommer ». Le plus grand médium de masse est donc l’image : elle s’adresse à tous sans distinction d’âge, de sexe, de pays, d’époque, de race… A cette simplicité d’accès vient se greffer une duplicité fondamentale.
L’image en effet vous fait croire qu’elle représente fidèlement une réalité alors qu’il n’en est rien : « L’une des définitions de l’image porte en fait sur le processus de production de celle-ci : "Reproduction inversée qu’une surface polie donne d’un objet qui s’y réfléchit ". L’image n’est donc pas une reproduction à l’identique, c’est une reproduction inversée. Il y a donc ici une sorte de dialectique du même et de l’autre qui produit un effet de confusion. C’est dans cette inversion du même qui produit l’autre que réside l’effet manipulatoire de l’image »[2].
L’image n’est par conséquent un médium simple qu’en apparence. En plus, comme l’a prouvé la neuroscience, elle s’adresse à l’hémisphère droit du cerveau qui ne fonctionne pas sur un mode rationnel, analytique, mais sur un mode analogique, symbolique. Ainsi s’explique le caractère fascinatoire de l’image que traduit parfaitement l’attachement des enfants en particulier et des masses en général pour le cinéma et la télévision. Nous sommes là dans un cas de figure où une image en prolonge une autre, et du coup en multiplie à l’infini sa puissance. En cela, François Boespflug s’est trompé lourdement en affirmant que « L'intensité n'a pas changé, mais la diffusion, oui », car il est impossible, comme dans le choc des noyaux atomiques, que deux images entrent en collision sans provoquer une fission génératrice qu’une explosion de puissance. Or tous les médias sont des images[3].
Vertus et dangers de l’image : de l’idée à l’idéologie
Le parcours de l’image peut dessiner un cercle vertueux ou vicieux. De manière essentielle, il va de l’esprit à l’esprit en passant par la matière. Mais il peut tout aussi bien aller de la matière à la matière en passant par l’esprit, pour peu que l’homme se considère comme le centre du monde.
Entre l’esprit/l’idée, et l’image, la transformation est instantanée, immédiate. La pensée – le fameux cogito cartésien – n’intervient pas. Le cogito marque un stade de confusion et un besoin de clarification qui dénote un stade de conscience inférieure et un scepticisme déjà profond. Le cogito fait passer l’homme de la conscience de soi à la science de soi, qui est indiscutablement un stade inférieur. Au stade de la conscience, tout est limpide, clair, lumineux, instantané. Aussi l’idée produit-elle l’image de façon mécanique, par le simple fait de son être. Lorsqu’on écrit que « La parole dit que la lumière soit et la lumière fut », il s’agit d’une tautologie ; car qu’est-ce que serait une parole qui ne parle / dit pas ? Tout sauf une parole. On voit en quoi mécaniquement, la lumière n’est rien d’autre qu’une image de la parole. Il suffit ainsi d’inverser le processus pour que l’image retourne à sa source : stylisation, abstraction, dématérialisation… On boucle par là le cercle vertueux. L’on peut aussi choisir la fuite en avant.
Entre l’image et l’esprit, l’on peut réduire où augmenter de la matière. La démarche n’est plus celle du retour à l’idée mais de production de l’idéologie, autant dire un processus de substitution. Dans l’idéologie, l’idée est substituée par une image matérielle qui est celle du discours humain et non du logos divin. Or le discours humain est déjà une image dégradée de l’image du logos divin. Dans la perspective plotinienne, il s’agirait d’une dégradation à un énième degré. La production de l’image est à ce stade-là le résultat non plus d’un processus mécanique mais d’une étude, d’une recherche, et elle est « intentionnée » c’est-à-dire vise une « praxis ».
La Grèce inaugure le cycle de la matérialisation maximale de l’esprit, laquelle est dans un sens une seconde chute : « Et le phénomène est en effet né dans la Grèce antique, affirme François Boespflug. C'est le seul point de l'histoire de l'humanité où on a trouvé trace d'une critique des dieux locaux par les locaux. Sur les vases, on trouve le souvenir de ces caricatures. Les dieux sont décrits comme fripons, menteurs, volage... Socrate s'en moquait. Mieux valait la raison et la philosophie. C'est donc un héritage de cette période de la civilisation qui est ressorti dans l'ère moderne du fait de la transformation du pacte social hérité de la chrétienté ». On sait que la philosophie grecque s’ouvrit sur le matérialisme et s’y referma. De même, comme le confirme François Boespflug, dans l’Europe moderne, « Le grand tournant se situe dans les années 1870, avec le peintre belge Félicien Rops et sa relecture de la tentation de Saint-Antoine ». Le XIXè siècle coïncide également avec le triomphe du matérialisme dans la pensée européenne.
Mais comment se défendre contre les éventuels abus de l’idéologie dans une société moderne et démocratique ?
Au diable la censure mais après ?
Certainement pas par la censure, quelle que puisse être la forme celle-ci. Censurer à tout va c’est faire preuve d’un manque de confiance intolérable envers les hommes. C’est estimer qu’ils sont incapables par eux-mêmes de faire la distinction entre ce qui leur est profitable et ce qui leur est nuisible. C’est les traiter comme de grands enfants : « interdit aux moins de… ». Mais justement, suffit-il de penser qu’ils sont adultes pour qu’ils le soient ? Une telle image, projetée sur les hommes, suffit-elle à les transformer pour en faire des adultes responsables ? En d’autres termes, cette simple affirmation ou croyance en la maturité des hommes est-elle un médium adéquat susceptible de les prémunir des risques de certaines images produites idéologiquement pour les manipuler ? On peut en douter. C’est pourquoi nous disons qu’il n’y a pas d’action adéquate sans médias adéquats. Dans l’avant-propos de Médias et civilisations, nous insistons sur le fait que la meilleure parade contre l’action potentiellement traumatisante des médias (tous les médias sont des images et toutes les images sont des médias) consiste à les étudier : « Jeter l’individu dans un univers hypermédiatique sans lui donner les médias de la maîtrise et du contrôle d’un tel univers, c’est prendre le risque inacceptable de jouer avec sa vie ».
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