Au-delà d’un discours pléthorique, la considération genre dans le système d’éducation au Cameroun
Par Roger Kaffo Fokou
Introduction :
Les statistiques nous permettent de faire un certains nombre de constats édifiants :
- La question de logique : quantitativement, le nombre de filles pour 100 garçons à la naissance est constant autour de 103,5 (cf. Rapport d’état du système éducatif national camerounais, élément de diagnostic pour la politique éducative dans le contexte de l’EPT et du DSRP) ; le 3è RGPH de 2005 montre que 50,6% de notre population est constitué de femmes ;
- La question du bien-être commun : qualitativement, l’éducation change la vie individuelle et collective : « L’éducation des filles et des femmes, en particulier, possède un pouvoir de transformation inégalé. L’éducation multiplie non seulement les chances des filles et des femmes de trouver un emploi, d’être en bonne santé et de participer pleinement à la société mais elle a aussi une forte incidence sur la santé de leurs enfants et accélère la transition des pays vers une croissance démographique stable ». (RMS EPT 2014, 2è partie : « l’éducation change la vie »)
NB : si toutes les femmes des pays pauvres accédaient à l’enseignement secondaire, le retard de croissance diminuerait de 26% (RMS-EPT 2014, p.28)
- L’école dans la société et la question de justice sociale : but : socialiser, c’est-à-dire produire ou reproduire ? La notion de capital culturel… L’école est un outil stratégique : maintenir leur place pour les dominants, améliorer la leur pour les dominés.
- La question de croissance économique : l’égalité en matière d’éducation est un puissant facteur de croissance : cf. l’indice de GINI (RMS-EPT 2014) :
« Ce n’est qu’en investissant dans une éducation équitable – en s’assurant que les plus pauvres allongent la durée de leur scolarité – que les pays pourront atteindre un taux de croissance suffisant pour éliminer la pauvreté. L’égalité en matière d’éducation est mesurée par l’indice de Gini : le chiffre zéro représente une égalité parfaite et le chiffre 1 une inégalité totale. Lorsque l’indice de Gini s’accroit de 0,1, la croissance progresse de 0,5%, ce qui augmente le revenu par habitant de 23% en l’espace de 40 ans. Si l’indice de Gini de l’éducation en Afrique subsaharienne, fixé à 0,49, avait été divisé par deux, rejoignant les niveaux observés en Amérique latine et dans les Caraïbes, le taux de croissance annuelle du PIB par habitant entre 2005 et 2010 aurait pu progresser de 47%, passant de 2,4 à 3,5% et, sur cette même période, le revenu par habitant aurait pu augmenter de 82 dollars des Etats-Unis.
RMS-EPT 2014 : « La comparaison du Pakistan et du Viêt-Nam illustre clairement l’importance de l’équité de l’éducation. En 2005, le nombre moyen d’années de scolarité par adulte était quasi identique dans les deux pays : 4,5 au Pakistan et 4,9 au Viêt-Nam. Les niveaux d’instruction, cependant, étaient inégalement répartis au Pakistan, où l’indice de Gini de l’inégalité de l’éducation représentait plus du double de celui du Viêt-Nam. Cet écart contribue pour 60% à la différence entre les taux de croissance par habitant de ces deux pays entre 2005 et 2010. En 2010, le revenu par habitant du Viêt-Nam, qui équivalait dans les années 1990 à 40% environ de celui du Pakistan, avait rattrapé et même dépassé celui du Pakistan. »
D’où 4 aspects que nous allons examiner pour meubler notre conversation : les éléments d’une politique nationale du genre (fondements théoriques et normatifs) ; les acquis au jour d’aujourd’hui ; les difficultés qu’il faut surmonter pour aller de l’avant ; les défis et perspectives qui se présentent.
1. Equité de genre : éléments d’une politique officielle textuellement pléthorique
- a. Quelques fondements internationaux
- La Déclaration universelle des droits de l’homme ratifiée par l’ONU en 1948 et subséquemment par tous les pays d’Afrique subsaharienne ;
- L’agenda de l’éducation pour tous (EPT) en 1990 (Jomtien) et la Déclaration du Forum mondial sur l’éducation (FME) de 2000 à Dakar également ratifiés par les pays d’Afrique subsaharienne
- Les OMD (devenus ODD) sont un instrument pour aborder l’offre d’éducation à tous les niveaux pour éliminer toutes les disparités entre genres et réaliser l’équité : « tous les pays d’Afrique subsaharienne l’ont ratifiée comme ils l’ont fait pour l’agenda de l’Education pour Tous (EPT) et la Déclaration du Forum mondial sur l’éducation (FME) organisé en 2000 à Dakar au Sénégal. »
- La Convention des Nations Unies contre toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 et son protocole additionnel du 6 octobre 1999 ;
- b. Quelques fondements nationaux
- La Constitution du 18 janvier 1996 affirme en son préambule, lequel fait partie intégrante du texte (Article 65) : « Résolu à exploiter ses richesses naturelles afin d’assurer le bien-être de tous en relevant le niveau de vie des populations sans aucune discrimination »
- La loi d’orientation : article 5 alinéa 5 (« au combat contre toutes formes de discrimination ») , article 7 (« L'Etat garantit à tous l'égalité de chances d'accès à l'éducation sans discrimination de sexe, d'opinions politiques, philosophiques et religieuses, d'origine sociale, culturelle, linguistique ou géographique. »), ainsi que l’article 35 ;
- Le rapport national 2012 sur les OMD réaffirme : « Les autorités camerounaises sont conscientes que le développement durable doit tenir compte de la structure sociale et donc de l’implication équitable du genre dans tous les aspects de la vie sociale ».
- Le Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (DSCE) dans son point 261 pose la question de l’équité comme un objectif opérationnel. Son point 264 évoque une politique de ZEP : « En collaboration avec ses partenaires, l’Etat prendra des mesures pour accroitre l’offre et stimuler la demande d’éducation, en particulier celle des filles et de tous les enfants à bas âge, notamment dans les zones où des pesanteurs sociales et traditionnelles mettent les enfants et les femmes hors du système d’éducation. »
- La Stratégie sectorielle de l’éducation (SSE) : l’un des 7 principes directeurs de la SSE parle de la « réduction de toutes sortes de disparités (égalité et équité) ». Pourquoi réduction et non éradication ? Manque d’ambition ? C’est heureusement ici qu’il est expressément affirmé l’engagement de mettre en place une discrimination positive : « Les mesures à prendre pour promouvoir l’égalité et l’équité impliquent une discrimination positive dans l’allocation des ressources. Une attention particulière sera accordée aux questions liées au genre, aux enfants issus des couches pauvres, à la zone de localisation ainsi qu’une diversification des contenus des programmes de formation en fonction des besoins et des possibilités des individus est à prévoir. »
- Cette même discrimination positive se retrouve affirmée au point 267 du DSCE : « Pour la promotion du genre, le Gouvernement va poursuivre la sensibilisation des parents et de la communauté dans les zones rurales à fortes pesanteurs des coutumes traditionnelles pour permettre à la jeune fille de bénéficier des mêmes conditions d’accès à l’éducation. Dans le même souci, l’Etat et la communauté veilleront à une représentativité équitable des filles, tous secteurs confondus pour ce qui est de la formation professionnelle, de l’enseignement supérieur ou de l’accès à l’emploi. »
2. Les acquis : quelle est la courbe des évolutions ?
Selon le Rapport national OMD 2012, « De 2001 à 2010, l’indice de parité filles/garçons dans l’enseignement primaire a sensiblement progressé dans l’ensemble du pays. Il est passé de 94 filles scolarisées pour 100 garçons en 2001 à 99 filles pour 100 garçons en 2010. » Ce document note en plus que la parité est presque atteinte dans toutes les régions sauf le Nord où elle est de 74 filles pour 100 garçons.
|
Primaire (6-11 ans) |
Secondaire (12-18 ans) |
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2001 |
2007 |
2010 |
2001 |
2007 |
2010 |
|
Indice parité |
0,94 |
0,95 |
0,99 |
0,95 |
0,93 |
0,93 |
Source : ECAM 2 & 3, EESI 2
Tout va donc pour le mieux ? On ne saurait l’affirmer, et les raisons ne manquent point.
3. les difficultés 1 : évaluation des mesures retenues par l’Etat
- La qualité de l’ambition portée par les textes : diminuer plutôt qu’éradiquer, dit la SSE
- La préférence accordée à la sensibilisation communautaire sur la législation (pourquoi n’existe-t-il pas une obligation de scolarité jusqu’à un seuil légiféré comme dans nombre de pays aux politiques ambitieuses ? Comme mesure spécifique, la « mobilisation sociale » suffit-elle ?)
- Le non suivi de l’application des textes à tous les niveaux (la gratuité de l’école primaire est-elle suffisamment pensée et est-elle minimalement appliquée ?)
- Le genre est-il mieux pris en compte dans les curricula comme affirmé ?
- Au-delà de l’affirmation (SSE, 2005), existe-t-il une véritable politique de ZEP au Cameroun ? Cf. Herrick Mouafo Djontu, « La notion de Zones d’Education Prioritaires (ZEP) au Cameroun : entre impensé, bricolage et informalité », Grenoble, Novembre 2013
- Quelle est l’efficacité d’une mesure tribalisante telle que l’affectation dans les zones à faible indice de parité des enseignantes originaires de ces mêmes localités ? Est-elle-même appliquée ? Respecte-t-elle les libertés des fonctionnaires concernées ?
4. les difficultés 2 : évaluation des zones d’ombre laissées par les actions de l’Etat
- La persistance des mêmes ZEP et leur nombre depuis 50 ans ;
Sur le concept même de ZEP, c’est un concept récent (SSE, 2005), sans contenu : « la notion de Zone d’Education Prioritaire demeure un impensé dans les politiques sectorielles de l’éducation au Cameroun et participe davantage - faute de vision cohérente, concertée et concrète - d’une gouvernance où les logiques d’affichage et de routine prennent le dessus sur celles d’une transformation concrète de la réalité. » Herrick Mouafo Djontu, « La notion de Zones d’Education Prioritaires (ZEP) au Cameroun : entre impensé, bricolage et informalité », Grenoble, Novembre 2013.C’est un concept tourné vers les bailleurs de fonds étrangers.
- La multiplication des zones de conflits qui souvent se superposent à ces ZEP ;
- La forte déscolarisation au cœur même des grandes agglomérations urbaines ;
- La dégradation continue du financement global de l’éducation au Cameroun malgré les proclamations de la SSE et du DSCE : rien que cette année 2016 au MINESEC, il y a une baisse de 8,5 milliards donc 5 portent directement sur les investissements, dans un ministère où les établissements, n’ayant presque plus de budget de fonctionnement depuis quelque temps, ont fait exploser les frais d’APEE ;
- La non application des engagements annoncés de pratiquer une discrimination positive en faveur des filles : selon le RESEN 2013, « les garçons obtiennent 18% de plus de ressources publiques que les filles. » (Cf. Rapport EPT Cameroun 2015) ;
- persistance d’un écart quantitatif : « Dans l’enseignement secondaire, l’indice de parité filles /garçons est resté stable au cours des 10 dernières années sur l’ensemble du territoire national, avec 93 filles de 12-18 ans pour 100 garçons de la même tranche d’âge. Dans la partie septentrionale du pays et à l’Est, l’indice de parité filles / garçons se situe en deçà de la moyenne nationale. En mettant en rapport la bonne tenue de cet indice pour le primaire dans ces, il se dégage le phénomène de déperdition des filles. Les pesanteurs socioculturelles (mariages précoces et/ou forcé, la préférence de garçons, etc.) pourraient en être la cause. » Rapport National Cameroun sur les OMD 2012, p.16 .
- la réalité d’un écart qualitatif :
- la question des stéréotypes dans les manuels scolaires
L’image de la femme dans les textes des manuels du préscolaire ainsi que du primaire est fortement sexiste (« Représentation des genres dans le discours de formation scolaire et socialisation des sujets apprenants au Cameroun, Martine Ndawouo, Thèse de doctorat, Université de Franche Comté, 2006, p. 155, III-1-2 : l’implicite des données ; ib. P.164 in fine). L’un des constats, sans appel de sa thèse est le suivant :
« L’habitus manifestement teinté androcentrisme qui prend naissance chez l’apprenant(e) de la maternelle semble ainsi se renforcer graduellement jusqu’au terme du cycle primaire. Ainsi, la réflexion, le savoir et le savoir-faire concentrés sur la figure mythique du maître ou de l’instituteur, la créativité et l’ingéniosité rassemblées chez le peintre, le pouvoir de comander réfléchit sur le « patron » de Miss Johnson sont des tâches essentiellement masculines tandis que les rôles subalternes, secrétaires, femmes de ménage, ou toute autre tâche dévalorisante ou dégradante sont assumés exclusivement par la gent féminine. La déduction la plus évidente ici c’est que derrière ces exercices pédagogiques se greffent des visées idéologiques qui véhiculent des voix sexistes voire mysogines et qui sont parfois en déphasage avec les us et coutumes de la société de référence, ainsi qu’on l’a relevé plus haut. »
- l’effet des stéréotypes (choix des séries et spécialités)
ü Choix des séries : les disparités (Cf. annuaire stat MINRSEC 2013-2014)
On a toujours l’impression qu’il y a des séries pour garçons dans l’ESG, où les filles entre par exception, et des spécialités pour garçons dans l’ESTP. L’indice global de parité filles/garçons est globalement en défaveur des filles. Ainsi dans l’ESG, cet indice de parité est de 0,93 ; dans l’ESTP il est de : 0,59
Dans l’ESG :
Chez les francophones, 62,16% sont en litt contre 37,84% en sc., chez les anglophones en Arts, 55% de filles contre 45% de garcons et L&U6 science, 46% filles contre 54% garçons.
Dans l’ESTP :
Il y a 37,24% de filles contre 62,76% de garçons ; 59% de ces filles sont en section commerciale, 41% en section industrielle
ü Performances en matières scientifiques (« Renforcer la recherche sur le genre pour améliorer l’éducation des filles et des femmes en Afrique », Les cahiers de recherche du FAWE, Vol. 1 – 2010) : La faiblesse des filles en matières scientifiques : selon le rapport du FAWE (p.26), en général les filles ont tendance è avoir des résultats plus faibles que les garçons en mathématiques, mais ces écarts de moyenne sont plus significatifs seulement au Cameroun et au Burkina Faso.
- La faiblesse de la société civile de l’éducation (syndicats, APEE, Associations de femmes)
5. les défis et perspectives : quelles mesures prendre ? Il faut s’attaquer au lien rationnel entre précarité et scolarisation
- Réduire globalement et sensiblement la pauvreté aurait un impact substantiel sur la fréquentation et la réussite scolaire des filles :
Cf. Bouya A. (1993), Les filles face aux programmes scolaires de sciences et technologies en Afrique, Etude sociopsychologique, Dakar, UNESCO/BREDA
- Intégrer la question du genre dans la formation des enseignants :
Rapport du FAWE (2011): « Renforcer la recherche sur le genre pour améliorer l’éducation des filles et des femmes en Afrique », Les cahiers de recherche du FAWE, Vol. 1 – 2010
- Adopter des mesures concrètes, contraignantes : Thèse Ndawouo , p.45 Cas en politique
- Appliquer une pédagogie différenciée pour prendre en compte les inégalités de départ dues à la différence de capital culturel initial des apprenants qui est fonction des classes sociales, des milieux sociaux…
- Améliorer la représentation des femmes à tous les échelons de la profession enseignante. Pour l’instant, celle-ci est faible aux échelons de responsabilités. Selon les statistiques du MINEDUB 2009/2010, il n’y avait que 13,6% de directrices au primaire, 9,2% d’inspectrices d’arrondissement, 12,1% de délégués départementaux et 10% de D régionaux. Pendant ce temps au MINESEC en 2010/2011, il n’y avait que 5,7% de chefs d’établissements d’enseignement secondaires général et technique femmes, 5,2% de DDES femmes, 0% de DRES (il y en a 10%) à présent.
- Améliorer la représentation des femmes parmi les auteurs des manuels scolaires : selon la thèse de Mme Ndawouo, le rapport femmes/hommes dans les statistiques des auteurs de manuels au programme de la maternelle, de 1982 a 2002 est de 0% chez les Anglophones et de 11% chez les francophones ; Au secondaire, pour la même période et les mêmes catégories, ces pourcentages sont de 9% (anglophone) et 4,7% (francophone).
- Adopter une véritable politique des ZEP et des zones de conflits (Cf. Résolution du dernier Congrès de l’IE à Ottawa)
- Renforcer la société civile de l’éducation
Références
- « Renforcer la recherche sur le genre pour améliorer l’éducation des filles et des femmes en Afrique », Les cahiers de recherche du FAWE, Vol. 1 – 2010
- Actions et interactions : « Egalité des genres dans l’enseignement et dans la gestion de l’éducation au Cameroun », VSO 2013
- Annuaire Statistique du Cameroun 2013 – chapitre 6 sur l’éducation, Institut National de la Statistique
- « Cameroun : rapport national 2015 de l’éducation pour tous », MINEDUB
- « Rapport national de progrès des objectifs du millénaire pour le développement, année 2012 », le ministère de l’économie, de la planification et de l’aménagement du territoire du Cameroun et le PNUD
- « Représentation des genres dans le discours de formation scolaire et socialisation des sujets apprenants au Cameroun, Martine Ndawouo, Thèse de doctorat, Université de Franche Comté, 2006
- « La notion de Zones d’Education Prioritaires (ZEP) au Cameroun : entre impensé, bricolage et informalité ». Herrick Mouafo Djontu, Grenoble, November 2013
- « Enseigner et apprendre : atteindre la qualité pour tous », RMS-EPT 2013-2014
- « Rapport de l’Afrique subsaharienne 2013 », Réunion Mondiale sur l’EPT, UNESCO, mai 2014
- Rapport d’analyse desdonnées statistiques du MINESEC 2013-2014
- Document de SSE du Cameroun, 2005
- Document de Stratégie pour la Croissance et l’Emploi
- La Constitution du 18 janvier 1996
- La loi d’orientation de l’éducation, 2008
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