Autorisation de la bénédiction des mariages homosexuels par le Vatican : un pas de plus vers une fin de cycle ?
En apposant son seing ce 18 décembre 2023 sur la déclaration rédigée par le Dicastère de la foi du Saint-Siège, le pape François innove-t-il réellement ? Pour beaucoup, c’est en effet le cas. Son prédécesseur Benoît XVI était sur une ligne clairement opposée, doctrinalement parlant. Il n’en était pas pour autant un moins bon pasteur pour la communauté des catholiques. Lorsqu’on se réfère au texte biblique en lisant attentivement la déclaration du Dicastère de la foi du 18 décembre 2023, il apparaît que cette décision accuse simplement une tension ancienne inscrite déjà au cœur du christianisme naissant, entre la nécessité de tracer une voie nouvelle (la nouvelle alliance) plus libérale, peut-être même permissive, et l’impératif stratégique de revendiquer la fidélité à un ordre ancien plus austère et tout en rigueur, jusque-là tout puissant. « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. Amen, je vous le dis : avant que le ciel et la terre disparaissent, pas un seul iota, pas un seul trait ne disparaîtra de la Loi jusqu’à ce que tout se réalise. » (Matthieu 5 ; 17-19). Le pape François croit lui aussi à l’intangibilité de la Loi, mais sépare doctrine et pastorale. Au bout de cet exercice proprement périlleux, qu’advient-il de la Loi ? Et si l’on peut se permettre de prendre le Christ au pied du mot, qu’est-ce qui au juste est accompli au bout du parcours christique ?
Le point de vue de l’ancien testament sur l’homosexualité
Que dit l’ancien testament de l’homosexualité ? Rien si l’on s’en tient au mot lui-même qui ne date que du XIXe siècle. Par contre, le terme de « sodomie » que l’on retrouve dès l’histoire de Lot racontée dans la Genèse renvoie bel et bien à l’homosexualité masculine, du moins dans le sens que le français donne à ce mot. Il dérive de « Sodome », ville qui selon le texte biblique aurait été détruite en raison des abominations dont ses habitants auraient été coutumiers. De quelles abominations s’agit-il concrètement ? Ce qu’on en sait est tiré de ce fragment dans lequel tous les habitants de Sodome étaient venus assiéger la maison de Lot, ce dernier venant d’accueillir deux étrangers, assaut motivé par le désir de « connaître » lesdits « étrangers ». « Connaître » ? Une certaine exégèse veut qu’il se soit agi du banal mais néanmoins grave crime d’inhospitalité plutôt que d’homosexualité en raison de l’utilisation figurée et non littérale du mot « connaître ». Thèse que peu d’indices soutiennent dans le texte. Si l’intention des habitants de Sodome eût été simplement de faire la connaissance des étrangers, afin peut-être de les accueillir comme il se devait, on voit mal pourquoi Lot s’y fût opposé. Si leur intention eut été d’exiger qu’ils quittassent la ville, faire préalablement leur connaissance eût sans doute été superflu. En tous les cas, l’insistance du texte sur le sens dit biblique de « connaître » est ici indiscutable :
"Ils n’étaient pas encore couchés que les gens de la ville, les gens de Sodome, entourèrent la maison, depuis les enfants jusqu’aux vieillards ; toute la population était accourue.
Ils appelèrent Lot, et lui dirent : Où sont les hommes qui sont entrés chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers nous, pour que nous les connaissions.
Lot sortit vers eux à l’entrée de la maison, et ferma la porte derrière lui.
Et il dit : Mes frères, je vous prie, ne faites pas le mal !
Voici, j’ai deux filles qui n’ont point connu d’homme ; je vous les amènerai dehors, et vous leur ferez ce qu’il vous plaira. Seulement, ne faites rien à ces hommes puisqu’ils sont venus à l’ombre de mon toit." (Genèse 17; 4-6)
Le verbe « connaître » ici, employé avec le complément « hommes » a en effet le sens d’avoir une relation charnelle, ainsi qu’on peut le lire dans Genèse (4 ,1) : « L’homme connut Ève sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn… ». Lot le comprend bien ainsi puisqu’en lieu et place de ces hommes, il propose ses deux filles, employant exactement le même mot : « qui n’ont point connu d’homme ». L’acte que ses compatriotes s’apprêtent à commettre n’est pas, de son point de vue, simplement « mal » : c’est le mal même. Ce que Lot leur propose n’est pas le bien, mais le moindre mal, un mal qui n’est pas une abomination. Il est donc difficile, au regard de cette redondance sémantique, de se soustraire au sens charnel pour voir dans l’abomination ici condamnée par la peine capitale (la destruction de Sodome avec ses habitants) autre chose qu’une relation homosexuelle. Dans Lévitique (18 ,22) qui est comme l’on sait le livre de la Loi du Pentateuque, il est écrit : « Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils ont fait tous deux une chose abominable; ils seront punis de mort ». La codification est, une fois de plus dans ce cas, sans la moindre équivoque. A l’opposé, le nouveau testament est de façon peu discutable sur une ligne moins rigide, plus permissive, non pas sur l’homosexualité de façon spécifique, mais sur la notion de péché globalement.
Le point de vue du nouveau testament sur le péché et donc l’homosexualité
Arrivé sur la scène politico-religieuse, Jésus décide d’opérer une rupture brutalement douce : il n’est pas venu abolir la Loi mais l’accomplir, affirme-t-il d’emblée. Dans les faits, il s’évertue surtout à en prendre le contrepied. Dans Matthieu 5 ; 38-42, il affirme : « Vous avez appris qu’il a été dit : « œil pour œil et dent pour dent ». Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. À qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. À qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos. »
Le fragment de la femme adultère est un cas pratique révélateur de l’approche du nouveau testament sur la question globale du péché :
"Alors les spécialistes de la loi et les pharisiens amenèrent une femme surprise en train de commettre un adultère. Ils la placèrent au milieu de la foule et dirent à Jésus: « Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. Moïse, dans la Loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes. Et toi, que dis-tu? […] Mais Jésus se baissa et se mit à écrire avec le doigt sur le sol. Comme ils continuaient à l'interroger, il se redressa et leur dit: « Que celui d'entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle." (Jean, 8 ; 3-5)
Ce fragment est d’autant intéressant, d’une part qu’il oppose Jésus à la fois aux spécialistes de la Loi et à Moïse, d’autre part qu’il s’agit d’une question de sexualité irrégulière. On a pu voir que la déclaration du Dicastère de la foi associe homosexualité et sexualité irrégulière. Le point de vue de la Loi ancienne est énoncé ici avec une clarté cristalline : Moïse sanctionne avec une dureté extrême l’adultère et en cela se conforme à la Loi ancienne qui se montre inflexible sur les autres sujets : « Celui qui frappera un homme mortellement sera puni de mort. Celui qui frappera un animal mortellement le remplacera: vie pour vie. Si quelqu'un blesse son prochain, il lui sera fait comme il a fait: fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent; il lui sera fait la même blessure qu'il a faite à son prochain » (Lévitique, 24 : 17-20). Cette Loi, connue sous le nom de loi du talion, est attribuée à Moïse (Jean le dit explicitement dans l’extrait en supra), connu comme l’auteur du Lévitique (Lui et son frère Aaron étaient de la tribu de Lévi). On imagine donc mal Moïse trouvant des circonstances atténuantes à la sodomie alors que la Loi sur ce sujet ne souffre d’aucune ambiguïté. (Cf. supra) Le point de vue de Jésus, sur ces sujets et quoi qu’il ait dit par ailleurs, sera en rupture totale. Sa postérité, qui se recommande à la fois de lui et de tous les patriarches de l’ancien testament, ne pouvait donc qu’être écartelée.
Le point de vue de la postérité de Jésus : une sorte de « en même temps » aussi difficile à justifier qu’à tenir
Dans la postérité immédiate de Jésus, saint Paul apparaît comme celui qui aura choisi la fidélité à l’ancienne Loi, sur le sujet de l’homosexualité. Dans l’épître aux Romains (1 ; 26-27), il écrit :
"C’est pourquoi Dieu les a laissés suivre des désirs qui les couvrent de honte. Leurs femmes ne couchent plus avec des hommes, mais elles couchent avec d’autres femmes, et cette façon de faire va contre la nature. Les hommes font la même chose. Ils ne couchent plus avec des femmes, mais ils brûlent de désir les uns pour les autres. Ils couchent ensemble et c’est une honte ! Ainsi, ils reçoivent eux-mêmes la punition que leur conduite mauvaise entraîne."
L’Églisedu Christ n’a pas toujours été sur la ligne du pardon dictée par son inspirateur, en témoigne l’institution de l’Inquisition et ses abominables atrocités. Deux mille ans après sa fondation, elle semble toujours aussi partagée entre les partisans de l’application rigide de la Loi (ancienne) et ceux apparemment de plus en plus nombreux (ou puissants !) qui optent pour l’assouplissement de la Loi (ou le passage à la nouvelle Loi). Le grand écart en somme, ou la quadrature du cercle. Ainsi, sur la question de la bénédiction nuptiale et pour l’ancienne Congrégation pour la doctrine de la foi, « l'Église n'a pas le pouvoir de donner des bénédictions aux unions entre personnes du même sexe. » Si cela est avéré, comment comprendre que le pape ait autorisé la bénédiction des couples homosexuels, lui qui est le chef de cette Église?
Conscient du risque d’outrepasser son pouvoir, le pape François a donc, avec l’aide (ou la pression ?) du Dicastère de la foi, cherché un véhicule susceptible de contourner l’obstacle de la Loi. Il s’agit, en d’autres termes, de rester fidèle à la Loi (ancienne) en l’affirmant, tout en la trahissant par le refus d’en tirer les effets pratiques en termes de sanctions. Cela s’est fait en deux temps. Premier temps, distinction entre doctrine et pastorale : « il semble opportun de reprendre le thème et d'offrir une vision qui mette en cohérence les aspects doctrinaux et pastoraux, car « tout enseignement de la doctrine doit se situer dans l’attitude évangélisatrice qui éveille l’adhésion du cœur avec la proximité, l’amour et le témoignage ». Pour dire les choses simplement, si l’application stricte de la Loi peut empêcher d’évangéliser (dire l’évangile au plus grand nombre, christianiser), mieux vaut assouplir la Loi. Second temps, sanctionner sans sanctionner, autrement dit, faire semblant de sanctionner. La sanction ancienne contre l’homosexualité (sodomie dans l’ancienne Loi) était la peine de mort ; l’Église catholique moderne a depuis longtemps revu le tarif à la baisse, contrainte un peu partout (autant par sa propre doctrine que par les lois séculières) de se cantonner aux affaires spirituelles, le restant y compris l’administration de la justice ne relevant plus que du temporel. Ainsi se contentait-elle jusqu’au 18 décembre 2023 d’un refus catégorique d’accorder la bénédiction aux couples homosexuels. Le dernier rempart en quelque sorte. Comment le faire tomber, ce dernier rempart, en conservant l’illusion qu’il reste debout quelque chose de la Loi ? Un tour de prestidigitation ? Sans doute. Il suffit, dans le cas de la bénédiction des couples de même sexe, de réinterpréter en « l’enrichissant » le mot « bénir ». S’il lui est trouvé, ou ajouté, un autre sens auquel on peut adosser opportunément une pratique distincte du rituel consacré traditionnel, alors le tour de force est réalisé. Et c’est exactement ce qui va se passer.
Le Dicastère de la foi commence donc par affirmer le sens liturgique de « bénir » : « D'un point de vue strictement liturgique, la bénédiction exige que ce qui est béni soit conforme à la volonté de Dieu telle qu'elle est exprimée dans les enseignements de l'Église. » Pour accorder cette bénédiction liturgique, précise le Dicastère de la foi, la personne bénéficiaire doit « observer les commandements de Dieu » ou, autrement dit, « il est nécessaire que ce qui est béni puisse correspondre aux desseins de Dieu inscrits dans la Création ». Ce premier cas de figure n’est manifestement pas celui des couples de même sexe aspirant à la bénédiction. Il faut donc trouver un autre sens ou à défaut une « compréhension » de « bénir » compatible avec leur statut et la Loi. Cette distinction faite par la déclaration entre « sens » et « compréhension » n’est pas anodine. Un « sens » est une direction déjà établie et objective, sinon objectivable ; une « compréhension » est de l’ordre du subjectif individuel ou collectif. Et comme tel, elle dépend du contexte énonciatif et de la focalisation : qui « comprend » quoi, quand, où et pourquoi ? Ce sont donc les dessous de ces cartes qui pourraient éclairer la décision papale d’autoriser la bénédiction des couples homosexuels. Explicitement, le Dicastère de la foi affirme qu’il s’agit d’une approche « plus pastorale des bénédictions », plus exactement d’une forme de bénédictions « sans conditions », presque de « bénédictions sans bénédictions », offertes à tous, sans rien demander. Comment les distinguer, aux yeux du vulgaire, de l’autre type de bénédictions qui sont de véritables bénédictions ?
La décision du pape François marque la fin d’un monde : le temps est-il venu de passer à autre chose ?
Il faut le dire franchement, depuis 2000 ans, le christianisme s’efforce de suivre la doctrine du Christ dans sa pureté, mais les nostalgiques de l’ordre ancien l’avaient jusqu’ici maintenu dans la dépendance de ce dernier. L’ordre ancien, c’était la Loi dans toute sa rigueur, et en cas de contravention la sanction prévue dans toute sa rigueur. Caïn tue son frère Abel et est condamné à une vie d’errance. Dieu vit que la méchanceté était grande sur la terre et la sanctionna par le déluge ; Sodome et Gomorrhe se laissent aller à des pratiques abominables et sont détruites par le feu du ciel ; le peuple d’Israël doute de Dieu à l’entrée de la terre promise et est condamné à errer 40 ans dans le désert… L’arrivée de Jésus marque un changement radical de perspective.
Désormais, il y a la terre et il y a les cieux, il y a César et il y a Dieu. Il faut rendre à César ce qui est à César ; et à Dieu ce qui est à Dieu. En ce sens, Jésus se présente comme le père de la laïcité, face à Moïse et à tous les anciens qui entendent gouverner la cité terrestre avec la loi divine. Cette distinction entre le domaine terrestre (voué à la justice de César) et l’au-delà (mon royaume n’est pas de ce monde) où s’exerce la justice divine, combinée avec la loi nouvelle du pardon (qui n’est en fait que l’autre nom de l’amour), fait du christianisme une religion complètement nouvelle, qui s’est donnée les outils de son affranchissement de la loi ancienne, c’est-à-dire en fait de l’ancienne religion.
La déclaration du Dicastère de la foi du 18 décembre 2023 va presque au bout de la logique du message de Jésus en libérant l’Église catholique de l’une des dernières entraves à la nouvelle Loi, entraves qui en réalité tendaient à faire de celle-ci une Église des prophètes anciens, des justes, des saints, des héros, des surhommes. « Je ne suis pas venu, dit Jésus, appeler les justes, mais les pécheurs » (Marc 2, 17). Cette nouvelle Église catholique née ce 18 décembre 2023 est désormais une Église des êtres humains ordinaires, des pécheurs, de ceux qui ont renoncé à l’effort surhumain de vivre selon la Loi, de tous ceux qui peuvent compter sur la « compréhension » de l’Église lorsqu’ils violent la loi même en commettant l’acte le plus abominable qui soit.
Sous cet angle, la décision d’autoriser la bénédiction des couples de même sexe (qui ne sont pas en fait des couples mais des paires) n’est qu’un cas pratique qui illustre la doctrine de la nouvelle Église catholique romaine, celle du pardon illimité. De même que Jésus a demandé de rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu, le pape François demande à l’Église catholique romaine de rendre à Moïse ce qui appartient à Moïse et à Jésus ce qui appartient à Jésus. Sauf que, dans un monde et une Église où la tension entre l’ordre ancien et l’ordre nouveau ne s’est toujours pas complètement estompée au bout de 2000 ans, des précautions restent nécessaires. Et l’impératif de ces précautions ouvre pour l’Église catholique une ère d’hypocrisie plus ou moins durable qui ne saurait être que transitionnelle. Pendant un temps, elle va continuer à faire semblant de respecter la Loi ancienne tout développant une « compréhension » toujours plus grande et plus ouverte pour les multiples violations de celle-ci. Puis viendra le jour où elle pourra enfin se débarrasser du masque de la Loi : ce jour-là, elle sera elle-même, devenue pleinement l’Église du Christ.
Roger KAFFO FOKOU
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