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Bilan de 4 années de décryptage : pourquoi nous nous sommes trompé sur la situation de la Russie postsoviétique

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011


Depuis 2008 et en partie pour accompagner la publication d’un certain nombre d’ouvrages d’analyse stratégique dont les plus importants sont Demain sera à l’Afrique (2008) et Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie (2011), nous avons lancé une plateforme d’analyse de la situation socioéconomique et politique nationale et internationale. Pour ce faire, nous nous sommes servi d’une grille non classique, l’analyse politique classique tributaire des libéraux européens du XVIIIè et XIXè siècles nous paraissant convenir de moins en moins à la situation politique de la fin du XXè et du début du XXIè siècles. Notre but ce faisant était alors et est toujours d’aider le citoyen camerounais, à qui le système éducatif de notre pays ne donne pas toujours une véritable grille pour lire le monde, en lui proposant des éléments certes non systématisés (Nous avons fait cette systématisation dans Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie) mais suffisamment précis pour lui permettre d’entamer son propre travail de compréhension de ce qui se passe autour de lui. Dans un espace mondialisé depuis plus longtemps qu’on ne le dit, le battement d’ailes d’un papillon sous les tropiques peut provoquer une avalanche de neige dans les pôles. Or notre système éducatif semble avoir fait le choix délibéré de la quantité au détriment de la qualité, technique de bourrage de cerveau qui expose l’individu sans défense à toutes les techniques de manipulation que l’ingénierie des superpuissances ne cesse d’affiner et de miniaturiser. Il sera de plus en plus difficile, dans les années à venir, de survivre en tant que soi-même à ces médias furtifs de destruction de masse. C’est pourquoi en notre qualité d’intellectuel, nous avons voulu prendre en main notre responsabilité, celle d’éclairer, afin que de nouvelles voies surgissent de l’obscurité volontairement entretenue.


Dans La Voix de l’Enseignant n°002 en ligne d’octobre 2008, nous soulignions déjà une antithèse révélatrice et aux conséquences incalculables. D’un côté l’Occident : « Pour construire le monde tel qu’ils le voulaient, le souhaitaient, les occidentaux l’ont d’abord exploré, étudié, analysé, puis domestiqué. Pour le découvrir, ils ont lancé sur le terrain une cohorte d’explorateurs qui ont écumé les océans et les continents. […] Nombre d’entre eux étaient des géographes, des géologues, et ont établi de nombreuses cartes, permettant ainsi de placer des repères pour des actions futures. Puis les anthropologues, ethnologues, sociologues et autres spécialistes des sciences humaines ont pris le relais, parfois vêtus de la soutane du missionnaire ». En face d’eux, nous autres : « En effet, nous avons, nous autres Camerounais, souvent l’habitude d’agir sans au préalable avoir cherché à comprendre, avant de chercher à comprendre. Nous ne comprenons pas toujours que la réflexion est un moment de l’action, le moment initial de l’action, sans lequel toute action, reposant sur le hasard ou sur la magie, ne peut aboutir aux résultats recherchés que par hasard ou par miracle ».


Pour aider à déconstruire cette culture-là qui tend à se figer en seconde nature[1], celle de l’ignorance élevée au rang de valeur, déifiée, nous avons pensé nécessaire d’apporter notre contribution sous forme de textes d’analyses, de décryptage, gracieusement offerts à tous ceux que la pauvreté de masse organisée prive des moyens d’acheter des ouvrages qui se multiplient sur ces sujets. Notre première tribune a ainsi été La Voix de l’Enseignant, que nous distribuions gratuitement en ligne. De 2008 à début 2011, cette tribune nous a permis de publier de nombreuses analyses, notamment une longue série sur l’ordre marchand international, ses origines, son évolution, ses stratégies… Au fil des ans, il nous apparu cependant que cette plateforme était trop étroite et relativement fermée. Elle ne semblait s’adresser qu’aux enseignants, et il est vrai que pour nous, si les enseignants comprennent mieux les configurations actuelles et peuvent ainsi mieux anticiper sur celles de demain, cela se répercutera sur leurs enseignements et notre société changera d’autant plus vite. La société est cependant un tout et un ghetto reste un ghetto. En optant pour la création d’un blog, https://demainlafrik.blog4ever.com, nous avons voulu ouvrir cette tribune au maximum de nos possibilités. Quand nous en aurons les moyens, nous en ferons un véritable site Internet. Nous voulons croire que nous pourrons alors toucher un maximum encore plus important de personnes, de manière plus interactive.


Depuis 2008 donc, sur les plateformes de communication sus-indiquées, nous avons tâché d’analyser et d’anticiper les évolutions de notre époque et de notre société, sur la base de données fiables, tangibles et constantes. Ainsi, en décembre 2008, alors qu’on ne parlait pas encore officiellement de crise en Occident, nous écrivions ceci : « Depuis quelques mois, le monde est entré dans l’une des plus graves crises de son histoire. Cette crise marque la fin d’une ère : la domination occidentale sur le monde a vécu et bientôt l’on assistera à la fin d’un empire, d’un immense empire qui aura soumis à sa loi le monde comme aucun empire n’a pu le faire avant lui. Cette agonie sera lente, très très lente, agitée, potentiellement génératrice de nombreux conflits, et les victimes directes ou collatérales nombreuses. Pour limiter les dégâts et être en mesure de survivre à la tourmente qui s’annonce, il faut d’ores et déjà être vigilants et nous y préparer »[2]. Cette vigilance a sans doute manqué à Gbagbo, à Kadhafi, Moubarak, Ben Ali… et les victimes ne se comptent plus. « Dans 25 ans, disions-nous, l’Europe en proie à la rareté des ressources sera en train de se débattre contre les extrémismes de tous bords ». 25 ans et 2008, cela fait 2033 : toutes les analyses sérieuses et prudentes, rendues publiques depuis lors, situent le point de rupture au début de la décennie 2030. Les choses semblent d’ailleurs aller encore plus vite que nous ne le prédisions : il suffit de scruter la carte politique de l’Europe aujourd’hui, et de faire attention à la courbe de la germanophobie. On se dirait à la veille de la première guerre mondiale, avec la tentation de la reformation des ententes et des alliances.  Cela ne veut pas dire que du jour au lendemain, l’Europe et les Etats-Unis s’effondreront : comme nous le disions en 2008, un rééquilibrage se fera lentement, très lentement, et cela ne verra d’abord que sur les tendances au-delà du court terme.


Nous avons anticipé certaines analyses y compris sur la presse occidentale. Certainement pas parce qu’elle ne les avait pas faites avant nous, sans doute parce qu’elle n’en estmait pas la publication opportune, inoffensive. Nombre de spécialistes, qui ont des choses à perdre, préfèrent aujourd’hui se taire ou publier sous des pseudonymes. Le sort que l’on est en train de faire à Julien Assange exerce là une dissuasion remarquable. Dans l’affaire de la montée en puissance des hommes de Goldman Sachs en Europe, nous avons analysé et publié avec 48 heures d’avance la prise de pouvoir des hommes liges des banquiers américains sur le vieux continent.


Sur le Cameroun, nous nous sommes efforcé d’apporter un éclairage pour éviter aux uns et aux autres ces illusions dont on se réveille souvent avec la gueule de bois. Nous nous sommes appesanti sur la situation de l’éducation et même proposé un numéro spécial de La Voix de l’Enseignant sur la réforme de l’éducation au Cameroun. Nous pensons que le chantier de l’éducation de notre jeunesse est le seul véritable « projet structurant » dont ceux qui nous gouvernent devraient se préoccuper. Dépenser des milliards de francs pour faciliter l’exploitation et l’exportation de nos richesses par des multinationales, qu’elles soient de l’Ouest ou de l’Est, ne structurera rien de significatif chez nous. L’exemple du pipeline Tchad-Kribi dont personne ne parle plus, en dehors des villageois qui voient l’environnement se détériorer sur le passage de ce sinistre python d’acier, devrait nous faire réfléchir. Vous parlez du barrage de Lom-Pangar ? La même rhétorique a servi lors de la construction du barrage d’Inga en RDC entre 1972 et 1982 (2 milliards de dollars soit 1000 milliards de FCFA des années 1970, rien à voir avec les 282 milliards de dollars dévalués de 2011 que coûtera le port en eau profonde de Kribi) et pourtant ce gouffre financier n’a servi qu’à noyer dans la dette l’économie congolaise.


Il y a cependant une chose que nous avons mal anticipée, et nous devons à nos lecteurs de le reconnaître, et ensuite d’expliquer pourquoi ce que nous avions cru entrevoir n’a finalement pas pu se produire : c’est la situation des relations entre la Russie et l’OTAN dans une géostratégie mondiale en mouvement.


Dans La Voix de l’Enseignant n°007 en ligne de mars 2009, nous anticipions un rapprochement entre la Russie et les pays de l’OTAN. Le contexte du monde hérité de Yalta a changé radicalement depuis 1989 et surtout 1991. Depuis le 11 septembre 2001, ce changement a pris un tournant tragique : « Désormais pointe, en face cette fois écrivions-nous, la volonté d’une mondialisation théocratique, sous la bannière du fondamentalisme musulman et d’une mondialisation marchande ayant pour nouveaux centres Pékin et Bombay ». Devant ce cas de figure, il nous semblait évident que l’OTAN et la Russie ne pouvaient qu’avoir des intérêts communs : « Serait-il [encore] raisonnable que, s’opposant à lui-même, le monde occidental s’affronte sous les drapeaux des USA et de la Russie ? ».


Eh bien, ce rapprochement n’a pas encore eu lieu et jusqu’ici, l’antagonisme semble prévaloir. Et cette persistance de rapports antagonistes entre la Russie et les nations de l’Ouest malgré des facteurs objectifs de convergence stratégique montre bien les limites de l’idéologie dans le « grand jeu » qui structure le monde actuel. Le démantèlement de l’Union soviétique en 1991 et l’arrivée au pouvoir de Boris Eltsine marquait la fin de l’opposition idéologique entre le bloc occidental et la Russie. La peur de la Russie ne date cependant pas de la révolution d’octobre 1917. En fait, il faut le dire, la révolution communiste l’emporte en Russie justement parce que la révolution bourgeoise échoue à y prendre le pouvoir. Quant à la véritable nature de la révolution communiste telle qu’elle a été mise en œuvre en Union soviétique, il s’agit d’un sujet qui mérite examen approfondi. Nous avons analysé ces situations avec plus de détail dans Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie. En glissant de ce type de gouvernance vers la démocratie de type libéral, Eltsine sur les traces de Gorbatchev avait commencé à mettre en place les véritables critères de convergence entre l’Occident et la Russie, un Occident dominé par l’ordre marchand, un ordre pour qui seules les affaires comptent, les autres considérations, géographiques, ethniques, raciales et même idéologiques n’étant que secondaires. L’arrivée au pouvoir de Poutine a radicalement inversé cette tendance bien qu’il ne soit pas revenu sur le programme libéral engagé par ses devanciers. Le rapprochement stratégique entre la Russie et l’Occident peut-il être considéré comme en sursis ou durablement compromis, surtout avec le retour de Poutine sur la plus haute marche du pouvoir d’Etat en Russie ?


En effet, Poutine par sa formation (diplôme de droit avec un mémoire consacré à la politique des États-Unis en Afrique), son histoire personnelle (admirateur de Lénine et de Staline, deux grands bâtisseurs de la puissance russe au XXè siècle), son parcours (Membre du KGB qu’il quitte avec le grade de lieutenant-colonel) incarne plus les valeurs de la Russie soviétique du milieu du XXè siècle que de celle du XXIè siècle. Cette Russie-là, officiellement communiste donc idéologiquement opposée à l’Ouest était fondamentalement une dictature militaire que l’on aurait plus judicieusement classé dans l’ordre impérial plutôt que dans l’ordre populaire dont elle se réclamait. Les premiers actes que Poutine pose dès qu’il accède au pouvoir en 2000 sont significatifs à cet égard : il met fin selon de nombreux analystes à un début de libéralisation – il est vrai anarchique - introduit par Gorbatchev et poursuivi par Eltsine. Il n’opère pas un retour vers le communisme – en parrainant Dmitri  Medvedev, un juriste de réputation libérale, au poste de Chef de l’Etat russe en 2008, Poutine montrait clairement qu’il n’entendait pas fermer le système qu’il mettait en place – mais en renforçant le poids des services de renseignements et de l’armée, il engage le pays sur une voie plus proche de celle la Russie des tsars, c’est-à-dire un système formellement démocratique mais fondamentalement impérial. Dans quelle mesure cette voie est-elle radicalement encore plus opposée au libéralisme occidental que ne l’était le soviétisme pré-gorbatchévien ?


Il faut se rappeler que depuis l’antiquité, 4 ordres se disputent le pouvoir dans les sociétés : les ordres rituel, impérial, marchand et populaire. Le libéralisme actuel correspond au triomphe moderne de l’ordre marchand (triomphe dont nous avons retracé les étapes dans Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie). Ceux qui ont parlé à ce propos de « fin de l’histoire » ont oublié que ce n’était pas la première fois que les marchands triomphaient dans l’histoire et qu’il peut ne s’agir que d’une fois de plus. Les adversaires les plus tenaces et les plus redoutables de l’ordre marchand ont toujours été l’ordre rituel et l’ordre impérial (C’est pourquoi en Occident où les marchands sont au pouvoir aujourd’hui, ils font tout pour se ménager la complicité ou à tout le moins la connivence des églises, des forces armées et de toutes les catégories qui composaient l’ancienne aristocratie). L’ordre populaire, que Lénine a tenté de mettre en œuvre pour la première fois en 1917 en Russie est aussi un concurrent de l’ordre marchand mais capitalisme et communisme sont idéologiquement plus unis par le matérialisme qu’ils ne sont opposés par l’antithèse libérté/égalité. Historiquement, il est aisé de s’apercevoir que le communisme s’accommode plus facilement du pouvoir des marchands que n’ont jamais pu le faire les hommes de guerre  qui n’aspirent qu’à détruire – et non en accumuler – de la richesse, en la mettant au service des conquêtes. Il s’explique ainsi que pendant la deuxième guerre mondiale le IIIè Reich n’a jamais songé à s’allier vraiment à l’Union soviétique sauf pour des raisons tactiques, alors qu’il a été facile pour les puissances libérales de l’Ouest de s’allier au communisme, le temps d’abattre un adversaire commun et particulièrement dangereux. De même, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, attentats qui portent la marque d’un ordre rituel musulman encore minoritaire mais furieusement ambitieux, la Russie de Poutine n’a eu aucun mal à se rapprocher des Etats-Unis sur ce dossier-là, d’autant que  dans sa zone d’influence d’Asie centrale  également convoitée par l’islamisme elle avait fort à faire (Le Jordanien Habib Ar-Rahman Khattab et Chamil Bassaïev s’étaient alliés en vue d’instaurer un pouvoir islamique au Daghestan).


Les manifestations actuelles de l’opposition russe dirigées exclusivement contre Poutine (alors que Medvedev est encore au Kremlin !) et largement relayées par les médias occidentaux traduisent à la fois la déception de l’Occident qui a pu compter un instant sur la possibilité d’une prolongation de la parenthèse Medvedev, et le raidissement progressif d’une Russie retrouvant les moyens de l’exercice d’un pouvoir global (puissance énergétique, croissance économique : le budget militaire russe était ainsi passé de 8 milliards de dollars sous Eltsine à plus de 50 milliards de dollars en 2007 sous Poutine). En clair, ce que la Russie a acquis en peu de temps sous Poutine (et contre les oligarques à la solde des milieux financiers américains : Ioukos, premier groupe pétrolier russe et 4 è rang mondial fut vendu au milieu des années 90 à seulement 308 millions de dollars et  aurait pu atterrir dans l’escarcelle de Chevron-Texaco au début des années 2000 pour plus de 40 milliards de dollars n’eût été l’intervention énergique de Poutine. En outre, il semblerait que l’oligarque Khodorkovsky avait également noué des contacts avec Halliburton, l'entreprise énergétique dirigée par Dick Cheney jusqu'en 2000). La Russie ne peut donc véritablement rentrer dans le jeu stratégique occidental que si elle devient libérale, c’est-à-dire si l’Etat Russe passe sous la tutelle d’une classe d’affaires elle-même parrainée par les milieux financiers occidentaux. Et dans ce cas, il y a toutes les chances pour qu’elle se contente d’une place de second rang à la périphérie proche du libéralisme. Ce n’est pas l’idée qu’un Vladimir Poutine se fait de son pays et tant qu’il sera au pouvoir, un fossé séparera donc la Russie du reste de l’Occident. En d’autres termes, le rapprochement entre la Russie et l’Occident est toujours à l’ordre du jour mais il attendra une saison plus propice. 



[1] Penser au célèbre livre d’Axelle Kabou : Et si l’Afrique refusait le développement ?

[2] Editorial La Voix de l’Enseignant n°004 de décembre 2008



26/12/2011
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