Brighelli - Mais quel bonheur d'être enseignant !
Être prof rend heureux, dit aujourd'hui la Rue de Grenelle dans une campagne de recrutement qui invoque "Star Wars". Ah oui ? s'interroge Brighelli.
Publié le 28/12/2015 à 09:37 | Le Point.fr
On se rappelle peut-être l'affiche du film. On y voyait un Depardieu à lunettes, tuméfié, la tête entourée d'un bandage impressionnant, souriant tout de même tandis qu'en arrière-fond une classe de collégiens déchaînés hurlait de joie. Cela s'appelait Le Plus Beau Métier du monde (1996), et Gérard Lauzier, le réalisateur, s'était amusé à décrire un collège de banlieue parisienne tout à fait ordinaire - moins terrifiant en tout cas que celui représenté l'année précédente dans Esprits rebelles (1995), où Michelle Pfeiffer utilisait ses ressources d'ancien US Marine pour mettre de l'ordre dans une école déshéritée de Los Angeles. Deux films, parmi d'autres, qui incitent peu à se lancer dans l'enseignement secondaire.
Que la force d'enseigner soit avec toi !
Mais peu importe au ministère de l'Éducation, qui recrute, encore et toujours. Après les 60 000 postes promis en 2012, voici 6 639 postes supplémentaires pour septembre 2016 - tirés du chapeau de Mme Vallaud-Belkacem, qui n'a toujours pas les moyens d'augmenter les enseignants d'un centime, et dont le détail occupe l'infographie ministérielle. Au total, ce sont donc plus de 25 000 enseignants que le ministère espère convaincre de rejoindre le grand vaisseau à la dérive.
Évidemment, il reste à persuader les étudiants de s'orienter vers l'enseignement. La précédente campagne, lancée il y a trois ans, a fait long feu. On y voyait des jeunes gens enthousiastes des deux sexes et de toutes les couleurs s'enthousiasmer pour ce « plus beau métier du monde ». Les parodies ont fleuri immédiatement, tant le discours publicitaire semblait loin des réalités parfois sordides du métier. Il est à remarquer que lorsque c'était Luc Chatel qui patronnait une campagne de recrutement tout aussi nunuche, les syndicats et Le Monde hurlaient à la « provocation ». Mais ce qui vient du Camp du Bien est forcément… bien.
Maître Yoda au secours de Vallaud-Belkacem
La nouvelle campagne emprunte à la fois à Star Wars (les fans ont immédiatement reconnu l'Étoile noire sur l'affiche interactive du ministère et se demandent si des droits ont été versés à Disney) et aux Dix Commandements. Elle s'appuie aussi sur des affirmations quelque peu imprudentes, issues d'un sondage ViaVoice réalisé en août 2013 pour L'Obs - il n'était pas encore question, à l'époque, de cette réforme du collège refusée par 80 % des enseignants, et dont la promotion au jour le jour connaît bien des vicissitudes.
Au cœur de ces incitations à l'aventure professorale, une statistique réalisée au doigt mouillé : 85 % des enseignants sont heu-reux. C'est sans doute la raison pour laquelle tant d'éducateurs rêvent d'entamer tout de suite une seconde carrière. L'association Aide aux profs, en quelques années, et sans autres moyens que la bonne volonté (imagineriez-vous un instant le ministère s'impliquant dans des reconversions, lui qui cherche désespérément à recruter ?) a instruit 3 400 demandes de reconversion. « Les premières années, nous étions contactés par des enseignants au bout du rouleau psychologiquement, puis des enseignants usés physiquement. Depuis 2010, nous accompagnons un nouveau public : de jeunes enseignants qui veulent déjà changer de voie. Leur jeunesse s'avère être un atout pour mener à bien leur projet », expliquent ces bénévoles, eux-mêmes anciens enseignants qui ont entamé une seconde carrière. Bref, on ne sait plus ce qui prime au ministère de l'Éducation : l'inconscience, l'arrogance ou le ridicule ? Peut-être les trois à la fois. Ou tout bonnement l'incompétence.
Tout sauf prof
Le ministère ne se vante pas de ces départs. Selon le Livre vert de l'évolution du métier d'enseignant (édition 2008, on s'abstient de faire de la publicité à ces mauvais coucheurs, et sous un ministère PS est-il envisageable de ne pas être heureux ?), 46 % des enseignants du premier degré et 39 % de ceux du second degré disent songer à quitter ce métier en raison du stress qu'il engendre. Et des conditions de travail déplorables. Et du peu de considération engendrée par le mépris ministériel. Et des contraintes pédagogiques folles inventées par des docteurs ès sciences de l'Éducation qui n'ont pas vu un élève réel depuis des lustres. À part ceux du collège Clisthène (modèle de la réforme Belkacem et de cette « pédagogie Nutella » qu'évoque mon ami Loys Bonod) dont Luc Cédelle, journaliste-éducation au Monde, s'est fait le chantre. Son livre s'intitule Un plaisir de collège (Seuil, 2008) - à ceci près que le vrai plaisir découle moins de la récréation ininterrompue que de la difficile maîtrise des savoirs. Et que le bonheur n'est pas l'objectif premier, mais l'objectif dernier de l'École : c'est pour ne pas être plus tard un esclave que l'on y travaille aujourd'hui.
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