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Cameroun : immunité gouvernementale, pillage systématique de l’économie et autres possibilités…

L’impensable est donc en train de se produire au Cameroun : désormais, les plus hauts commis de l’Etat, confortablement abrités derrière la forteresse de l’immunité que le noyau dur du système aura forcé l’Assemblée Nationale – pour une fois nombre d’élus du RDPC au pouvoir, habituellement obéissants et silencieux, ont non seulement boycotté la séance, mais ont tenu à dénoncer la manœuvre dans les médias ! - à leur accorder, s’ils s’obstinent à voir petit, pourront se livrer sans mesure et sans crainte, à l’un de leurs sports favoris, le pillage de l’économie du pays. Nous apprenons en effet ces jours-ci sur les médias qu’un projet de loi du gouvernement portant octroi d’une immunité à ses membres, déposé sur la table de l’AN, vient d’être adopté malgré une forte résistance. Il s’agit là d’un événement et peut-être d’un tournant que le citoyen camerounais responsable ne saurait laisser banaliser. Mais sur quel mode faut-il en parler ?

Cette question, parce qu’elle privilégie les paramètres formels, peut paraître saugrenue. Dans un pays où une forme de liberté pernicieuse d’expression a abouti à une sorte de « désonorisation » du verbe, réduisant à la fois les discours pour et les discours contre, les propos pertinents et les propos impertinents à une simple pantomime ambiguë, à une inutile gesticulation aphone, on peut bien se demander, lorsque l’on pense que l’on a à dire, si cela vaut la peine, et le cas échéant, comment s’y prendre pour franchir le mur de l’insonorité. Rien cependant ne résiste au temps, rien à part la vérité. Et quelle est l’une des facettes de la vérité sur le Cameroun d’aujourd’hui ?

A mon avis, c’est que notre pays n’est pas encore une société où l’on fait de la politique au sens moderne du terme. Les parties politiques, les corps intermédiaires, ne peuvent y prospérer parce que de telles structures sont conçues pour s’implanter dans une société qui s’est déjà forgé les règles de la coexistence et du cofonctionnement de telles institutions, ce qui n’est pas encore le cas pour la société camerounaise. Lorsqu’on observe attentivement notre « système politique » tel qu’il fonctionne aujourd’hui, le parallèle le plus proche – mais malheureusement encore à des lieues de ce que nous faisons - qui vient à l’esprit est celui de l’Angleterre du XIIIe siècle, lorsque profitant de la faiblesse de Jean sans Terre, les grands féodaux rédigèrent la Grande Charte et obligèrent le roi à la signer. Elle leur permettait de se prémunir contre les caprices tyranniques du prince, tout au moins de limiter l’arbitraire royal.

On voit tout de suite le rapprochement avec la situation camerounaise d’un monarque président en apparence tout-puissant mais en réalité non pas vieillissant mais véritablement déjà vieux, devenu incapable d’écoute et plein de lubies souvent féroces, lubies dont l’une des moins féroces consiste à jeter en prison régulièrement les membres de son entourage immédiat y compris ses plus fidèles serviteurs.

On convient aisément que face à un tel état des lieux, ces messieurs et dames, qui ont presque tous quelque chose de plus ou moins affreux à se reprocher système oblige, ces messieurs et dames dis-je, qui sont en même temps le dernier rempart du pouvoir du prince sans lequel ce dernier ne tiendrait pas une minute de plus sur son trône, on imagine donc aisément que ces messieurs et dames qui en ont certainement marre de vivre dans la peur, n’ont pas eu d’autre choix que de se concerter pour imposer à Monsieur Biya une sorte de Magna Carta à la camerounaise, sous la forme d’une immunité octroyée par la loi. Les barons anglais avaient vu et fait les choses en grand : les petits barons du système camerounais se sont montrés incapables de grandeur. Et c’est en cela que le cas d’espèce nous éloigne infiniment de l’exemple anglais.

L’histoire nous apprend en effet à quel point la charte anglaise transcendait les intérêts égoïstes des barons pour embrasser ceux généraux de l’Angleterre : elle ne visait pas à garantir la liberté exclusive des barons, mais la liberté individuelle de tous, et établit l’habeas corpus cher au monde entier jusqu’à nos jours; elle ne garantissait pas seulement les droits féodaux, elle garantissait aussi les libertés des villes et instituait un contrôle de l’impôt donc de la richesse du royaume. La petite charte des petits féodaux du système camerounais se contente de tailler une immunité pour cette étroite oligarchie prédatrice, juste de quoi leur garantir la liberté de continuer, comme le prince, à piller impunément, sans être contrôlés ou alors sans qu’un contrôle, quel qu’il soit, puisse les atteindre sur le perchoir de leur immunité. Est-ce même une surprise pour l’observateur attentif du champ de ruines qu’il faut bien se résigner à appeler le champ politique camerounais ?

 

Il suffit de se rappeler que ce haut fait législatif qui certainement fera date s’inscrit déjà lui-même dans une escalade historique. Dans les années 1990, dans le cadre de la révision devant aboutir à la Constitution de 1996, le constitutionaliste du système de lors, le Pr Joseph Owona, proposait déjà une irresponsabilité pour le Président de la République. Il suivait en cela la tradition française datant de la IIIe République que la réforme constitutionnelle française de 2007 a confirmée. Dans les années 90, le climat de suspicion et de tension – du grand/large débat entre autres - justifia sans doute l’ajournement de ces dispositions. Il fallut attendre la révision constitutionnelle du 14 avril 2008 pour glisser « subrepticement » (dixit Mutations) dans le texte fondamental l’irresponsabilité politique, administrative et pénale du président camerounais. Désormais et même à l’issue de son mandat, tous les actes commis par ce dernier (articles 5,8,9 et 10 de la Constitution, autant dire tout ce qu’il peut poser comme actes sur tous les plans) échappent à la justice, et seuls peuvent l’atteindre, au plan politique et pour des faits de haute trahison non spécifiés (article 53 nouveau alinéa 1) – ce qui garantit le cas échéant des discussions longues, byzantines et à coup sûr sans issue – les députés et sénateurs, mais à une majorité irréaliste des quatre cinquièmes.

S’étant ainsi confortablement mis à l’abri, M. Biya s’est mis à jouer au père Ubu, sur le plus pur style du personnage d’Alfred Jarry : M. Mebara Antangana, à la trappe ; MM. Inoni Ephraïm et Marafa Amidou Yaya, à la trappe ; M. Fotso, ci-devant prénommé Yves Michel, à la trappe… Mais tant que seule la liberté de l’humble camerounais, qui vit d’expédients et à l’occasion tond l’herbe d’autrui, était menacée, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Quelle nouvelle situation cela crée-t-il ?

Premièrement, et malgré apparences et génuflexions d’usage, il faut prendre acte de ce que M. Biya a perdu une part non négligeable du pouvoir qu’il exerçait jusqu’ici sur son entourage immédiat. Il ne s’est pas séparé de cette portion de pouvoir : il en a été dépouillé. Souvenez-vous de la maxime du pouvoir qu’il a assénée à M. Hollande : ne reste pas au pouvoir qui veut mais qui peut. Il n’a pas pu faire autrement que de se laisser délester de cette portion de pouvoir.

Deuxièmement, cela enclenche une mécanique qui est probablement irréversible : celui d’un déclin qui peut être, au sens propre, une agonie, courte ou longue. A-t-il encore la force de lutter ? Physiologiquement, non, mais sur d’autres plans, on ne sait jamais. Il va peut-être lui falloir s’adjoindre un dauphin, en qui il a toute confiance. Sinon, il peut se retrouver victime d’un scénario à la Bourguiba, ou pire. A-t-il une telle carte en main ? Difficile à dire.

Troisièmement, désormais immunisés eux-mêmes, son entourage immédiat peut à l’avenir le défier davantage. Il ne peut plus les expédier à volonté en prison. Cela peut déboucher sur plusieurs types de conséquences. Des éléments de cet entourage peuvent aller jusqu’à s’affranchir du système, s’y opposer même. Au Sénégal, l’on sait que c’est cette faculté qui a nourri, enrichi et fait évoluer positivement la démocratie. Saisiront-ils cette opportunité ? Le cas échéant, M. Maurice Kamto ne sera plus isolé dans son espèce. Ils peuvent demeurer fidèles au système et lâcher simplement la bride à leur boulimie prédatrice. L’économie du pays en souffrira davantage, et l’émergence sera plus que jamais un slogan creux.

Dans les sociétés minées par la violence et le mal, contrôlées par toutes sortes de mafias, il arrive que certaines circonstances historiques, interprétées par les divers acteurs, débouchent sur un processus de repentir qui permet d’inverser une tendance jusque-là considérée comme désespérée. Ce sont généralement ces repentis qui, du cœur même du système, tendent la main à ce qui est resté sain dans le peuple. Ensemble, ils arrivent à bloquer puis à inverser la marche de la machine infernale. Y aura-t-il des candidats au repentir dans le système camerounais actuel ? Le temps seul nous le dira.

Roger KAFFO FOKOU, écrivain

 



26/06/2016
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