Cas de la France : les mouvements sociaux peuvent-ils sauver les syndicats ?
Les organisations syndicales revendiquent de nombreuses nouvelles adhésions depuis le début du conflit social et apparaissent comme la meilleure opposition à la réforme des retraites d'Emmanuel Macron. Regain réel ou sursis déguisé ?
Plus de 10 000 adhésions à la CGT, 10 000 à la CFDT, 5 000 pour Force ouvrière,… À écouter les représentants syndicaux, leurs organisations ont le vent en poupe depuis les mobilisations records du mois de janvier contre la réforme des retraites, celle du 31 janvier, tout particulièrement, avec 2,5 millions de personnes dans les rues, selon les syndicats, contre 1,27 million de manifestants pour le ministère de l'Intérieur. Plus, donc, que les 997 000 protestataires décomptés par Beauvau en 2010 contre une autre réforme des retraites, celle de François Fillon.
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Chez Europe 1 le 10 février, Philippe Martinez s'enorgueillissait que son syndicat ait « dépassé les 10 000 nouvelles adhésions en un mois ». Même son de cloche chez Laurent Berger qui annonçait un bond de 10 000 adhésions en janvier, 7 000 demandes sur la seule dernière semaine quand, « d'habitude, c'est 3 000, un peu moins que ça chaque semaine », précisait-il sur RTL le 1er février. Force ouvrière se félicite également de 5 000 adhésions en plus sur la même période, rapporte encore l'antenne du groupe M6. Sur France Bleu, l'Union nationale de syndicats autonomes (UNSA), aussi, se gargarise d'avoir retrouvé en janvier 2023 le niveau d'adhésion de 2019, avant la crise sanitaire, avec une augmentation de 2 000 adhérents en quatre ans.
COMPTER LES ARRIVÉES… MAIS AUSSI LES DÉPARTS
Des adhésions « massives », selon les mots de Rémi Bourguignon, professeur à l'Université Paris-Est-Créteil, interrogé par RMC, qui « constituent une véritable originalité », mais pas nouvelle en temps de mobilisation sociale forte, comme le soulignent plusieurs spécialistes interrogés par Marianne. « Chaque fois que des manifestations ou des mouvements sociaux réussissent, les syndicats expliquent qu’il y a une augmentation des adhésions pour montrer leur réussite », nous rappelle Dominique Andolfatto, professeur de sciences politiques à l'université de Bourgogne. Stéphane Sirot, socio-historien expert des mobilisations sociales, abonde et cite en exemple « le Front populaire, les grèves de 1936 ou même, dans une moindre mesure, le mouvement de mai 1968 » où les « afflux d’adhésions ont parfois été assez massifs ».
Ces chiffres doivent surtout se lire à l'aune du nombre d'adhérents à jour de cotisation. « Il faut bien voir que la syndicalisation est un flux : chaque année des gens arrivent et chaque année des gens s’en vont, détaille Dominique Andolfatto. Ce que nous disent les syndicats, c'est que les adhésions iraient deux fois plus vite que d’habitude. Mais ils ne nous donnent pas le nombre de partants. Or, il y a des adhérents qui déménagent et ne renouvellent pas leur carte, d'autres qui partent à la retraite. »
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En prévision de son 53e congrès, en mars, la CGT publiait un rapport précisant son nombre d'adhérents et leur évolution. En 2018, ils étaient 638 656. En 2020, ils ne sont plus « que » 605 603. Des chiffres plutôt dans la fourchette haute des estimations, quand les observateurs les plus sévères situent plutôt leur nombre autour de « 450 000 », précise encore Dominique Adolfatto, et qui témoignent en tout cas d'une perte de vitesse de l'organisation. Pour Stéphane Sirot, « la question qui se pose aujourd'hui » aux syndicats « est leur capacité à conserver » leurs adhérents.
« L’un des problèmes actuels est qu’il y a beaucoup de turn-over, beaucoup d’entrées mais aussi de sorties, poursuit-il. Depuis les années 1970-1980, la tendance lourde est à la désyndicalisation », alors que le taux de personnes syndiquées en France tourne « au mieux autour de 10 % » contre 20 à 25 % durant les Trente glorieuses. Ce désamour est d'autant plus palpable lors des élections professionnelles. En décembre, celles concernant les salariés de la fonction publique ont été boudées par les fonctionnaires, avec un taux de participation de 43,7 % seulement, un « recul de 6,1 points » par rapport au précédent scrutin en 2018, détaillait la Direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) dans un communiqué de presse à l'issue du scrutin.
PRISE DE DISTANCE AVEC LES PARTIS POLITIQUES
Ces considérations n'empêchent pas d'observer un regain réel des syndicats en ces temps de réforme des retraites. Selon un sondage de l'Ifop réalisé pour Le Journal du dimanche le 18 février, ces organisations apparaissent comme la meilleure opposition à Emmanuel Macron « pour 43 % des Français », précise l'institut. Loin devant le Rassemblement national (25 %) et la Nupes (23 %). Grâce à une prise de distance ostensible vis-à-vis des formations politiques ? « L'une des critiques des Français contre les syndicats était qu'ils étaient trop politisés. Depuis une vingtaine d'années, toutes les organisations essayent d’être autonomes des partis politiques. Même la CGT fait des efforts », observe Dominique Adolfatto.
Or, la dernière séquence parlementaire a, justement, rendu très visible cette prise de distance. Philippe Martinez, surtout, dont les sympathies pour la gauche ne sont pas un mystère, se lâchait contre les partenaires insoumis sur BFMTV le 19 février : « L’Assemblée nationale doit être au service de ce mouvement social. Or, au travers de nombreux incidents, on a plus évoqué ces incidents que le fond du problème et ce qui est en débat dans la rue », fustigeait-il alors que le comportement de LFI durant les discussions a déplu jusque dans les rangs socialistes et écologistes. Le patron de la CGT, qui passera la main en mars, accusait même certains de « vouloir s’approprier le mouvement social en reléguant les syndicats au second plan ».
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« Que la CGT soit si véhémente à l’égard des partis est un fait nouveau, reconnaît Dominique Adolfatto. Ils se respectaient plus ou moins jusque-là. On assiste à une forme de rupture même si beaucoup de militants sont toujours très proches de LFI ou de la gauche en général. Il s'agit donc plus d'une guerre des chefs et des stratégies », poursuit-il, estimant que ce changement de pied est « relativement populaire aux yeux des Français » et « peut jouer en la faveur » des syndicats.
REGAIN OU SURSIS ?
Pour l'heure, difficile de dire si cet apparent retour au syndicalisme a de beaux jours devant lui. Les organisations pourraient tout autant pâtir du jusqu'au-boutisme du gouvernement qu'elles ont profité de la vacuité des discussions à l'Assemblée. Depuis le début des années 2000, les syndicats ont perdu quasiment tous leurs bras de fer avec l'exécutif : la réforme Fillon en 2003, celle de Woerth en 2020, la loi Travail en 2016. Même la réforme des retraites de 2020, malgré une mobilisation dure et très suivie – 800 000 manifestants selon l'Intérieur le 5 décembre 2019 et « 55 ou 55 jours de grèves d'affilée », se souvient Stéphane Sirot –, n'avait pas empêché l'exécutif de passer en force en recourant au 49.3. Avant que la crise sanitaire n'y mette un terme.
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Sans effets dans la rue, l'opposition se manifeste dorénavant dans les urnes, comme en 1997 après les manifestations de 1995 ou en 2012 après la réforme de 2010. « Par leur amnésie et leur autisme, les politiques font monter encore un peu plus l’extrême droite, cingle Stéphane Sirot. Amnésie, comme lorsque Macron oublie avoir dit que les résultats de la présidentielle l'obligeaient. Autisme, parce que le gouvernement n'engage plus aucune négociation avec les organisations syndicales mais ne fait que les consulter. D’ailleurs, la Première ministre parle pour eux de "concertation" mais emploie le mot "négociations" quand il s'agit des députés LR », avec qui le gouvernement a topé sur les carrières longues.
« Celui de la sous-traitance, des autoentrepreneurs, des Ubers, des précaires », égrène Stéphane Sirot. Assez pour faire naître des collectifs citoyens à l'importance parfois supérieure à celle des syndicats, comme les Gilets jaunes. Alors que 68 % des Français soutiennent l'opposition à la réforme selon un sondage pour Le Figaro datant du 17 février, ces « déserts syndicaux » couplée à l'impuissance des organisations face au gouvernement ne seront pas sans conséquences, prévient l'universitaire : « Nous assisterons peut-être à la résurgence de mouvements plus insurrectionnels type Gilets jaunes. »
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