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Conflit syrien : des clés pour aller au-delà de la manipulation

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, L’Harmattan, 2011


Que se passe-t-il réellement en Syrie et pourquoi cela est-il important ? Sur TV5 Monde, Alain Gresh, un spécialiste de la région officiant au Monde diplomatique en a proposé un décryptable très informé mais qui laisse l’observateur un tant soit peu averti sur sa faim. Le conflit syrien y apparaît surtout comme une confrontation autour des enjeux internes, tout au plus régionaux[1] . On en viendrait à s’interroger sur les raisons d’être du bras de fer auquel les Occidentaux d’une part, et les Russes et Chinois d’autre part se livrent sur ce dossier au Conseil de sécurité des Nations Unies. Pas d’intérêt, dit-on, pas d’action. Qu’est-ce qui fait courir autant de monde en Syrie ? Il me semble qu’il faut procéder niveau par niveau si l’on veut avoir une chance d’entrevoir les lignes de collusion autour desquelles s’agrègent les différents camps qui s’opposent aujourd’hui dans et hors de ce pays.


I. Enjeux et protagonistes internes
Au plan interne, et pour échapper aux pièges de l’analyse classique en matière de science politique, les 4 grands groupes qui composent toute population – l’armée, les marchands, les religieux et les travailleurs – sont en Syrie articulés dans des schémas d’alliance et d’opposition extrêmement complexes.


Le pouvoir est incontestablement militaire et gouverne le pays d’une main de fer. Alain Gresh résume parfaitement la situation lorsqu’il parle « d’un régime autoritaire, de l’arbitraire total de l’Etat et de ses services de répression, de la banalisation de la torture ». Pour le CIRET-AVT et CF2R [2] , « L’armée et les forces de sécurité sont la clef de voûte du régime. L’appareil d’Etat repose sur un grand nombre de services spéciaux et de gardes prétoriennes. Leurs dirigeants, même s’ils préfèrent rester dans l’ombre, sont les personnages incontournables dans le pays »[3] . C’est un pouvoir militaire qui dispose de moyens suffisants pour sa survie tant que la situation intérieure du pays reste normale et en l’absence d’une ingérence extérieure conséquente. Selon le rapport publié en janvier 2012 du CIRET-AVT et CF2R, « Ajouté à la garde républicaine, aux commandos et aux paramilitaires, ces différentes unités [d’élites d’une armée syrienne de 600.000 hommes] totalisent environ 40.000 hommes, constituant ainsi une force suffisante pour tenir le pays et gérer les trois principales poches de la guerre civile ».


Le pouvoir bénéficie du soutien des marchands ou plus globalement de la bourgeoisie (même quand celle-ci est sunnite), de ceux qui disposent donc des moyens financiers du système ou dans le cas contraire, d’en financer la déstabilisation. En contrepartie de ce soutien, cette bourgeoisie capitaliste marchande s’est emparée de l’essentiel de l’économie qu’elle se partage avec les pontes du système et leurs héritiers, fabriquant pour la majorité de la population une misère grandissante : « De plus, on assiste à une ¨dérive mafieuse¨ des héritiers des caciques de l’époque d’Hafez al-Assad. Ils ont tendance à infiltrer les rouages du régime à des fins personnelles. Ils profitent du relâchement des structures pour développer un capitalisme individualiste, créant des espaces facilement contrôlables dans la société de consommation. Cette dérive a débuté avec la prise du contrôle des nouvelles industries technologiques et du secteur des services (particulièrement celui de la téléphonie mobile). Il est complété par l’achat progressif des industries traditionnelles et une emprise foncière indéniable »[4] .

 
Les deux groupes restants qui auraient pu faire contrepoids, - les forces religieuses et la masse des travailleurs – sont traversés de nombreux courants de division.


Les forces religieuses sont très émiettées : « Près de 40% de la population appartient à des minorités : chrétiens latins ou orthodoxes, musulmans dissidents (chiites, Druzes, Ismaélites), musulmans orthodoxes  mais non arabes (Kurdes) ». Ces minorités font face à une majorité sunnite traversée par de puissants courants fondamentalistes qui les effraient.


Les masses travailleuses comme on les appelle, bien que frappées de misère en raison de la cherté de la vie (le taux d’inflation avoisinerait 25%) et du chômage sont néanmoins divisées sur une base générationnelle (les jeunes de moins de 20 ans représentent 60% de la population et sont frappés à 75% par le chômage) et communautaire (Arabes à 88% et Kurdes et Arméniens). Pour couronner le tout, cette masse ne semble pas réellement hostile au pouvoir en place à Damas.


Ces divisions affaiblissent donc ces deux groupes et expliquent pourquoi, de manière interne, le régime syrien apparaît solide et capable de survivre durablement et, probablement sous la pression de la jeunesse, de s’orienter vers un compromis politique à terme, si les forces internes étaient laissées à elles-mêmes. C’est malheureusement loin d’être le cas, parce que le conflit syrien recouvre au-delà des luttes de pouvoir internes d’importants enjeux régionaux.


II. Enjeux et protagonistes régionaux  
La carte du conflit syrien en montre clairement les connexions régionales. Les trois principales zones de guerre civile sont Idlib à la frontière turque, Homs à la frontière libanaise et Deraa sur la frontière jordanienne en direction de l’Arabie saoudite. Derrière la Syrie, on retrouve depuis 30 ans l’Iran qui représente l’ancienne mondialisation perse ; contre elle la Turquie et une possible résurgence de la mondialisation ottomane du côté nord, tandis qu’au sud en direction de la péninsule arabique les monarchies du golfe représentent la première mondialisation musulmane et arabe.  Entre ces trois protagonistes, se trouvent les intérêts hautement sensibles et stratégiques de l’Etat d’Israël, soutenu par la puissance Anglo-américaine. On se souvient du rôle que la puissance anglaise joua dans cet espace au début du XXè siècle grâce à l’entregent du célèbre Lawrence d’Arabie, pour retourner les arabes contre la puissance ottomane.


Qui sera la puissance régionale la plus influente en dehors d’Israël ? Si nous commençons par ceux à qui un tel statut est interdit, on peut d’embler citer l’Iran. C’est un pouvoir chiite qui cherche à étendre son champ d’influence dans la région à travers des relais comme la Syrie, le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien. Sa rhétorique ouvertement anti-occidentale et anti-israélienne en fait la cible préférée des Occidentaux et de leurs alliés de la région. La Turquie a été poussée au début du XXè siècle sur la voie d’un système politique fondé sur la laïcité et la démocratie de type libéral que l’on présente habituellement comme un modèle exportable vers les autres pays de la région, mais il existe un fond de nationalisme turc (il se manifeste lorsque l’on touche aux questions kurde et arménienne) qui ne rassure pas l’Occident et fait de la Turquie un acteur qu’il faut tenir en laisse. Reste les monarchies arabes de la péninsule arabique. Le déclin de l’Egypte et des Etats arabes du Nord de l’Afrique offre une opportunité exceptionnelle à celles-ci de s’emparer du leadership de la région. Dans la mesure où elles entretiennent le fondamentalisme musulman (les frères musulmans, les salafistes dont la source des doctrines se retrouve dans le wahhabisme),  et l’on sait que le fondamentalisme musulman en territoire arabe se nourrit toujours d’une bonne dose de nationalisme, l’on peut dire que leur alliance avec l’Occident ne peut être que tactique, objective et provisoire. Tout ce petit monde est donc occupé sur le terrain à se neutraliser et au besoin à s’entre-détruire.  On en vient là aux enjeux globaux.


III. Enjeux et protagonistes globaux  
Transcendant les acteurs régionaux, la crise syrienne oppose désormais d’un côté les Etats-Unis et leurs alliés dans ce qu’il est convenu d’appeler « les amis de la Syrie », groupe qui comprend tous les acteurs régionaux moins l’Iran, de l’autre la Russie et la Chine prêtes à associer l’Iran à la résolution du conflit. On a ainsi l’impression que le leadership mondial a choisi la Syrie comme une de ses arènes. Cette impression peut-elle être rationnellement argumentée ?


Du côté occidental, le conflit syrien est avant tout une dégénérescence des « printemps arabes », sur un modèle qui rappelle le conflit libyen. Même si les racines les plus profondes de ces soulèvements sont internes jusqu’à un certain point, leurs déclenchements et leurs conclusions pour certains doivent beaucoup à l’interventionnisme occidental appuyé pour des raisons de légitimité sur le Qatar et l’Arabie saoudite. A titre d’exemple, on les a appelés des révolutions numériques mais personne ne s’est soucié de préciser que les plateformes numériques qui les ont lancées et entretenues sont essentiellement occidentales. Ainsi, selon le rapport du CIRET-AVT et CF2R sur la Syrie, « Une organisation américaine (AVAAZ) semble jouer un rôle particulièrement important en Syrie, après s’être investie dans les autres « révolutions » arabes. Ricken Patel, créateur d’AVAAZ (et ancien membre de la fondation Rockefeller et Bill Gates), témoigne des actions entreprises par son ONG : « AVAAZ a été au cœur des luttes pour la démocratie dans le monde arabe. Grâce à 1,5 millions de dollars issus de petits dons de membres, nous avons mis fin au black-out que les dictateurs tentaient d’imposer après avoir expulsé tous les médias étrangers. Ce financement nous a enfin permis de former un nombre considérable de journalistes citoyens, de les équiper de modems et téléphones satellitaires de haute technologie et de leur fournir des connexions internet. » Combien y avait-il d’AVAAZ dans chaque pays touché par le printemps arabe ? Le cas de l’Egypte où les militaires ont dû se résoudre à trainer devant les tribunaux près d’une trentaine d’organisations pro-américaines montre qu’il s’agit à tous les coups d’une opération de grande échelle. Inutile de commenter la filiation avec la fondation Rockefeller.


On peut s’étonner des résultats mitigés des printemps arabes en terme de démocratisation de cet espace. Ces résultats s’accordent parfaitement avec les objectifs d’une politique américaine dite  du « Grand Moyen-Orient » baptisée politique « d’instabilité constructive ». Celle-ci date d’avant la première guerre du Golfe et a pour objectif de désintégrer complètement l’ensemble du Moyen-Orient sur le modèle libanais. La réussite d’un tel projet serait la garantie de la sécurité de l’Etat d’Israël. On voit par là les limites d’une politique visant à promouvoir une solution négociée dans le conflit israélo-palestinien, surtout s’il faut compter sur les Etats-Unis. La volonté acharnée de contrôle des Proche et Moyen-Orient peut-elle se justifier uniquement par l’objectif de la sécurité d’Israël ? La réponse est évidemment « non ». On voit par où s’articulent les intérêts russes et chinois.


Nous ne reviendrons pas sur la démonstration de la place fondamentale de la méditerranée comme espace de contrôle de l’Europe méridionale et de l’Afrique septentrionale,  espace dont ont su profiter par le passé les mondialisations perses, grecques, romaines, musulmanes et ottomanes. La Syrie permet à la Russie d’avoir un pied-à-terre sur la Méditerranée. Deuxièmement, en contrôlant les Proche et Moyen-Orient, l’Occident s’installe directement aux portes de la Russie. On sait qu’il a fallu la poigne d’un Vladimir Poutine pour arracher la Russie des griffes du grand capitalisme occidental incarné alors par les oligarques, et que la bataille est loin d’être terminée. Celle qui se joue en Géorgie et en Ukraine depuis quelques années n’est que l’expression d’une volonté occidentale obstinée à se mettre la Russie sous son influence directe avant d’y promouvoir une opposition libérale forte, puis un pouvoir de type libéral sur le modèle occidental. La Chine a-t-elle un quelconque intérêt à ce que le Moyen-Orient puis la Russie tombent dans le giron occidental ? Au-delà des enjeux pétroliers qui se  jouent encore dans cette zone-là, l’on peut penser aux routes commerciales vers l’Afrique et l’Europe qui pourraient alors lui devenir inaccessibles. Une perspective véritablement calamiteuse.

 

 

 

 

Comment va se solder le conflit syrien ? Premièrement et compte tenu de la nature et de l’importance des enjeux, aucun des protagonistes ne voudra lâcher prise. Le conflit pourrait donc s’enliser durablement. Des trois agendas, interne, régional et global, lequel finira-t-il par s’imposer ? On peut penser, au regard des moyens dont ils disposent, que les protagonistes internationaux imposeront leurs choix. Ce serait ignorer que nombre de puissances régionales de ce conflit font désormais partie du club des pays dits émergents.

 

 

 

 

[1] Heureusement qu’il comble cette lacune dans un autre article, « Le soulèvement syrien : causes, enjeux et incertitudes », paru initialement sur le blog Nouvelle d’Orient, et que reproduit le site Maghreb Emergent.

[2] Centre International de Recherche et d’Etudes sur le Terrorisme et l(Aide aux Victimes du Terrorisme  

[3] CIRET-AVT, « Syrie : une libanisation fabriquée, compte-rendu de mission d’évaluation auprès des protagonistes du conflit syrien », janvier 2012

[4] Rapport CIRET-AVt sus-cité





20/07/2012
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