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Conjoncture : Enseigner le panafricanisme et le patriotisme au Cameroun est-ce possible aujourd’hui ?

Le Messager : Les panafricanistes pensent qu’il faut enseigner le patriotisme à l’école aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?   Parlez-nous de l’importance du patriotisme quand on sait qu’il y a beaucoup de camerounais agents de l’étranger et que la Chine doit son développement aux patriotes qui s’inspirent de Mao Tsé Toung, les galvanisent et les portent en avant.   

Roger Kaffo Fokou : Je ne crois pas au panafricanisme d’étiquettes et de tribune. Il s’apparente de plus en plus à une nouvelle religion avec ses prêtres, ses évêques, ses cardinaux et ses papes qui dispensent des homélies quotidiennes en mélangeant et confondant les publics. A la Négritude, les intellectuels de l’Afrique anglophone avaient opposé naguère la Tigritude : le tigre ne proclame pas sa tigritude, il attrape sa proie et la mange. Cet africanisme qui ne se définit que par rapport à des ennemis extérieurs, à la fois réels et fantasmés, sert finalement de paravent aux ennemis intérieurs : ceux qui maintiennent les peuples dans l’esclavage au moyen de salaires de misère, s’approprient la fortune publique pour la gaspiller, ruinent les infrastructures économiques et sociales, et installent la précarité générale, signent les conventions de libre circulation puis empêchent la circulation des hommes et des biens, et au bout du compte, se voient décerner les honneurs du mérite panafricain… par des « panafricanistes » ! Pourquoi ne pas commencer par le B-A BA et travailler à unir notre pays dont les fractures ne cessent de s’élargir ? Il me semble que pour être Africain, puis panafricain, il faut d’abord être de son pays, à part entière, sans qu’il te soit rappelé à chacun de tes pas ta tribu, sans que ta tribu ne constitue un obstacle implicite puis de plus en plus explicite à la réalisation de toi-même, de tes ambitions, de ta contribution à l’édification du pays que tu crois tien. La condition première n’est-elle pas de se sentir suffisamment de son pays pour ne pas être tenté de s’engager dans l’aventure de l’exil, de l’émigration fût-elle illégale et mortelle, dans l’aventure d’une improbable sécession, fût-elle meurtrière et sans issue ? Vous savez, dans notre pays, même les morts, fussent-ils des héros nationaux reconnus, n’ont pas droit de cité sur toute l’étendue du territoire : récemment, Um Nyobe, le grand Um, s’est vu refuser un modeste séjour à Douala Bonapriso (un tout petit rond à un carrefour), dans un silence fracassant de ceux qui vivent grassement des gros moyens de la commission du vivre ensemble. Vous parlez de l’importance du patriotisme ? Normalement, il n’y a pas une valeur citoyenne plus forte que le patriotisme, ce sentiment d’appartenir à quelque chose de mille fois plus grand que soi, qui a été conquis, construit et protégé de haute lutte puis à nous légué, pour lequel le sang précieux d’innombrables devanciers a été versé, qui nous abrite, nous nourrit et nous protège à égalité et sans discrimination, quelque chose enfin pour lequel l’on est prêt à se sacrifier pas comme un mercenaire qui remplit un contrat contre espèces sonnantes et trébuchantes mais comme quelqu’un qui défend son bien le plus précieux, un bien qui donne un sens à sa vie et sans lequel sa vie n’a plus de sens… Quiconque sent au fin fond de lui que son pays est véritablement sa patrie, et non un simple pays dans lequel il n’est qu’un citoyen de seconde zone, suspect à chacun de ses mouvements, à chacune de ses prises de parole, dans lequel il quémande sa place comme chez le voisin et se voit constamment moqué parce qu’il en demande plus que ce à quoi on lui donne droit, dans lequel certains rôles, certaines positions lui sont implicitement puis de plus en plus explicitement refusés, quiconque expérimente cela au fond de lui ne peut être que patriote. Quiconque en expérimente le contraire aura bien du mal à être patriote. Le patriotisme n’est pas inné, il est cultivé. Et pour le cultiver, il faut préalablement une patrie, reconnue comme telle par tous et pour tous : un simple pays, quel qu’il soit, n’y suffit pas. La cohabitation suspicieuse et de plus en plus hostile que nous essayons de maintenir en nous efforçant de nous soustraire aux moyens qui y concourraient plus sûrement ne construit pas le patriotisme. Même si vous enseignez le patriotisme dans les écoles alors que l’on applique son opposé dans la vie réelle, la vie réelle l’emportera sur la théorie. La raison en est simple : l’école n’est pas un laboratoire hors de la vie : elle est dans la vie, et ses enseignements, s’ils ne sont pas validés par les tendances majoritaires de la vie, ne résistent guère à la critique des apprenants. L’idéologie dominante à chaque époque, disait Marx, est celle de la classe dominante. Notre classe dominante croit au pouvoir et à ses privilèges ; elle considère le pays non comme une patrie mais comme une vache à lait, un coffre-fort. S’il se vidait subitement, irrémédiablement, beaucoup en partiraient sans regret. C’est le message que diffusent les médias de cette classe à travers la voix de ses « intellectuels ». Tant que ce chorus-là sera sans nuance, l’école ne résistera pas à sa force de frappe, peu importe ses programmes.

 



08/11/2018
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