CRISE ANGLOPHONE : QUELQUES VÉRITÉS EN GUISE DE FEUILLE DE ROUTE
Il y a de cela quelques années, je venais alors de publier chez L’Harmattan Cameroun : liquider le passé pour bâtir l’avenir, je croyais avoir tout compris sur la situation des « anglophones » au Cameroun. Je m’exprimais de ce fait sur la question avec cette arrogance et cette même suffisance un tantinet méprisantes qui empreignent ces derniers temps l’attitude et le verbe de nombre de nos universitaires, au demeurant respectables personnalités du monde de la parole (mais beaucoup d’entre eux sont-ils encore respectés ? Et au fond, s’en soucient-ils réellement ?) mais souvent discutables acteurs du monde de l’action. Je suis depuis revenu sur bien de mes convictions de naguère, à force de lire ici et là, d’écouter les historiens et les acteurs ou témoins encore vivants de cette épopée nationale. Je ne pense pas avoir à présent tout compris sur cette question, mais ce parcours m’a enseigné à user d’humilité là où je nourris ne serait-ce que le moindre doute. Vous voyez que j’ai écrit « anglophones » entre guillemets, et à dessein. C’est le premier malentendu qu’il faut dissiper lorsque l’on aborde cette question et que l’on veut se donner des chances raisonnables de pouvoir contribuer à la résoudre.
« Anglophone » au Cameroun renvoie d’abord, qu’on le veuille ou non, à l’histoire du pays, une histoire si mal connue des francophones[1], parce que les acteurs politiques de ce second groupe linguistique à qui le hasard ou la volonté des impérialismes du XXe siècle ont confié le destin du pays n’ont pas toujours été du bon côté de l’histoire des luttes qui ont façonné son destin. La plupart d’entre eux, comme l’on dit du côté de chez moi, ont récolté là où d’autres avaient semé. Entre inventer une nouvelle épopée des luttes pour l’indépendance qui les place en son centre, les chances de réussir une telle affabulation étant fort minces, travestir celle qui a été effectivement construite par les événements, les marques de rustines devant être de toutes évidence difficiles à dissimuler, ils ont, par déficit d’imagination, paresse ou cynisme suprême, choisi de faire tout simplement une croix sur le passé de tout un peuple. Le blanc, une couche de silence épaisse comme du corrector. Et une amnésie collective, bien commode pour eux, s’est installée.
« Anglophones » est donc au Cameroun un concept historique et qui a évolué avec le temps. Il n’eût rien signifié à l’époque de Fernando Poo : nous étions alors chacun installés dans sa tribalité. En 1961, il désignait quelque chose de précis, sans la moindre possibilité de confusion : les Camerounais de l’autre rive du Moungo, exclusivement, homogènement. Aujourd’hui, à la faveur d’une timide politique de bilinguisme, il désigne un groupe plus hétérogène, presque hétéroclite. Ces anglophones de 1961, qui ont opté pour le rattachement au Cameroun ex-français (La République du Cameroun), auraient pu le faire aussi bien pour le rattachement à la République fédérale du Nigéria, comme ceux de l’ex-Cameroun septentrional britannique. N’oublions pas que le Cameroun méridional avait déjà obtenu son autonomie interne dans le cadre de la Fédération du Nigeria. Quittant une fédération républicaine déjà construite et qui l’est demeurée, ils avaient opté pour une fédération à construire, et qui s’est dissoute à peine entamée un 20 mai 1972. On peut comprendre les regrets d’hier et d’aujourd’hui. Aucune autre région du Cameroun francophone n’a eu les mêmes cartes en mains. On ne peut donc pas comparer des choses incomparables.
Le deuxième malentendu est d’ordre culturel. La spécificité des anglophones historiques du Cameroun n’est pas seulement linguistique et elle n’est même pas ethnique : elle est culturelle. La langue n’est qu’un élément de la culture, elle n’est pas toute la culture. Et cette spécificité culturelle est encore un produit – un sous-produit même si vous le voulez ! – de l’histoire. Cela va sans dire, me direz-vous, mais cela va encore mieux en le disant. Dans cette partie du Cameroun colonisée – peu importent les accords de tutelle de la SDN ou de l’ONU, les impérialismes britannique et français les avaient foulés au pied sans la moindre hésitation – par les agents de Sa Majesté sur le modèle de l’indirect rule, la Common law avait installé une pratique et une perception de la justice qui n’avaient rien à voir avec ce qui se passait de ce côté-ci du Moungo. Une justice fondée sur la prééminence de la jurisprudence et non de la loi, et donc qui répugne à faire deux poids deux mesures alors que la loi excelle à juger en fonction des époques et à la tête du client. Mêmement, le modèle d’éducation que les anglais y ont laissé n’est pas seulement anglophone et il ne suffit pas de le traduire en français pour qu’il ressemble à ce que les successeurs de Napoléon Bonaparte ont laissé de ce côté-ci. Comme l’aurait certainement écrit Mongo Beti, avant 1961, ce côté-ci et l’autre côté du Moungo, c’étaient deux pays, deux mondes, deux destins. Il suffit de comparer les pratiques administratives de ces deux entités, même par les mots : de ce côté-ci, fonction publique, et l’on voit d’emblée la mise en exergue de la fonction, de l’individu en fonction, en sa qualité d’administrateur donc de gestionnaire des biens, des conduites des hommes, ayant la charge de leur administrer comme un médicament des règles de conduite, généralement avec la force…armée ; de l’autre côté, c’est le « civil service », cette notion de service public ou service du public si éloignée dans sa conception-même de l’idée d’user de la force qu’il met l’accent sur son caractère « civil » par opposition à « armé », aussi étrangère à nos mœurs bureaucratiques corrompues que peut l’être une planète d’une autre ! Notre administration napoléonienne a hérité d’une tradition de soumission du citoyen, au besoin par la force ; celle issue de l’indirect rule britannique a hérité d’une tradition de service du public donc d’écoute du public, de recherche participative du consensus. A ce titre et c’est bon à savoir, participer n’a pas, culturellement, la même signification pour les anglophones historiques et les francophones historiques du Cameroun. Il pourra avoir la même signification pour les bilingues du Cameroun de demain, mais nous n’en sommes pas encore là, à chaque jour suffit sa peine.
En effet, pour ceux qui gouvernent le Cameroun aujourd’hui sur le modèle bonapartiste, l’administration est le tout et le reste du peuple est le rien. Ils considèrent que, lorsque en votant une loi, en prenant un décret, une décision peu en importe l’impact, on a consulté les membres du gouvernement parmi lesquels des francophones et des anglophones, des hauts gradés de l’administration, parmi lesquels des francophones et des anglophones, alors on a respecté le droit à la participation du citoyen. Après tout, ces gens, mieux formés, plus éclairés, plus responsables, plus respectables, ne représentent-ils pas le peuple mieux que le peuple lui-même ? Ne sont-ils pas le peuple plus que le peuple lui-même ? Pour les anglophones historiques et pour des raisons de culture politique et administrative, ces gens-là ne représentent malheureusement qu’un même groupe : le gouvernement et son administration. Normalement, ils ne sont pas mis là pour gérer le peuple ainsi qu’un propriétaire gère sa boutique, et lui dire ce qu’il doit faire ou ne pas faire ; ils sont là parce que le peuple l’a voulu, pour servir le peuple comme le peuple souhaite être servi, pas comme ils pensent qu’il serait bon que le peuple soit servi. Et cela fait un véritable monde de différence.
Il ne s’agit donc pas avant tout d’émettre des jugements de valeur, il s’agit de prendre acte des faits et de les intégrer dans la gouvernance globale du pays, pour aménager des voies consensuelles de nécessaire évolution. Lorsque sur le front de la question anglophone cette dernière crise s’est déclenchée, dans un contexte très différent de ceux qui avaient vu naître puis s’émousser les précédentes, le pouvoir en place et la haute administration qui le sert plus aveuglément que lucidement sont constamment passés à côté de la plaque, malgré les mises en garde multiples. L’on a compté sur le temps : le temps use tout, s’est-on dit. Mais le temps n’a jamais été le meilleur ami de l’homme, surtout de l’homme imprévoyant.
Au tournant des années 80 qui ne s’en souvient pas, nous avons assisté à de grandes marches contre le « multipartisme précipité », de la part des mêmes personnes et au nom des mêmes organisations qui marchent aujourd’hui contre la division du pays, sans se rendre compte que la sécession n’est que la forme la plus radicale de la division d’un pays. Nous vivons depuis des années dans un pays fracassé, raccommodé au scotch[2] comme un pare-brise accidenté, défiguré à force de points de suture. Et qui a traumatisé à ce point le portrait de ce pays naguère si beau ? Les mêmes qui marchent aujourd’hui contre la division du pays, redevenus le temps d’une crise d’ardents défenseurs d’un pays « un et indivisible » ! Ont-ils réellement trouvé leur chemin de Damas à la faveur de l’actuelle éruption du Fako anglophone ? L’histoire, qui ne ment jamais durablement, nous le dira un de ces jours.
Il est un dernier malentendu qu’il me faut dissiper. Les acteurs de la crise anglophone actuelle posent les mêmes problèmes que leurs prédécesseurs, mais là s’arrête la comparaison. Nous l’avons déjà dit, le contexte n’est plus le même : il a radicalement changé tant en interne qu’à l’international. Les causes minoritaires, même si elles ne sont pas plus soutenues, sont redevenues plus audibles aujourd’hui : le Tibet chinois, le Kurdistan irakien, la Catalogne espagnole, le Sud Soudan et j’en passe. Le terrorisme naguère marginal – IRA irlandais, Brigades rouges italiennes, Action directe française… - s’est lui aussi mondialisé en se miniaturisant. Il est devenu un terrorisme 2.0 et exporte sur internet ses gadgets les plus meurtriers. Les guerres les plus répandues et les plus dévastatrices, psychologiquement, physiquement et matériellement, sont moins conventionnelles qu’asymétriques. Un passage de génération est en train de se faire chez les anglophones historiques du Cameroun. Et que leur transmettent certains de leurs aînés ? Une épopée imaginaire mais un mythe en train de s’incarner : l’Ambazonie, avec ses armoiries. Prenons garde que cette jeunesse, cocktail de non scolarisés, de déscolarisés, de diplômés au chômage, de sans avenir, de désespérés, ne prenne ce mythe pour la réalité. Un mythe, même vide, peut se remplir : il suffit de l’approvisionner de sang, du sang de quelques martyrs. Ce processus, déjà largement amorcé, peut encore être stoppé. On ne peut lutter contre un mythe que par un mythe, c’est un principe connu. Et nous avons entretenu dans ce pays, depuis des décennies, un mythe, un mythe de plus en plus creux au fil de ces décennies : celui de l’unité nationale.
Pourquoi nous le cacher ? L’unité nationale, si chère au défunt Président Ahmadou Ahidjo, que l’actuel locataire d’Etoudi a transformé verbalement en intégration nationale à l’orée des années 80, est le plus grand mythe officiel de l’Etat camerounais des 50 dernières années. Les différents pouvoirs s’en sont servis pour emballer nos multiples plaies, fractures, cassures, divisions, et les ostracismes qui en ont découlé, comme d’un emplâtre sur une jambe de bois. L’unité nationale a été notre cache-misère, notre cache-honte, notre lunette embellisante. Elle a été le grand mensonge national. Il ne faut pas qu’elle justifie aujourd’hui notre aversion du dialogue, notre phobie du consensus. Elle peut et a l’occasion de servir une vraie cause, à condition de s’incarner véritablement. Comment ?
Il suffit qu’en son nom ceux qui nous gouvernent tournent le dos aux rapaces, ces oiseaux prédateurs assoiffés de chair et de sang dont très peu sont des aigles et nombreux de vulgaires vautours ou pire, des charognards. Il s’en recrute partout de nos jours y compris dans nos hémicycles. Je les entends hurler « A mort ! A mort !!! », comme des loups dans la nuit. Nos compatriotes de l’autre côté du Moungo et nous-mêmes sommes aujourd’hui pris en étau entre les extrémistes anglophones partisans de l’Ambazonie, et les extrémistes francophones adversaires acharnés de toute forme de dialogue véritable. De même que nous demandons aux anglophones de ne pas écouter leurs extrémistes, pourquoi écouterions-nous et demanderions-nous aux francophones d’écouter nos extrémistes à nous ? Pas de deux poids deux mesures ! Il est plus que temps que nous nous mettions tous autour de la même table. Parce que si nous sommes réellement, sincèrement « mendiants de la paix », d’une véritable paix, celle-ci passe inévitablement par le dialogue véritable et le consensus authentique.
Par Roger KAFFO FOKOU
Enseignant-Syndicaliste-Ecrivain
Paru dans Germinal du lundi 16 octobre 2017
[1] Autre concept que seule l’histoire permet de comprendre dans son évolution. Quand nous étions à l’université de Yaoundé au début des années 1980, « anglo » était une insulte qui vexait particulièrement nos camarades originaires de l’autre côté du Moungo, et eux nous appelaient « frogg » mais pas « franco », parce que contrairement à « anglo », « franco » ne portait aucune charge négative. Cela a-t-il réellement changé ? On peut en douter.
[2] Dans tous les sens de ce mot.
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