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Crise anglophone : qui sont-ils, ces barbares qui massacrent nos espoirs ?

Il tente de se mettre sur pied aujourd’hui une factice unanimité sur au moins un aspect de la crise anglophone : l’hubris des sécessionnistes. Ce sont des barbares aux méthodes dignes d’une autre époque, d’une époque que nous avons heureusement répudiée depuis belle lurette. « Autrefois tu vécus dans la barbarie et, comme un soleil… peu à peu tu sors de ta sauvagerie ». C’était là, vous vous en souvenez, un discours d’inspiration colonialiste mise en musique sous des airs patriotiques, destiné à adoucir les mœurs d’un peuple brimé, brutalisé, victimisé, mais en rupture de soumission, au bord de la tentation d’en découdre. Les barbares de l’empire, quoi. Chaque époque a ses barbares, même si de loin en loin l’histoire se permet de revoir les portraits au point de les inverser carrément dans certains cas. Tout est donc souvent question de circonstances et de perspectives.

Il est vrai, il faudra me marcher sur le corps, littéralement et dans tous les sens de l’expression, avant de m’extorquer une nouvelle portion du Kamerun, si petite soit-elle. Assez, c’est assez ! Et les récriminations des sécessionnistes ambazoniens, si justes soient-elles contre le pouvoir ultra centralisateur et prédateur de Yaoundé ne suffiront pas à rendre sympathiques à mes yeux leurs ambitions séparatistes. Parce que, voyez-vous, rien de ce qui est Cameroun ne m’est étranger, ni le Nord-ouest, ni le Sud-ouest.

Pour autant, les choses ne sont pas si simples qu’on veut aujourd’hui me le faire croire : elles ont pu l’être à un moment de cette crise, tout au début peut-être, elles ne le sont plus. Et la raison en est justement fort simple : nous avons depuis basculé d’un état de « paix » à un état de guerre. Et cela a tout changé.

Il n’y a pas si longtemps – deux petites années peuvent paraître une éternité ! – la barbarie était dans l’autre camp : le camp de ceux qui ont le pouvoir, construisent la légalité, détiennent la clef des arsenaux et des coffres, régentent l’information, font littéralement la pluie et le beau temps. Il n’y a pas longtemps, la barbarie était dans le camp des « dieux » et cela était inadmissible, insupportable. Face à des manifestations somme toute républicaines des hommes du barreau, des pédagogues et des étudiants, la troupe avait été instruite de charger : pas de quartier ! leur avait-on sans doute ordonné. Il en était résulté des scènes indescriptibles, insoutenables, tout au moins dans un contexte de paix et de bien-vivre ensemble, et la réprobation avait été… presque unanime. On peut imaginer que cela ne fut pas du goût du pouvoir, du goût des « dieux ». Il fallait donc faire quelque chose et vite. Comment inverser les rôles pour que les « dieux » redeviennent eux-mêmes ? Certains avaient sans doute leur petite idée sur la question.

En situation de paix, le citoyen mécontent qui use des moyens constitutionnels pour le manifester a forcément le beau rôle face à un Etat répressif. En situation de guerre, il en est bien vite autrement : le citoyen mécontent qui prend les armes devient hors-la-loi et légitime par sa posture le recours de l’Etat à la force même la plus radicale. On comprend pourquoi, recevant les enquêteurs de l’International Crisis group, certains hauts fonctionnaires de la présidence de la république suggérèrent, très adroitement, aux Anglophones de prendre les armes : « Tant que les Anglophones ne prennent pas les armes, leur petite grève-là ne nous gêne pas outre mesure » ! Je ne voudrais pas imaginer que certains ont pu suivre cette logique au point d’aider ces Anglophones-là à acquérir leurs premières armes, mais qui sait ? Il s’est dit tellement de choses invraisemblables depuis le début de cette crise !

Donc, l’engrenage a fonctionné. Et la crise basculant dans un état de guerre, la barbarie a changé de camp, de façon mécanique : la violence légale s’est légitimée en devenant maintien de l’ordre, défense de l’intégrité du territoire, garantie de la sécurité des hommes et des biens, faisant de la violence illégale, - fût-elle défensive mais l’était-elle ? - barbarie pure et pure sauvagerie. Ouf ! Aujourd’hui, les Organisations internationales, l’ONU en tête, condamnent sévèrement ces terroristes sécessionnistes ambazoniens, et les menacent de la justice internationale. Cela seul suffira-t-il à les désarmer et à ramener la paix maintenant qu’ils sont armés, ont appris à se servir de ces armes, et peut-être ont pris goût à s’en servir ? Cela peut sembler simple, par naïveté ou démagogie, mais ça ne l’est pas, ça ne l’a jamais été nulle part.

Avec toute leur puissance militaire, les Américains viennent de faire 17 ans de guerre inutile en Afghanistan. Ils y ont tué et contribué à tuer des centaines de milliers d’afghans, et y ont laissé sur le carreau presque 7.000 soldats américains. Sans être en mesure de gagner cette guerre-là. L’Etat sénégalais n’a jamais pu éradiquer la violence casamançaise. En Colombie, l’Etat a dû négocier en 2016 avec les FARC, après plus de 50 ans d’une inutile guerre qui a coûté la vie à 260.000 colombiens, fait 45.000 disparus, 6,9 millions de déplacés. On pourrait faire ainsi le tour des continents et des époques : ces guerres inutiles, qui ont fait des millions de morts, parce qu’il fallait préserver l’amour-propre de quelques-uns, soigner l’égo démesuré de piètres politiciens qui ne savaient pas s’élever à la hauteur des hommes d’Etat.

Dans cette guerre nôtre que beaucoup hésitent encore à appeler par son nom, il n’y aura pas de vainqueurs, il n’y aura que des vaincus. Parce qu’au fond, voyez-vous, dans un camp comme dans l’autre, ce sont les mêmes hommes et femmes qui meurent : des Camerounais.

J’entends des gens s’efforcer de masquer Southerns Cameroons par Ambazonie (je vois mal en quoi je suis redevable de quoi que ce soit envers saint Ambroise d’ailleurs, mais passons.), sans succès, et revendiquer un droit de propriété exclusif sur un bien indivis. Ils bénissent sans doute le jour où le colon britannique s’est installé sur nos terres pour nous diviser, nous asservir et se servir. Je leur dis tout net : je ne mangerai pas de ce pain-là, même contraint par les armes. Ils confondent facilement les hommes au pouvoir à Yaoundé avec les Camerounais dans leur ensemble et s’imaginent que si ceux-là se fichent de ce qui peut arriver à ce pays, ceux-ci sont prêts à les suivre comme des moutons. Sur ce bout de terre qu’est Bakassi sont morts un nombre incroyables de Camerounais de tous les coins du pays : ils y sont morts parce qu’ils ne doutaient pas un seul instant que ce fût leur pays, et aujourd’hui certains disent à leurs veuves, veufs et orphelins que leurs maris, femmes, pères ou mères sont morts pour une terre qui n’était pas la leur, dans une guerre qui n’était pas la leur. J’entends aussi d’autres Camerounais revendiquer leur droit exclusif à décider du passé, du présent et de l’avenir de ce pays, s’arroger l’exclusivité de décider de la forme à donner aux rêves que peuvent nourrir les Camerounais. Il n’y a qu’eux qui puissent décider de la forme de la république. Ils ont fait évoluer selon leur fantaisie cette forme de la République du Cameroun à la République Fédérale du Cameroun, puis à la République unie du Cameroun, pour revenir à la République du Cameroun. Et quand ils ont parlé, tout est dit : le président a dit, un point c’est tout. Ils ont reçu ce sacré pouvoir du colon français sans doute, qui veille toujours au grain. Emmanuel Macron, au mépris de l’exercice électoral en vue, n’a-t-il pas déjà invité son vainqueur à l’Elysée au lendemain dudit exercice ? Ce n’est pas du mépris pour nous autres. Pour lui, il me semble que nous n’existons tout simplement pas.

« Le nationalisme, c’est la guerre. », disait François Mitterand ? C’est plus vrai de dire que l’extrémisme, c’est la guerre. Le nationalisme, quoi qu’on en dise, n’est pas toujours, n’est pas forcément extrémiste. Même si les régions anglophones de ce pays étaient les seules à être lésées, même si une telle injustice avait atteint les pires excès, cela justifierait-il cette autre injustice extrême que constituerait le fait de décider unilatéralement de mettre fin au droit à l’éducation de toute une jeunesse, de reconfigurer le pays et d’en exproprier les autres Camerounais, et ainsi de mutiler un territoire qui en a déjà autant subi dans sa jeune histoire ? L’extrémisme, c’est la guerre. Même si nous avions vraiment, extrémisme aidant, élu M. Paul Biya démocratiquement et à 100% président de la république, cela lui donnerait-il le droit de prendre en otage nos rêves même les plus farfelus, et de nous imposer les siens, même les plus destructeurs, au point de nous entraîner dans une barbarie que nous n’avons jamais souhaitée, contre laquelle lui est ordinairement plutôt bien protégé au moyen de nos impôts alors que nous et nos enfants en mourrons par milliers et de mille façons qu’il ne saurait même imaginer ? L’extrémisme, c’est la guerre !

Quand cette crise a commencé, nous l’avons dit et redit : le temps ne va pas l’user, comme en 1990, mais l’attiser ; un mythe vieux mais jusque-là vide et inconsistant tente de prendre racine pour vivre : arrosé du sang de quelques martyrs, il peut opérer un tel miracle. Mais le pouvoir absolu développe cécité et surdité. Le mythe de l’Ambazonie s’incarne peu à peu, ne nous le cachons plus. C’est peut-être un cancer, mais il est aujourd’hui en pleine métastase.

Quelque part dans la zone anglophone, au moment où j’écris ces mots, une ou plusieurs vies humaines s’effondrent, réduites à néant. Et ce sont des vies camerounaises prises par des mains camerounaises. Ce n’est pas la peine de me dire de quels bords sont les uns et les autres. Ces vies-là étaient des promesses d’avenir : des Mozarts, des Einsteins, des Eto’o fils, des Bill gates, que sais-je, aujourd’hui livrés aux charognards. Sur leurs restes, nous mitonnons de pathétiques discours, nettoyons nos consciences en distribuant quelques kilos de riz aux veuves et aux orphelins, en collant quelques colifichets sur des cercueils parfois vides. Nous avons appris à cultiver la misère puis la douleur, comme des fleurs rares, et nous en servons aujourd’hui pour décorer nos discours et nos places publiques. Ce peuple que la misère dispensée à profusion n’a pas anéanti, on va l’hébéter, l’aplatir de douleur, le réduire au silence ? Il aura fort à faire à compter ses morts, et pendant ce temps, certains seront tranquilles ?

Non, on ne se taira pas tous.  Il y aura toujours des voix pour dire et dénoncer le mépris et l’arrogance. Parce qu’il n’y a déjà eu que trop de morts inutiles. Parce que cette démesure peut être abrégée et que la rhétorique de certains prolonge et creuse davantage la souffrance des autres. Parce que s’asseoir tous autour d’une table ne va coûter aux uns et aux autres qu’un peu d’orgueil ravalé, mais que s’obstiner à ne pas le faire coûte au Cameroun des ressources et des vies dont ce pays a besoin pour se construire, coûte à beaucoup un fils, un mari, une femme, une mère, un père, une sœur, un frère… peut-être tout l’espoir d’une vie. On ne se taira pas parce que notre pays ne sera pas moins beau simplement parce qu’il sera devenu plus décentralisé, ou parce qu’il sera devenu fédéral. On ne se taira pas parce que nous ne sommes pas prisonniers de la forme de l’Etat du Cameroun, parce que ce n’est pas à la forme de l’Etat du Cameroun que nous sommes fidèles mais au Cameroun tout court. Et cela, nous allons continuer à le dire à tous ces barbares qui  massacrent nos espoirs.

Roger Kaffo Fokou, Ecrivain.

 

 



15/09/2018
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