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CRISE ECONOMIQUE MONDIALE : et si le modèle démocratique était en danger ?

Par ROGER KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011

 

Dans une interview au Monde magazine du 09 septembre dernier, le professeur Francis Fukuyama admet que « le modèle américain néolibéral est officiellement en crise depuis 2008 ». Et il n’y a aucun doute qu’il pèse avec soin chacun de ses mots : il ne dit pas que l’économie américaine est en crise, il affirme que le paradigme sociétal américain, le néolibéralisme, est officiellement reconnu comme en crise depuis 2008. Une sorte de franchissement du mur du son, si l’on peut oser la comparaison. Cette révélation sous forme d’aveu, venant du professeur Fukuyama l’auteur du bestseller sur « la fin de l’histoire », est très significative. Cependant, interrogé sur ses convictions des années 1990, M. Fukuyama nuance subtilement son propos : « aujourd'hui comme il y a vingt ans, il n'y a pas meilleur modèle d'organisation politique que la démocratie libérale dans le cadre d'une économie de marché ». Cette restriction de cadre a toute son importance. Elle fait écho à la restriction première qui préfère la démocratie libérale à la démocratie tout court. Une restriction qui ne suffit pourtant pas, de l’avis même du professeur Fukuyama, à constituer une garantie fiable,  et c’est là qu’il  ne peut s’empêcher de laisser éclater son propre scepticisme : « Néanmoins, dit-il, le plus grand défi n'est pas de proclamer la démocratie mais de constituer des institutions démocratiques pouvant fonctionner sur le long terme. Or, au fil du temps, le bon agencement des institutions peut  s’enrayer et paralyser une démocratie ». Description peu optimiste de la situation institutionnelle américaine. Les institutions de la démocratie libérale sont-elles même véritablement démocratiques ? Dans l’hypothèse (à vérifier) où elles le seraient, leur fonctionnement se serait-il enrayé avec le temps et pourquoi ?

Modèle indépassable mais pas immortel : quelques leçons venant de l’histoire


Le modèle démocratique que l’Occident moderne a adapté et essaie de promouvoir (souvent avec des méthodes essentiellement non démocratiques) sur la planète nous vient du fin fond de l’histoire. Et chaque fois que ce modèle a émergé et s’est imposé, il a coïncidé avec le triomphe du marché, donc des marchands : « A Athènes, Solon prit donc le pouvoir en 594 av. J.-C. Il initia un ensemble de réformes qui retirèrent le pouvoir à l’aristocratie guerrière au profit de la bourgeoisie non terrienne montante. L’on a surtout retenu de Solon qu’il a instauré la démocratie en Grèce et cela ne peut être démenti. Ce que l’on dit moins, c’est qu’il s’agissait avant tout d’une démocratie bourgeoise, dont les parallèles avec la révolution française de 1789 sont frappants »[1]. Ces réformes instaurent une véritable ère de respect des droits de l’homme dans la cité grecque et, développant l’économie et la production des richesses, ouvrent la voie à la prospérité. C’est à la suite de ces réformes que la Grèce sort de la période archaïque (comparez avec l’évolution de l’Europe qui sort du Moyen Âge pour la modernité) pour celle dite classique. L’âge d’or de la civilisation grecque ancienne – qui comprend notamment le siècle de Périclès (v.495-429 av. J.-C.) - est donc un héritage de la démocratie solonienne qui, bourgeoise comme celles de la fin du XVIIIè siècle européen, est en fait une démocratie libérale avant l’invention de l’expression. Et pourtant cette Grèce-là, qui continue à fasciner plus deux mille ans après par son modèle, est morte. De quoi ? La réponse à cette question peut utilement nous inspirer aujourd’hui.  


La Grèce de la démocratie cumulait à ses indiscutables avantages les mêmes tares que la démocratie libérale actuelle.  D’abord, elle était surtout une démocratie formelle, dans laquelle l’égalité des citoyens se limitait à l’égalité de naissance. Pour y jouir de tous ses droits civiques, il fallait disposer des moyens conséquents et ceux-ci étaient fort inégalement répartis, si bien que seule la petite fraction possédante pouvait concrètement exercer, au prorata des moyens de chacun, un certain nombre de droits, dès lors transformés en privilèges de la fortune. Le comble vint probablement de la collusion entre les démocrates grecs portés aux affaires par la vertu de leur fortune et les anciens aristocrates désormais relégués au second rang, pour la confiscation du pouvoir ; une alliance fondamentalement anti démocratique. Il suffit d’analyser les connexions actuelles entre les grands banquiers et les aristocraties anciennes comme nouvelles de notre époque pour visualiser la situation qui certainement aboutit à la perversion de la démocratie grecque ancienne : quels sont les intérêts des familles royales britannique, néerlandaise, des émirats du Golfe et d’ailleurs, des princes italiens et consorts, dans le capital des grands groupes médias, des multinationales et des grandes banques internationales ? Combien sont-ils et quel rôle jouent tous ces hommes d’Etats américains, européens, africains ou asiatiques dans les conseils d’administration des grandes banques et multinationales (Bill Clinton ou Mario Draghi à Goldman Sachs, d’autres à JP Morgan, Morgan Stanley, Natixis, Axa etc.) ? Il y a là plus qu’une simple connivence : c’est d’une véritable complicité qu’il s’agit, contre l’intérêt général. Jusqu’où pourra-t-elle aller ? Le modèle démocratique grec ancien devait, comme la démocratie libérale actuelle, se croire indépassable et immortel. Mal lui en prit.

D’abord, il fut critiqué de l’intérieur. Les réformes de Clisthène (dont on parle peu aujourd’hui parce qu’elles allaient plus loin dans la voie de la démocratie et donc montraient qu’il était possible d’aller au-delà de la démocratie bourgeoise par essence libérale), sans doute trop tardives, ne purent sauver la démocratie grecque : « Les réformes démocratiques suivantes, réalisées sous Clisthène, furent moins bourgeoises, plus démocratiques d’inspiration, leur initiateur n’ayant pas eu un parcours de marchand comme son illustre prédécesseur. Supprimant à la fois le privilège de la naissance et celui de la fortune, les réformes de Clisthène consacrèrent le principe objectif du lieu de résidence comme condition de l’accès aux charges politiques »[2]. Avec ces réformes, la preuve était donnée, d’un : que la démocratie bourgeoise (libérale) était mortelle ; de deux : qu’elle était dépassable. Elles ne bénéficièrent pas en outre d’un soutien conséquent des riches et échouèrent, avec cette conséquence tragique que la Grèce bascula entre les mains de tyrans. Notre époque saura-t-elle éviter un destin semblable ?


Les signes actuels ne vont pas dans le bon sens

Il y a d’abord l’arrogance du néolibéralisme actuel dont le professeur Fukuyama, malgré une tardive lucidité, est l’un des chantres les plus célèbres. La résonance que sa pensée a eue, multipliée d’écho en écho par l’arsenal médiatique des puissances financières qui gèrent la mondialisation néolibérale actuelle, tient à l’alignement de son discours sur le strict dogme néolibéral, et qui flatte l’égo des grands maîtres du système en place. Comme les Américains qui ont passé tout le XXè siècle à crier à tue-tête « Nous sommes les plus beaux, les plus forts, les plus intelligents… », le néolibéralisme n’a cessé de proclamer sa supériorité sur tous les autres paradigmes, jusqu’à l’aveuglement le plus complet, jusqu’à la paranoïa. Et au nom de cette supériorité autoproclamée, il a cru pouvoir tout justifier, y compris l’asservissement des masses, la tyrannie politique ouverte ou déguisée.


Il y a aussi le retour des vieux démons : au fur et à mesure qu’il se développe, le néolibéralisme se transforme en aristocratie même s’il ne s’agit que d’une aristocratie matérialiste[3], et donc se coupe de ses origines sociales. Les marchands sont au départ des gens du peuple qui se spécialisent dans la distribution des biens et des services produits dans chaque société. Cette communauté d’origine sociale leur sert en fait d’atout puisque c’est sur le peuple qu’ils s’appuient lorsque le moment vient pour eux de s’emparer des institutions et du pouvoir. Malheureusement, une fois au pouvoir, ils renforcent essentiellement les institutions de répression (l’on a vu en France avec quelle rapidité la révolution de 1789 a mis en place le décret d’Allardes et la loi Le Chapelier) et finalement, lorsqu’ils pensent être suffisamment protégés pour se passer du peuple (c’est le cas aujourd’hui), ils commencent à brimer ce dernier dans une sorte de dictature libérale dont l’exemple européen auquel nous avons le privilège d’assister est un modèle historique rare que nous devons méditer. Un modèle historique rare parce qu’il n’intervient généralement qu’en fins de cycle, dans les phases transitionnelles.


En effet, l’Occident actuel habituellement donneur universel de leçons de démocratie est-il encore démocratique ? Il suffit d’observer ce qui se passe en Amérique avec la gestion du mouvement « Occupy Wall Street » : répression violente, arrestations musclées, censure médiatique… On n’est pas loin de ce que font les dictateurs avérés du tiers-monde que les rapports des Etats-Unis sur la gouvernance épinglent chaque année. Comme l’avoue le professeur Fukuyama parlant de son pays, « Au-delà de la crise économique actuelle ou d'une éventuelle nouvelle attaque terroriste, je crois que l'Amérique traverse une crise de gouvernance très grave ». Et il tranche fermement : « La démocratie balbutie ». Un doux euphémisme. Ces mêmes critiques, naguère fort rares, se font plus persistantes et plus nombreuses en Europe. Une perte de repères ? C’est ce que pense l’intellectuel Predrag Matvejević : « On peut aussi se demander ce qu’il se passera quand nous serons parvenus à sortir tout à fait de cette crise. D’où, de quel point partirons-nous ?  Et dans quelle direction ferons- nous nos premiers pas ? », s’interrogeait-il dans La Republica du 1er juillet 2010. Le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 2 novembre 2011 n’y va pas par quatre chemins et parle de « démocratie dévaluée ». Le cas grec en est une éclatante illustration.


Le référendum, nous enseigne-t-on dans toutes les facultés de droit du monde, est l’outil de décision démocratique par excellence. D’où vient que l’intention de consulter son peuple par référendum de la part du premier ministre grec Papandréou ait suscité la panique et l’hystérie que nous avons vécues ces derniers jours chez ces démocrates européens ? Il n’en avait pas avisé ses partenaires ? Soit. Mais encore ? C’est que, comme répond sans détour le rédacteur en chef de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, l’on assiste au « spectacle de la dégénérescence des valeurs mêmes que l’Europe était autrefois censée incarner ». On veut bien consulter le peuple sans doute, mais en le faisant chanter : il peut toujours dire « non » à la question qu’on lui pose, mais il est averti qu’on lui coupera alors les vivres. A lui de décider. C’est d’un cynisme parfait, pour ne pas dire néolibéral. Mais c’est également logique : quand la démocratie cohabite avec le marché, et que petit à petit le marché prend le pas sur la démocratie, c’est ainsi que les choses se passent. Brecht avait déjà compris cela, lui qui écrivait que fonder une banque était un crime bien plus grave que celui d’en dévaliser une. « Appliquée au marché, disions-nous quelque part[4], la démocratie ne peut que ruiner celui-ci dans ce qu’il a de fondamental : la consécration à défaut de la fabrication des inégalités : « A cet égard, la démocratie comporte de sérieux inconvénients : la tendance du vote majoritaire à soutenir des programmes sociaux qui redistribuent les revenus des riches vers les pauvres ; le pouvoir politique des groupes de pression qui leur permet d’obtenir des avantages qui sont autant de distorsions économiques »[5]. Le marché ne fait donc bon ménage avec la démocratie que lorsque les marchands sont au pouvoir et peuvent fixer eux-mêmes directement ou indirectement les règles du jeu. En d’autres termes, le marché n’accepte la démocratie que dans la mesure où celle-ci s’éloigne d’elle-même. Moins une démocratie donne du pouvoir au peuple, plus elle s’accorde avec le marché. Pourtant les modèles actuels de démocratie sont en même temps des modèles de marché : n’y a-t-il pas là un paradoxe ? Dans un contexte mondialisé, le paradoxe n’est qu’apparent ».


Ce à quoi l’on peut s’attendre

Aussi apocalyptique qu’elle puisse paraître, la réponse est « au pire ». Plutôt que de perdre un seul de ses avantages, le marché est disposé, et le sera toujours, à mettre en œuvre les scénarii les plus catastrophiques. Et en matière de scénario catastrophe, il n’y a pas pire que la guerre. Ces derniers temps, ce mot de guerre revient constamment dans le discours des « décideurs ». Le ministre des finances de la Pologne l’a récemment utilisé avec insistance à la tribune de l’Europe à Bruxelles. Dans une interview encore plus récente, le ministre allemand des finances l’a également utilisé.  La Frankfurter Allgemeine Zeitung du 2 novembre 2011 nous révèle que « Sur les marchés financiers, certains protagonistes analysent sans sourciller l’histoire de cette déchéance annoncée. Le Daily Telegraph britannique évoque une plaisanterie qui aurait cours dans les cercles financiers, et manifestement aussi au sein du gouvernement britannique : ce serait bien si une junte militaire prenait le pouvoir en Grèce, car aucune junte militaire ne saurait être membre de l’UE. Et Forbes, qui n’est tout de même pas n’importe qui dans le monde de la finance, va un peu plus loin : « Cette plaisanterie est d’autant plus triste et amère qu’elle serait, pour tout dire, si l’on fait abstraction du léger problème de la transformation de la Grèce en dictature militaire, une bonne solution pour le pays ». Le Daily Telegraph et Forbes ? Une énonciation convergente et tout à fait révélatrice. Pourquoi cet appel à peine voilé à la dictature militaire ? Ma foi, la raison en est fort simple : cela hâterait la mise en place du scénario de 1929. On retrouverait les mêmes protagonistes, et au nom de la démocratie, l’on pourrait justifier le déclenchement d’une guerre en Europe, laquelle pourrait, avec un peu de chance et de savoir-faire, embraser le monde.



[1] Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011, p. 80

[2] Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011, p. 81

[3] L’aristocratie véritable considère la fortune comme un moyen et non une fin, et par conséquent ne développe pas les réflexes d’accumulation qui caractérise la bourgeoisie.

[4] Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011, p. 216

[5] J.-P. Fitoussi, « Marché, démocratie et mondialisation » in Quelle mondialisation, Paris, Grasset, 2002, pp.98-99.

 



05/11/2011
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