Crise mondiale : pourquoi une telle divergence stratégique entre les Etats-Unis, l’Europe et la Chine ?
Par Roger Kaffo Fokou, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011
Nous vivons probablement la pire crise depuis la grande dépression de 1929 et jamais le monde n’a côtoyé de si près le bord du précipice. Le monde entier ? C’est ce que certains analystes veulent faire croire à la planète. La seule véritable catastrophe planétaire actuelle est écologique. Elle seule est susceptible de faire sans la moindre discrimination des ravages de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud. La crise financière et économique qui s’amplifie et s’approfondit chaque jour fera des dégâts incalculables, des milliards de victimes, mais également des gagnants. Comme les précédentes crises économiques, une partie du monde en sortira affaiblie et laminée, une autre renforcée et triomphante. Qui a le plus à perdre dans cette catastrophe qui se profile et qui selon toute vraisemblance est consentie par tous les camps qui comptent ? D’abord ceux qui détiennent le leadership mondial actuel, les Etats-Unis et leurs alliés européens. Quant à l’Asie qui frappe aux portes du leadership mondial, elle a certes beaucoup à perdre comme tout le monde, mais aussi énormément à gagner. Qui a la meilleure probabilité de l’emporter ? L’Asie mais tous les dés ne sont pas encore jetés.
Une crise consentie de part et d’autre.
Les Etats-Unis semblent avoir fait le choix du pire. On sait qu’à la base de cette crise se trouve l’industrie financière avec ses dérives. Une industrie qui fonctionne depuis trop longtemps en roue libre. L’industrie financière a cette particularité que contrairement à l’industrie réelle qui consomme de l’argent pour fabriquer des biens et des services, elle consomme de l’argent pour fabriquer de l’argent. Pour dire les choses plus simplement, elle multiplie de l’argent comme Jésus multipliait les petits pains et les poissons. Vous placez ce matin des dollars sur de l’euro et l’après-midi, vous avez multiplié vos dollars. Il y a là quelque chose de fondamentalement pervers, ainsi que le pensait l’Eglise chrétienne du Moyen âge pour qui l’argent ne doit pas produire de l’argent mais a pour fonction de financer des activités non financières. Cette perversion n’a pu être rendue possible qu’avec l’invention du crédit doublée de la suppression de l’étalon-or. A partir du moment où une unité monétaire émise par une banque centrale n’est plus garantie par une quantité conventionnellement admise de matière précieuse (or, argent ou autre), les instituts d’émission peuvent faire tourner la planche à billets à volonté. Et lorsque cette liberté d’émission se voit ouvrir la possibilité du virtuel, de la carte de crédit, elle offre dès lors la possibilité de se livrer à toutes les folies.
Normalement, le volume de monnaie en circulation dans une économie doit correspondre au volume de l’activité économique réelle. La production d’un bien, d’un service, la création d’une valeur ajoutée entraine la création d’un volume correspondant de monnaie. Les allocations chômage constituent déjà un exemple de production et de circulation de monnaie sans production de services ou de biens correspondants : elles paient une absence de service. C’est la raison pour laquelle Keynes pensait qu’il valait mieux payer des gens pour creuser des trous et les refermer ensuite. De même, la question du juste prix est également au centre du problème de la maîtrise de la valeur de la monnaie donc aussi de la masse monétaire. On parle généralement de l’inflation. Les biens et les services sont-ils sous-payés ou surpayés ? Cela peut contribuer à contracter ou exploser le volume de monnaie en circulation. Quand le principe selon lequel le volume de monnaie en circulation doit correspondre au volume de l’activité économique réelle est rigoureusement appliqué, les dérapages de l’économie peuvent être contrôlés.
Malheureusement, les outils modernes de l’industrie financière permettent de contourner les mécanismes susceptibles de contrôler ce processus. Ils permettent d’acheter des biens et des services non encore produits, et qui quelquefois ne le seront jamais, de créer des besoins et de les financer grâce à la possibilité de faire fonctionner indéfiniment la planche à billets et de ce fait de pouvoir vivre constamment au-dessus de ses moyens réels, et suprême perversion, de fabriquer ou de détruire de l’argent avec de l’argent sur la base de l’opinion favorable ou défavorable du marché. Le marché est-il de bonne humeur ? Cela fabrique de l’argent. Est-il de mauvaise humeur ? Cela détruit de l’argent. Quand la cote des valeurs boursières grimpe, d’immenses fortunes virtuelles s’édifient et lorsqu’elle dégringole, des empires s’effondrent. L’industrie financière introduit l’économie dans un monde virtuel où le vrai et le faux sont sur la même médaille, où la richesse instantanée n’est jamais séparée de la pauvreté instantanée ; un monde qui fonctionne tant que l’illusionniste a toutes les cartes du jeu en main, et qu’il peut les battre et les distribuer à sa guise. Que quelques cartes maîtresses commencent à lui échapper, et ses tours commencent à coincer. C’est alors le moment de revenir au réel avant qu’il ne soit trop tard. A moins de disposer, malgré les apparences, d’un joker.
Pour l’instant, coincés dans une situation de blocage, les Américains ont choisi la fuite en avant : quantitative easing 1, 2 et peut-être trois. En clair, puisque leur économie est toujours incapable de produire suffisamment d’activités pour irriguer les circuits financiers du volume de monnaie nécessaire, il faut en injecter artificiellement. Il s’agit en fait de soigner les symptômes en se gardant de toucher aux causes, de casser le thermomètre pour faire disparaître la fièvre. Sauf que cette stratégie est elle aussi coûteuse : le département du Trésor emprunte tout cet argent artificiel à la Fed (banque centrale privée), et paie à cette entreprise des intérêts en argent bien réel déboursé par le contribuable. En d’autres mots, la Fed fabrique de la fausse monnaie et la blanchit auprès du Trésor américain, pour la plus grande richesse de quelques banquiers privés et aux dépens du contribuable américain. Ne vous apitoyez surtout pas sur la situation du citoyen américain : vous n’êtes pas logé à meilleure enseigne. A qui appartient la banque centrale de votre pays s’il en existe une ? C’est à celui-là qu’appartient la monnaie que vous utilisez, et qu’il vous loue à un prix qu’il a fixé lui-même et que peut-être vous ne soupçonnez même pas. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi on vous interdit de détruire votre propre argent ? Parce qu’il ne vous appartient que fictivement : vous n’en avez que l’usufruit.
En refusant de s’atteler sérieusement à la régulation du secteur financier, en laissant par conséquent la crise s’amplifier, les Américains disposent-ils d’un atout caché dans leur manche ou s’agit-il d’un simple bluff ?
Les Européens pour leur part ne disposent pas des mêmes facilités que les Américains. Ils ont bien une banque centrale, la BCE, mais ils n’ont pas de commandement politique unifié. Le Royaume-Uni qui peut manœuvrer librement – la City a pris ses précautions comme il fallait s’y attendre et vous comprenez sans doute pourquoi l’adhésion à la zone euro ne pouvait guère intéresser ce pays - applique elle aussi la même politique d’assouplissement quantitatif que les Etats-Unis. La question des euros bonds qui se pose depuis quelque temps et sur laquelle un consensus tarde à être trouvé souligne toute la difficulté de la zone euro à mettre en œuvre des solutions, même s’il ne s’agit que d’ersatz, appliquées sous d’autres cieux, avec pour l’instant un succès discutable. Ce relatif insuccès contribue d’ailleurs à dépassionner les débats sur les euros bonds. On ne peut donc pas dire comme certains que l’Europe consent à la crise : elle ne dispose tout simplement pas pour l’instant de moyens institutionnels et politiques appropriés. Qu’en est-il de la Chine ? A-t-elle les moyens de mettre fin à la crise grâce à l’épais matelas de ses fonds souverains ?
A première vue et en ce qui concerne l’Europe, oui, puisque le développement actuel de cette crise porte en partie sur les dettes souveraines des Etats européens, et il suffirait à la Chine de racheter ces dettes et de les geler pour faire tomber les taux d’intérêts sur les marchés financiers et donner à l’Europe la possibilité de se refinancer pour relancer son économie. (Quant à la dette souveraine américaine, elle est largement au-dessus des possibilités des fonds souverains réunis de tous les détenteurs actuels)La Chine y gagnerait, toujours théoriquement : l’Europe est le premier marché pour la Chine en termes de débouchés de ses ventes à l’international (22% contre 17% pour les Etats-Unis). Et si elle ne le fait pas, c’est qu’elle ne le veut pas et donc qu’elle consent à ce que la crise dure en Europe. Pourquoi ? On sait que les Américains ne sont pas loin de donner raison à la Chine sur le sujet : Timothy Geithner a dit expressément que l’Europe n’avait pas à accepter l’aide de la Chine et qu’elle pouvait et devait s’en sortir seule.
Qu’est-ce qui peut bien justifier cet incroyable consensus autour du sujet le plus brûlant de l’heure ? Pourquoi, au-delà des gesticulations, cette crise semble-t-elle faire l’affaire des uns et des autres au regard de leurs refus d’appliquer des solutions de plus en plus admises par les spécialistes comme susceptibles de plus d’efficacité ? Hasard ou préméditation ? Roosevelt disait : « Rien de ce qui touche à la politique ne relève du hasard ! Soyons sûrs que tout ce qui se passe en politique a été bel et bien programmé ». Quelle est donc la logique qui se cache derrière ces attitudes et décisions apparemment si illogiques ?
(A suivre)
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