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Crise mondiale : pourquoi une telle divergence stratégique entre les Etats-Unis, l’Europe et la Chine ? (IIè partie)

Par Roger Kaffo Fokou, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011

 

Quand on joue à « Qui perd gagne »…  

Selon toute vraisemblance, ceux qui décident aux Etats-Unis ont tout intérêt à ce que la crise perdure et s’aggrave. Or l’Américain moyen pense manifestement le contraire. Le mouvement « Occupy Wall Street » connu aujourd’hui comme celui des « indignés » et en cours de mondialisation trace indiscutablement la ligne de démarcation entre les deux camps. Nous avons montré dans un précédent article comment Wall Street multiplie ses bénéfices depuis 2008. En 2011, disions-nous, la Fed a annoncé un bénéfice de 82 milliards de dollars, soit 8 fois la moyenne annuelle des 10 années qui ont précédé la crise. La Lehman Brothers a succombé à la crise ? Simple tour de passe-passe banal pour un illusionniste : les autres banques – appartenant plus ou moins aux mêmes propriétaires - ont récupéré son personnel aux mêmes conditions d’emploi avec en prime les mêmes bonus,  et les actifs de la défunte ont été rachetés par la Fed qui appartient aux mêmes propriétaires (décidément !), achat réalisé avec des moyens qui ne lui coûtent rien. En somme, plus la crise dure et plus le trésor américain emprunte à la Fed (ou alors et plus la Fed prête au Trésor américain), et donc enrichit les propriétaires de cette dernière, qui ne sont autres que les actionnaires de banques privées. Or nous savons que cette politique d’endettement de l’Etat américain au bénéfice de la Fed et aux dépens du contribuable américain est mise en musique par le Secrétaire au Trésor, Timothy Geithner, membre éminent du club des propriétaires de la Fed. Alors, pourquoi voudrait-on que ce dernier s’empresse de mettre fin à une crise qui rend autant de services à ses intérêts privés ? Voilà pour ce qui est du front domestique. Et sur l’Europe ?


Un petit rappel historique : sa puissance, l’Amérique l’a bâtie d’abord au détriment puis sur le dos de l’Europe. L’Europe est le premier marché pour l’Amérique en termes de débouchés à l’international. Si celle-ci devient plus forte, la situation pourrait s’inverser et l’Amérique devenir le marché à son tour de l’Europe : catastrophe ! La petite concurrence entre EADS et Boeing illustre à suffisance ce que pourrait donner ce cas de figure. L’un des piliers de la politique américaine avant la première guerre mondiale, la doctrine Monroe, fut élaborée contre l’Europe. Elle permit aux Etats-Unis de se débarrasser de la concurrence européenne en Amérique centrale et latine.  A la veille de la première guerre mondiale, la situation économique des Etats-Unis n’est pas brillante. Du reste, voici comment se résume celle-ci en 1907 : « La panique de 1907 se produisit lors d'une période de récession prolongée entre mai 1907 et juin 1908. L'interaction entre la récession, la panique bancaire et la crise boursière provoquèrent un déséquilibre économique de taille. Robert Bruner et Sean Carr citent de nombreuses statistiques qui donnent une idée de l'ampleur des dégâts dans The Panic of 1907: Lessons Learned from the Market's Perfect Storm. La production industrielle chuta à un niveau sans précédent après une telle crise, et le nombre de faillites en 1907 se classa au second rang des plus hauts jamais enregistrés. La production chuta de 11 %, les importations de 26 %, et le chômage, qui était à moins de 3 %, atteignit 8 %. L’immigration tomba à 750 000 personnes en 1909, après avoir atteint 1,2 million deux ans auparavant ». De l’avis de nombreux analystes, la panique de 1907 fut provoquée à dessein : « Certains experts pensèrent que la crise avait été fabriquée de toutes pièces pour ébranler la confiance dans les sociétés fiduciaires au bénéfice des banques. D'autres pensèrent que Morgan avait profité de la crise pour réussir la fusion entre U.S. Steel et TC&I. Personne ne nia que Morgan ait réussi à éviter le pire, mais il se retrouva dans le collimateur des critiques ». Et de fait, au sortir de la crise, les affaires de J.P. Morgan avaient prospéré spectaculairement et « les associés de Morgan siégeaient dans les conseils d'administration de 112 grosses entreprises avec un capital de 22,5 milliards USD (le volume des capitaux sur la bourse de New York s'élevait environ alors à 26,5 milliards USD) ». La crise de 1907 permit surtout de faire passer au Congrès des Etats-Unis le rapport d’une réunion secrète tenue sur Jekyll Island, à laquelle participaient deux éminents politiciens américains encadrés par des banquiers : Aldrich et A. P. Andrews (vice-secrétaire du département du Trésor), Paul Warburg (représentant de Kuhn, Loeb & Co.), Frank A. Vanderlip (qui avait succédé à James Stillman comme directeur de la National City Bank of New York), Henry P. Davison (associé principal de la compagnie J.P. Morgan & Co.), Charles D. Norton (directeur de la First National Bank of New York inféodée à Morgan) et Benjamin Strong (représentant J.P. Morgan).  Cette réunion secrète déboucha en 1913 sur la création de la Réserve fédérale américaine (National Reserve Bank). Avec la création de la Fed, la fondation venait d’être mise en place, qui allait permettre aux Etats-Unis de sortir de la crise pour s’élancer à la conquête de l’Europe puis du monde.

Au lendemain de la création de la Fed, en 1914, l’Europe entra en guerre et sauva les Etats-Unis de la dépression économique. Il suffit de lire ce compte rendu (Wikipedia) de la participation américaine à la première guerre :


« L'Amérique de la Première Guerre mondiale n'est pas encore « l'arsenal des démocraties » qu'elle sera pendant la Seconde, cependant l’appui économique et financier des États-Unis se révèle décisif bien que son complexe militaro-industriel, hors construction navale, soit balbutiant. Au niveau motorisation, des véhicules furent fournis en nombre aux Alliés par l’industrie automobile américaine alors de loin la plus puissante du monde, ainsi le Corps expéditionnaire britannique avait à la fin de cette guerre 18 984 ambulances et camions dérivés de la Ford T. Plus la guerre devient longue et totale, plus les pays de l’Entente ont recours aux Américains pour s'approvisionner en énergie, matières premières, produits industriels et alimentaires. La part des États-Unis dans les importations françaises passe ainsi de 10 % en 1913 avec 848 millions de francs à 30 % en 1916 avec 6 776 millions de francs. Durant les premières années de guerre, l’Entente emprunte 2,3 milliards de dollars alors que les banques américaines ne prêtent que 26 millions aux puissances centrales. Après la déclaration de guerre, l'aide américaine joue un rôle décisif dans la victoire des Alliés. Les puissances de l'Entente obtiennent, d'avril 1917 à juin 1920, des prêts dont le montant total dépasse plus de dix milliards de dollars, leur permettant de maintenir et même d'augmenter leurs achats en produits alimentaires, matières premières et matériel de guerre ».

 

Les mêmes causes produisirent plus tard la 2è guerre mondiale et celle-ci permit aux Etats-Unis de consolider définitivement leur statut de première puissance économique et militaire du XXè siècle. Au regard des données actuelles, qui recoupent celles de 1907, de 1929, n’est-il pas permis de penser que la tentation de recourir aux mêmes remèdes serait compréhensible de la part des Etats-Unis ? Et dans un tel cas de figure, l’Europe, une fois de plus, ne représente-t-elle pas la chance pour les Etats-Unis à condition qu’elle continue à s’enfoncer dans la crise et finisse par imploser ? Et la Chine dans ce schéma catastrophe ?


Victime de son manque d’ambition dès la fin du XVIIIè siècle (l’essentiel des médias qui permirent à l’Europe de conquérir le monde furent inventés par une Chine frileusement repliée sur elle-même faute d’ambition impérialiste globale), elle n’entend certainement pas récidiver une pareille erreur. Pour l’instant elle profite de la faiblesse des zones Europe et Amérique du Nord et utilise ses réserves de change non pour les tirer de la crise mais pour négocier la liberté de ses transactions sur ces marchés. C’est le sens de l’appel lancé au « Forum d’été de Davos » par le Premier ministre chinois Wen Jiabao lorsqu’il affirme que la Chine est prête à investir davantage en Europe mais demande à être reconnue comme une économie de marché. Toujours dans la même perspective, il a exhorté Washington à lever ses restrictions sur les investissements chinois sur le sol américain et sur les exportations de technologies sensibles vers la Chine. Une Europe faible mais debout rendrait service à la Chine qui continuerait à y accroître ses parts de marché mais pas aux Etats-Unis qui ne sont pas en mesure d’y faire concurrence à la Chine dans les gammes moyennes et basses où cette dernière excelle. Au cours de la même réunion citée plus haut, Wen Jiabao, probablement sincère, demande aux gouvernements européens "de prendre leurs responsabilités et de mettre de l'ordre chez eux" par "des politiques efficaces et responsables". "Il faut empêcher la crise des dettes souveraines de s'étendre" et "accélérer la réforme du système économique et financier" par une meilleure coordination entre Etats, ajoute-t-il. Cette stratégie d’équilibriste qui semble être celle de la Chine sur l’Europe permettra-t-elle d’y sauver l’essentiel, c’est-à-dire d’éviter une éventuelle guerre ? Le cas échéant, elle y gagnera certainement. Quant aux Etats-Unis, ils y perdront. Lorsqu’ils s’étaient engagés dans la Première Guerre mondiale, ils pensaient avoir atteint l’essentiel de leurs objectifs et n’intervenaient que pour parachever le travail : « L'idée américaine, la motivation de leur engagement pour « finir le job » en Europe, est de concrétiser l'idéal de leur création qui est inscrit sur le grand sceau des Etats-Unis d’Amérique : « Novus Ordo Seclorum » (« Un nouvel ordre dans l'Histoire »).(Wikipedia). « Finir le job » ? N’est-ce pas la même expression utilisée par M. Barack Obama au cours d’une conférence de presse à l’Elysée aux côtés de Cameron et Sarkozy à propos de la guerre en Libye ? « We are going to finish the job », disait-il. Peut-être ne parlait-il pas seulement de la Libye, qui sait ?



17/10/2011
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