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Crise syrienne : Kofi Annan se désolidarise de la stratégie occidentale

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, L’Harmattan, 2011.


Prenant la parole sur la crise syrienne, Kofi Annan l’émissaire en titre de l’ONU a livré à Natalie Nougayrède du journal Le Monde une interview parue le 7 juillet 2012 et qui fera certainement date pour plusieurs raisons. Premièrement, la crise syrienne est en train d’apparaître de plus en plus comme une des crises majeures du début du XXIè siècle, comme le champ d’expérimentation de la nouvelle guerre froide où se livre l’une des batailles essentielles de la lutte pour le leadership mondial de demain. Deuxièmement, Kofi Annan n’est tout simplement pas n’importe qui : ancien Secrétaire Général de l’ONU – ce qui suppose qu’il avait jusque-là un profil pro-américain ou pro-occidental – il est un des diplomates les plus chevronnés et les plus informés du monde. En lui confiant la gestion du dossier syrien, l’ONU et ceux qui y détiennent le pouvoir réel de décision ne s’attendaient certainement pas à ce qu’il fasse, une fois sur le terrain, preuve d’une indépendance d’esprit, d’un sens de l’initiative aussi poussés. Désormais, l’on peut dire, au regard de ses derniers propos aussi bien que de ses récents mouvements, qu’il a franchi le Rubicon et a décidé de désavouer purement et simplement la stratégie occidentale dans le dossier syrien : comment et pourquoi ?


Premièrement, au niveau de la stratégie de résolution de la crise. Pour Kofi Annan, il faut « résoudre cette situation de manière pacifique et politique » et, avant tout faire en sorte d’éviter les ingérences de touts bords : « le processus devrait être mené par les Syriens eux-mêmes ». En réaffirmant de la sorte ces principes qui s’inscrivent profondément dans la philosophie de la charte des Nations Unies, Koffi Annan critique indirectement les positions des principaux acteurs du conflit syrien dont la plupart, tout en parlant de paix et de protection des civils, alimentent en armes les parties en conflit. On peut même dire qu’il critique davantage la position occidentale qui apparaît aujourd’hui comme la plus extrémiste, ou tout au moins la plus ambiguë, celle qui veut imposer de l’extérieur une solution non négociée en Syrie tout en prétendant le contraire.  


En effet, la position américaine maintes fois réaffirmée par Mme Clinton et que reflète fidèlement celle du groupe des amis dits de la Syrie – les principaux acteurs de ce camp, de l’avis de Kofi Annan étant  notoirement occidentaux ou pro-occidentaux : « les "amis" de la Syrie, dont la France, les Etats-Unis, le Qatar, le Koweït, la Turquie » - se résume au départ inconditionnel de Bachar Al-Assad et de son régime et le remplacement de ce dernier par la nébuleuse pro-occidentale de l’opposition syrienne appuyée sur le terrain par ce que l’on appelle « l’armée syrienne libre ». Reprenant le discours médiatique occidental qui s’évertue à focaliser l’attention de l’opinion uniquement sur les ventes d’armes russes au pouvoir syrien, Kofi Annan rééquilibre la perspective et dénonce le fait que « peu de choses sont dites à propos des autres pays qui envoient des armes, de l'argent et pèsent sur la situation sur le terrain ». L’occasion est alors propice pour le diplomate de dénoncer le double langage des puissances qui opèrent en Syrie et il ne s’en prive pas.


« Tous ces pays, affirment-il, prétendent ( !) vouloir une solution pacifique, mais ils prennent des initiatives individuelles et collectives qui minent le sens même des résolutions du Conseil de sécurité ». Plus qu’une dénonciation, l’on peut dire qu’il s’agit d’une mise en accusation. Qui donc sont ces pays pour lesquels Annan ne semble plus trouver aucune excuse ? Comme d’emblée il écarte de ce groupe la Russie, il va de soi qu’il s’adresse aux pays occidentaux.  Il ne subsiste d’ailleurs plus le moindre doute à ce sujet lorsque parlant de la conférence de Genève sur la Syrie et du refus non critiqué de l’opposition syrienne d’en accepter les décisions, il affirme : « Il est regrettable que les opposants aient réagi de cette manière. Le communiqué de Genève a été élaboré par un groupe d'Etats dont 80 % sont membres du Groupe des amis de la Syrie [qui a appelé vendredi 6 juillet au départ de Bachar Al-Assad]. C'est pourquoi prétendre que l'opposition a été "trahie" ou "vendue" est assez bizarre. La réunion de Paris est une formidable occasion pour que les "amis" de la Syrie, dont la France, les Etats-Unis, le Qatar, le Koweït, la Turquie, expliquent cela à l'opposition et rétablissent les faits ». L’on sait déjà que la réunion de Paris n’a guère fait le moindre pas dans cette direction.


Pourquoi Kofi Annan a-t-il décidé, dans le cadre de la recherche d’une solution au conflit syrien, de se désolidariser à ce point de la position occidentale ? Ses voyages en Russie et plus récemment en Iran marquent fortement cette détermination à échapper à l’emprise des influences unilatérales dont les plus fortes sont occidentales. L’on peut trouver de nombreuses raisons à cela.
Kofi Annan est avant tout un diplomate, et en tant que tel, il est normal qu’il croie surtout aux règlements négociés des conflits. Qui plus est, il est un diplomate ayant officié au plus niveau, ayant réussi un parcours plus qu’honorable en tant que responsable d’une des institutions les plus prestigieuses mais en même temps les plus délicates au monde. Il se comprend que sur le tard, il ne soit nullement enclin à ternir un tel parcours.


Kofi Annan comprend la délicatesse du conflit syrien. Il sait qu’aujourd’hui en Syrie, ce ne sont pas uniquement les intérêts syriens qui se jouent, ni même que ceux-ci sont véritablement les plus importants. « La Russie, comme beaucoup d'autres pays impliqués dans ce dossier, a des intérêts en Syrie et dans la région. Une fois que l'on part du principe qu'il y existe aussi des intérêts communs, à moyen et long terme, la question devient : comment protéger ces intérêts ? » De façon plus globale, il s’agit de faire en sorte que « la Syrie n'éclate pas en morceaux, qu'elle ne répande pas les problèmes chez ses voisins, et éviter qu'elle crée une situation incontrôlable dans la région pour tout le monde ».


Le conflit syrien est donc une poudrière et celle-ci est susceptible de s’embraser pour embraser l’ensemble de la région. Une source potentielle d’un conflit mondial ? Les éventuels protagonistes d’un tel embrasement et les alliés de chaque camp en disent long sur l’ampleur à laquelle il faudrait s’attendre le cas échéant. L’on a vu le piètre rôle qu’avait joué l’Egyptien El Baradaï dans les « tractations » ayant précédé et préparé la guerre irakienne. Kofi Annan ne souhaite certainement pas occuper une place aussi lamentable dans l’histoire. Sur les possibles enjeux régionaux et globaux du conflit syrien, nous reviendrons dans le cadre d’un article à part.


Enfin, la position de Kofi Annan se veut réaliste et pragmatique. Que l’on choisisse la solution négociée (ce que souhaitent la Russie, la Chine et Annan lui-même) ou la solution militaire (ce qui tente les « amis » de la Syrie), rien ne sera facile si l’on prend en compte les positions et les forces des acteurs intéressés. Comment imposer aujourd’hui une solution militaire en Syrie en se passant du consentement de la Russie, de la Chine mais également du voisin iranien ? Une telle tentative ferait la preuve qu’au fond la Syrie n’est qu’un alibi dans un jeu infiniment plus grand et dont les enjeux véritables sont vitaux surtout pour ceux qui tirent les ficelles plus ou moins dans l’ombre et alimentent insidieusement le conflit.


 De même, l’on peut dire qu’à l’occasion de ce conflit, l’ONU a montré, comme au bon vieux temps de la guerre froide – ce qui confirme notre affirmation initiale – son véritable visage actuel : celui d’une institution dépassée, alibi, et qui nécessite une réforme urgente. Et là encore une fois de plus, Kofi Annan ne mâche pas ses mots : « Je vais vous dire franchement : la manière dont la "responsabilité de protéger" a été utilisée sur la Libye a créé un problème pour ce concept. Les Russes et les Chinois considèrent qu'ils ont été dupés : ils avaient adopté une résolution à l'ONU, qui a été transformée en processus de changement de régime ». Sont-ce les Russes et les Chinois qui s’expriment ici ou Kofi Annan lui-même ? A chacun de répondre à cette question.



14/07/2012
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