De la crise anglophone à L’Affaire MRC : une fuite en avant vers l’inéluctable désastre
L’arrestation et la déportation à Yaoundé des cadres du MRC à la suite d’une marche pacifique de protestation et leur mise en examen devant le tribunal militaire de la capitale camerounaise offre bien des points de ressemblance avec le traitement de la crise anglophone par l’Etat camerounais et donc par ceux qui l’incarnent hic et nunc. Dans le cas de la crise anglophone et en dépit des conseils, suggestions et mises en garde diverses, publiques, discrètes, secrètes, rien n’a pu infléchir l’inintelligence de la stratégie du pouvoir en place, inintelligence qui se mesure pleinement aujourd’hui à l’aune du désastre économique, social, et surtout humain que constituent les conséquences à jour sur le front de cette crise. Le même entêtement se voit aujourd’hui dans la gestion de la crise politique avec le MRC, et la même stratégie qui rappelle Roland Pré et les années 50 se met en place comme une mécanique inexorable. Cela pourrait déboucher à terme sur une conjonction objective et d’une gravité dont les précédents historiques ont produit les résultats détestables que personne ne souhaite rappeler à la mémoire individuelle ni collective. Quand les dieux veulent te perdre, ils te rendent fou, disaient les Classiques. Rappelons-en quelques faits.
Déjà en 2009, les enseignants anglophones posaient le problème des lacunes du sous-système anglophone camerounais en des termes dénués d’équivoques et ne scellaient point leur intention de recourir à la grève et au blocage de ce sous-secteur. Entre 2009 et 2012, les leaders syndicaux anglophones ont dit à plusieurs reprises aux autorités gouvernementales et dans le cadre de réunions publiques « We are going to stop school in the anglophone zone ! », mais personne n’a cru en leur capacité à réussir une telle entreprise, davantage confiants qu’étaient les uns et les autres dans les moyens répressifs que pouvait déployer l’Etat face à une éventuelle velléité de cet ordre. Ce syndicalisme anglophone était donc une force en déshérence qui cherchait oreille attentive et, sans doute 4 ans plus tard en 2016, a-t-il trouvé celle-ci auprès des tenants sécessionnistes d’une Ambazonie en train de se forger. On peut regretter ce choix de la part de ce dernier, mais il n’a été rendu possible que par la surdité de ceux qui ont en charge les affaires de l’Etat.
En 2016, il était presque déjà impossible de stopper la machinerie alors enclenchée et bien en marche, mais une réelle possibilité existait d’éviter le franchissement de la ligne rouge, celle d’un conflit armé avec une Ambazonie fictive, fantasmée ou en cours de constitution. Des nombreuses options en présence, le pouvoir avait alors cyniquement encouragé celle des armes (Cf. un des rapports de l’International Crisis Group de 2017). Nous avons essayé d’expliquer pourquoi selon nous ce choix avait été opéré à ce moment-là dans une de nos précédentes tribunes. C’était un calcul machiavélique et populiste, il a effectivement fonctionné un temps, suscitant quelques adhésions tonitruantes de la part d’une poignée de va-t-en-guerre. L’Etat, ayant acquis aux alentours de cette période-là, plus à crédit sans doute qu’au comptant, du matériel de guerre dernier cri, s’est convaincu que des forces spéciales, jetées sur le terrain du conflit, pouvaient nettoyer rapidement les embryons non formés, peu équipés et mal nourris des pseudos forces ambazoniennes. C’était parier contre l’histoire et l’on aurait pu jurer que tous ceux qui ont fait un peu d’école le savaient.
Créer des rebelles pour ensuite les traiter ès qualité, c’est une brillante idée dans l’abstrait ; dans la réalité, c’est comme déchaîner un monstre avant de tester sur lui les capacités de neutralisation dont on dispose. C’est en même temps anticiper et donc organiser les dégâts que le monstre créé devra absolument causer pour justifier de sa monstruosité ainsi que de la nécessité d’user de tous les moyens pour le stopper. Il y a là une sinistre planification totalement inacceptable, mais qui a été rationnalisée et mise en œuvre dans la gestion de la crise anglophone. La nature du conflit que l’on allumait ainsi aura manifestement été mal analysée : une guerre interne qui prend la coloration d’une guerre de libération en raison du comportement – généralement hideux - des acteurs principaux de terrain est par définition ingagnable : elle ne peut se terminer que par ce qu’il est convenu d’appeler la paix des braves.
Le soutien international autour de la stratégie de l’Etat camerounais dans cette guerre s’effrite : la décision des Etats-Unis de réduire leur soutien militaire au Cameroun, les dernières décisions de la Cour de justice fédérale du Nigeria… ne sont sans doute que des signaux donnés, comme qui dirait « A bon entendeur, salut ! » Quand depuis leurs cellules de prison à Yaoundé Ayuk Sisiku et Cie gagnent un procès à Abuja contre l’Etat fédéral nigérian, cela n’a rien d’anodin et mérite une sérieuse réflexion plutôt que de la fanfaronnade. Le terrain des affrontements dans ce conflit s’élargit progressivement à la zone francophone (Babadjou et Bamanyam dans les Bamboutos, Fongo-Ndeng et Fongo-Tongo dans la Menoua, Bankim dans l’Adamaoua, etc.), et progressivement couvre un espace incontrôlable pour des forces de défense en sous-effectifs, surtout dans le cadre d’une guerre asymétrique. Nous sommes décidément embarqués dans une mauvaise guerre, et il faut savoir, avoir le courage de la terminer. Ce serait même un acte patriotique.
L’affaire MRC, Maurice Kamto et Cie s’embarque sur le même schéma : celui des stratégies stupides et contreproductives. L’Etat camerounais, soit n’a que de très mauvais conseillers, soit n’écoute que de tels conseillers. Dans le premier cas il est naïf et trompé, dans le second il est viscéralement mal intentionné à l’endroit de ce pays.
Le Cameroun sort d’une élection présidentielle dont les résultats ont été ostensiblement manipulés, dans un pays où le camp du pouvoir perd systématiquement toutes les élections significatives depuis deux décennies y compris dans les casernes et doit recourir à tous les expédients législatifs et administratifs pour s’accrocher à la barre. L’expérience du SDF en 1992 semble avoir établi une règle non-écrite que le pouvoir entend respecter et faire respecter. Il est quasi évident que l’échec du tournant de 1992 est la cause semi lointaine la plus profonde de l’actuelle déflagration de la zone anglophone : il avait en effet montré qu’un anglophone pouvait gagner le vote populaire pour la plus haute fonction de l’Etat camerounais, sans pour cela avoir la possibilité d’accéder à ce magistère. De là à conclure que les Anglophones des régions du Nord-ouest et du Sud-ouest ne sont pas chez eux au Cameroun, il y a évidemment un pas, mais que certains ont franchi, je ne sais si avec allégresse.
En 1992, les tenants du pouvoir n’avaient même pas cru nécessaire de négocier un quelconque partage de pouvoir avec le vainqueur réel de l’élection : c’était l’expression d’un totalitarisme glouton et potentiellement dévastateur, d’une phobie particulière du sens politique du partage, profondément anti-démocratique. Ce refus avait fermé la voie à toute possibilité d’évolution pacifique du pouvoir camerounais, développant en même temps de l’arrogance avec ses corollaires : vertige des grandeurs, illusion d’immunité absolue, arrogance, mépris de toutes formes d’insoumission, intolérance, fanfaronnades…
En 2018, dans un pays apparemment zombifié, reputée immobilisable, le MRC et dans une moindre mesure le mouvement 11 millions d’électeurs de M. Cabral Liibi ont réussi le défi de réveiller les Camerounais, et inattendûment, les choses ont à nouveau basculé. La campagne électorale a montré qu’il était possible de réveiller et de mettre en branle ces grandes masses endormies et apparemment définitivement apathiques. Une vérité nouvelle et inquiétante s’est donc révélée : si l’on laisse M. Kamto faire, et comme il semble désormais savoir s’y prendre, il peut y arriver. Et comme ce dernier paraît déterminé, en bon juriste, à utiliser toutes les ficelles de la légalité pour y parvenir(le pouvoir l’a vu à l’œuvre dans l’Affaire Bakassi mais également dans le contentieux électoral), le pouvoir sait qu’à un moment donné il se trouvera dos au mur.
Expliquons mieux les choses. L’impossibilité pour l’opposition camerounaise de mobiliser de grandes foules a jusqu’ici servi le pouvoir en place de plusieurs manières : elle a servi à traduire en apparence la faiblesse de cette opposition, son incapacité à se structurer, et donc à peser substantiellement sur le jeu politique. Elle a permis de discréditer cette opposition aux yeux des Camerounais qui, dans un choix rationnel, n’ont pas hésité à s’en éloigner, comme d’un cheval boiteux ; mais aussi aux yeux des acteurs internationaux qui ne misent généralement que sur une bête susceptible de l’emporter. Pour le pouvoir, il importe peu que le peuple soit contre lui, pourvu qu’il ne soit pas pour l’opposition. Pour atteindre ce résultat, toutes les stratégies sont généralement mises en place : propagande, intimidations, interdictions systématiques des manifestations publiques en violation de la loi, corruption des masses… La seule période où il est impossible d’interdire les manifestations publiques, c’est la campagne électorale. Et celle-ci a présenté des capacités de mobilisation de l’opposition une image inversée du donné habituel à croire.
Autorisées pendant la campagne électorale, ces masses ont ainsi surgi dans l’espace politique et ont modifié la donne, obligé le pouvoir à tous les tripatouillages honteux que l’on sait. Que ne feraient-elles faire si on les laissait occuper l’espace des revendications postélectorales comme le programme M. Kamto ? Elles pourraient y prendre goût, enfler indéfiniment, et finir par tout balayer. Ce risque-là, le pouvoir a choisi de le contrer par les seuls moyens à sa disposition : la force et l’illégalité. La violente campagne tribaliste orchestrée contre le MRC ayant échoué à rallier les Camerounais, il n’y avait plus beaucoup de possibilités. C’est ici que la gestion de la crise avec le MRC rejoint les méthodes utilisées dans la gestion de la crise anglophone.
En effet, comme dans la crise anglophone, il est apparu que le pouvoir camerounais a du mal à gérer la légalité, à y faire face. Quand il ne se fabrique pas une légalité sur mesure qui lui procure un avantage exorbitant, il perd rapidement ses moyens. Il a fallu transformer les anglophones en Ambazoniens sécessionnistes pour pouvoir leur appliquer toute la rigueur de la loi. Et au passage accumuler les dégâts collatéraux. Avec le MRC, le même calcul a été fait, le même traitement appliqué : leurs manifestations réprimées dans le sang (pour montrer que le pouvoir est prêt en cas de besoin à ne pas se restreindre sur le choix des moyens), ses leaders arrêtés et déportés à Yaoundé, déférés devant le tribunal militaire. Comme le Conseil électoral s’est contenté de lire le verdict des urnes à lui transmis par sa hiérarchie, il faut s’attendre à ce que le tribunal militaire de Yaoundé se borne à lire une décision déjà écrite au moment de l’arrestation des cadres du MRC. Imaginons que l’opinion dite internationale ne s’en soucie point, du moins dans un premier temps. Le pouvoir aura-t-il résolu ses problèmes ? On peut en douter.
2018 ne ressemble guère à 1992, comme M. Maurice Kamto ne ressemble pas du tout à M. Fru Ndi. En 1992, M. Biya pouvait paraître crédible lorsqu’il prétendait tenir en main le Cameroun, et ses promesses pouvaient encore faire illusion. En 2018, il est déjà clair qu’il n’est de plus en plus que le masque du pouvoir. En le regardant régner, les observateurs avertis ne peuvent s’empêcher de penser au Zimbabwe de Robert Mugabe. La promesse du régime de nettoyer le pays pour le redresser pouvait susciter quelques espoirs en 1992, les frasques actuelles des principales figures du système faites essentiellement de kleptocrates boulimiques ne permettent guère la moindre illusion aux Camerounais quant au sort que leur réserve la gestion présente des affaires de leur pays.
En 1992, M. Fru Ndi pouvait être présenté avec succès à l’opinion comme un illettré incapable de tenir la barque d’un pays aussi complexe que le Cameroun ; son équipe pouvait paraître souffrir de la même tare. Aujourd’hui, un tel discours sur M. Maurice Kamto ou sur son équipe n’échapperait à coup sûr pas au ridicule, au regard des pédigrées de l’un et des autres d’une part, et des performances désastreuses de l’équipe au pouvoir d’autre part. En 1992, M. Fru Ndi, en raison sans doute de convictions personnelles ou de raisons connues de lui seul, avait opté de ne pas en appeler au peuple : ce faisant, il avait choisi et pour lui-même, et pour les Camerounais. Dans la même situation aujourd’hui, M. Kamto a choisi d’en appeler au peuple, malgré et en en assumant les risques. Il l’a d’abord fait devant le Conseil constitutionnel, lors de sa dernière apparition devant cette institution. On se souvient de ce discours dont il était évident qu’il ne s’adressait pas au Conseil Constitutionnel mais au peuple camerounais, et qui avait ces accents rares et historiques qu’on peut retrouver dans un discours comme celui de Nelson Mandela du 20 avril 1964 devant la Cour de Pretoria dans le procès dit de Rivonia, et dont du reste voici un des extraits les plus significatifs : « Toute ma vie je me suis consacré à la lutte pour le peuple africain. J'ai combattu contre la domination blanche et j'ai combattu contre la domination noire. J'ai chéri l'idéal d'une société libre et démocratique dans laquelle toutes les personnes vivraient ensemble en harmonie et avec les mêmes opportunités. C'est un idéal pour lequel j'espère vivre et agir. Mais, si besoin est, c'est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir ». En arrêtant et en embastillant M. Kamto pour des motifs qui ressemblent curieusement à ceux du procès de Rivonia ( comparez «sabotage, destruction de biens (tous deux passibles de la peine de mort), violation de la loi sur l’interdiction du communisme » reprochés en 1963 aux dirigeants de l’ANC, à «trouble à l’ordre public, hostilité contre la patrie, rébellion de groupe, insurrection, incitation à la révolte, perturbation de la circulation des personnes et des biens» reprochés au MRC en 2019), le pouvoir en place est en train de construire à l’opposant la stature d’icône que certains pouvaient encore lui marchander hier, et qui s’imposera à tous demain.
Que le pouvoir en place au Cameroun s’acharne à se perdre, et finalement y réussisse, cela ne fera verser une vraie larme qu’à très peu de monde, et le petit cercle qui s’en affligera sincèrement aura probablement autant raison, relativement parlant, que le grand nombre qui en jubilera franchement, les uns et les autres pour des raisons tantôt égoïstes, tantôt nobles. Mais que ce pouvoir s’acharne à perdre le Cameroun, au propre comme au figuré, voilà qui devrait être inacceptable pour tous, peu importe le bord auquel chacun appartient. Et il est à craindre que ce soit cette seconde hypothèse qui soit en train de se matérialiser.
Roger Kaffo Fokou, Ecrivain.
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