De Sarkozy à Merkel : ces dirigeants dont les marchés vont tout faire pour se débarrasser « démocratiquement »…
Le jeu électoral qui se déroule aujourd’hui en France est d’un rare intérêt pour tout observateur intéressé par les manœuvres politiques internationales[1] surtout si l’observateur en question peut se faire une idée de ce qui se passe derrière la scène, et il n’est pas si difficile que cela d’y arriver, parce que les règles du jeu sont les mêmes depuis un temps incroyablement long. Il suffit d’ailleurs d’observer l’échiquier français pour anticiper ce que sera la scène allemande au prochain rituel démocratique dans ce dernier pays. Comme le prédisent les sondages depuis plus d’un an, les chances de réélection ne seront pas brillantes pour Nicolas Sarkozy, et un éventuel échec de ce dernier ne fera certainement pas se lamenter le bon peuple français (si le vocable « peuple » signifie même encore quelque chose), du moins pas sur le coup… Est-ce vrai que l’actuel président français a été depuis 2007 un sacré incompétent ? Qu’il a beaucoup parlé et même très bien parlé (dixit François Hollande) mais peu accompli ? Cela peut se défendre, jusqu’à un certain point, mais nous pensons qu’il s’agit également de tout autre chose. Qui est Nicolas Sarkozy ? Quelle est sa vision du monde ? En scrutant la scène par cette lucarne-là, il est possible d’avoir un aperçu de quelques-unes des raisons sans doute parmi les plus profondes pour lesquelles une victoire de l’actuel locataire de l’Elysée en 2012, tout en se situant très loin de la catastrophe que représente déjà le plus que probable retour de Vladimir Poutine au Kremlin, ne fera pas véritablement l’affaire des forces du marché.
L’état des lieux du terrain français à quelques mois de l’élection présidentielle
Traditionnellement, l’on scrute l’éventail des partis politiques et l’on mesure la cote d’amour ou de désamour du débonnaire et innocent peuple pour chacun de leurs leaders. Et pour que le peuple soit bien disposé envers celui qui a les commandes en main, il faut que la majorité des citoyens mange à sa faim, boive à sa soif, se chauffe convenablement et s’amuse à satiété. Panem et circenses ! disaient les Latins. Si par malheur rien de tout cela n’est possible, comme c’est de plus en plus le cas en France aujourd’hui, il faut trouver un coupable et lui adresser la note. Et c’est là qu’intervient ce que Althusser appelait « les appareils idéologiques d’Etat ».
Par appareils « idéologiques » d’Etat, Althusser entendait les appareils religieux (le système des différentes confessions), scolaire, familial, juridique, les partis politiques, les médias et le monde de la culture. Comment est disposé chacun de ces appareils envers le candidat Sarkozy ?
Les religions pour commencer. Les églises chrétiennes que Sarkozy avait courtisées au début de son quinquennat au point de flirter selon certains avec le fondamentalisme – dans le fameux discours de Saint-Jean de Latran, il avait exalté les « racines chrétiennes de la France » et prôné une « laïcité positive », insisté sur le fait que «l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur» - ne semblent guère soutenir sa politique depuis un certain temps, notamment ce qui apparaît comme une sorte de surenchère et de xénophobie dans sa politique sécuritaire. L’hebdomadaire chrétien La Vie en a même fait sa grande Une, sur le mode euphémistique, « Sarkozy et les catholiques : le malaise ». C’est dire si c’est loin d’être le parfait amour entre le président français et les chrétiens de France. Sarkozy a d’ailleurs dû faire quelques tours à Rome pour calmer sa sainteté et obtenir l’indulgence de ce dernier. Pour les musulmans de France, le cabotage que l’UMP fait le long des territoires du Front National n’a rien de rassurant. Le vote massif des Tunisiens de France pour le parti islamiste tunisien Ennharda a pu être interprété avec pertinence comme un acte de défiance envers la politique officielle de l’Etat français à l’endroit des musulmans. Le coup de la diversité joué avec un certain brio en 2007 a finalement fait long feu. Le soutien au printemps arabe après celui très marqué aux dictateurs de la région – l’union pour la Méditerranée n’était pas autre chose qu’une volonté de sceller un pacte avec les dictatures arabes sur le dos d’une rue qui bouillonne en fait depuis fort longtemps – est loin de crédibiliser le discours actuel de M. Sarkozy.
Le système scolaire est depuis des années surchauffé par les syndicats d’enseignants pour qui Sarkozy est plus un démon qu’un ange. En décidant de réduire les effectifs chez les enseignants, donc d’accroître le volume de travail de chacun de ces messieurs, il a choisi, peu importe si c’était pour la bonne cause, de s’aliéner les enseignants, et par ricochet l’essentiel de l’appareil scolaire. C’était un pari courageux mais risqué : les enseignants le lui feront payer cash dans quelques mois.
Il y a ensuite l’appareil familial. De ce côté-là, le panier de la ménagère a commencé le travail, et le chômage est en train de l’achever. De ce côté-là, les portemonnaies et la table sont les meilleurs discours, et l’on peut dire que depuis 2009 surtout, il y a un sérieux déficit d’éloquence sur ces aspects de la question sociale en France. Pour avoir beaucoup promis et presque rien donné – Sarkozy devait être le président du pouvoir d’achat, du « Travaillez plus pour gagner plus » ! – Sarkozy en est de plus en plus réduit à l’aphonie sur le terrain social. Comment convaincre des familles qui mangent de moins en moins bien et perdent leurs emplois ou voient leurs voisins perdre les leurs que ce n’est pas la faute de celui qui a prêté serment de défendre ces acquis et même de les améliorer ? Trois appareils ont seuls les moyens de réaliser ce petit miracle, à condition qu’ils soient véritablement sous le contrôle de l’Etat : les syndicats, les partis politiques et l’appareil culturel[2]. Et c’est sans doute à ce niveau-là qu’il faut réinterroger la théorie : en démocratie libérale, ces appareils sont-ils réellement des appareils « idéologiques d’Etat » ou ont-ils été privatisés ? En d’autres termes, et pour emprunter la terminologie de Maurice Duverger, l’Etat au sens premier appartient-il toujours à l’Etat au sens second d’Etat-nation ?
Les partis politiques par exemple sont avant tout des concurrents du pouvoir en place même en situation d’alliance et il est normal qu’ils ne soient pas du côté de ce dernier, sauf en situation d’exception quand leur crédibilité les y oblige comme ce fut le cas quand il fallut s’unir pour empêcher Jean-Marie Le Pen d’accéder à l’Elysée. Le discours politicien est toutefois peu dommageable quand il ne peut pas s’appuyer sur une conjoncture favorable et les Français ont une certaine culture politique et savent certainement prendre le discours politisé pour ce qu’il est.
Les syndicats sont originellement de gauche et un éventuel soutien syndical à un pouvoir de droite quelle que soit la nuance de ce dernier ne serait pas bien vu des militants et des travailleurs. Deux circonstances renforcent aujourd’hui cette tendance naturelle chez les syndicats en France : la baisse du pouvoir d’achat et la dégradation de la situation de l’emploi, situations qui expriment plus que les difficultés économiques l’impuissance grandissante des syndicats et pousse ces derniers vers des positions de plus en plus radicales. Même si les réformes de Sarkozy étaient justes – elles sont pour bon nombre loin de l’être – il ne serait pas pour autant dans l’intérêt des syndicats de lui apporter leur soutien, surtout dans la perspective d’un syndicalisme latin qui est celui de la France.
Il reste les médias, les hommes de culture, les intellectuels. Les hommes de culture ne se reconnaissent pas en Sarkozy. Et ce n’est pas tout simplement parce que ce dernier est de droite : traditionnellement, la droite n’aimerait pas la culture. Il se trouve que Sarkozy n’a pas été un brillant esprit sur les bancs de l’école, et qu’il s’est entouré d’une bande de gens aussi incultes que lui : le discours de Dakar de 2007 en donne toute la mesure. Le cafouillage qu’il a organisé tout au long de son quinquennat sur l’identité nationale française, les problèmes d’immigration, le dossier des Roms et autres gens du voyage traduit ce déficit de culture, criard chez Sarkozy et son équipe. Il y a donc peu de chance qu’il ait le soutien des intellectuels et hommes de culture qui doivent le considérer comme un intrus, un rustre, en un mot, un ostrogoth.
Et les médias ? Leur choix amplifie ou assourdit automatiquement les voix émanant des divers appareils ci-dessus inventoriés. Il s’agit là d’un type particulier de manipulation dont Manuel Castells montre l’impact sur l’univers politique dans les termes suivants : « L’influence la plus déterminante que les médias exercent sur la politique ne procède pas de ce qui est publié, mais de ce qui ne l’est pas. De ce qui est occulté, passé sous silence. L’activité médiatique repose sur une dichotomie : seul existe dans l’esprit du public ce qui existe à travers les médias. Leur puissance fondamentale réside alors dans leur faculté d’occulter, de masquer, de vouer à l’inexistence publique ». Dans le cas de Sarkozy, cette action médiatique a visé et abouti à l’amplification de ce qui lui était défavorable et à une certaine occultation ou atténuation de ce qui lui était favorable. Depuis 5 ans, Sarkozy se bat contre les médias en France, dans une tentative de contrôle impossible. La première raison à cet échec est que les médias sont surtout animés par les intellectuels et les hommes du monde de la culture, et que, comme nous le disons plus haut, un large pan de ces derniers n’a aucune sympathie pour Sarkozy. Lorsqu’on leur tend le micro, instinctivement, ils se mettent à massacrer Sarkozy et sa politique, dans une unanimité qui finit par emporter l’adhésion des Français que la situation économique dispose déjà dans ce sens-là. Il y a aussi les journalistes. Eux non plus ne semblent apprécier ni Sarkozy, ni sa politique : est-ce parce M. Sarkozy n’a cessé de vouloir leur mettre la bride tout au long de son quinquennat ? Sans doute mais en partie seulement. Derrière le 4è pouvoir, il ne faut jamais oublier qu’il y a le capital, et le capital, c’est le marché. Or la personnalité de Sarkozy, sa vision du pouvoir et de la société le mettent profondément en porte-à-faux avec le marché et c’est certainement par là qu’on pourra comprendre pourquoi le marché ne le soutiendra que s’il apparaît qu’il y a en face de lui quelqu’un de plus dangereux que lui pour ses intérêts.
Pourquoi le marché ne peut soutenir Sarkozy que par défaut
Le premier élément qui sépare M. Sarkozy du marché c’est sa personnalité, laquelle surdétermine sa vision du pouvoir. Sarkozy n’est pas de la race de ceux qui obéissent, suivent docilement et servent ; il est de celle ceux qui aiment commander, initier et se faire suivre. Quand il donne l’impression d’admirer quelqu’un, c’est qu’il en veut à la place de ce dernier. On lui prête d’ailleurs une ambition extrêmement précoce et un culot au-dessus de la moyenne. A 19 ans, il aurait confié à ses copains de la faculté de Nanterre : « Un jour, je serai président ».
Sa vision politique, également fort intéressante, le situe profondément dans la droite populaire beaucoup plus que libérale ou aristocratique. Aussi, jeune militant UDR, refuse-t-il de soutenir Giscard d’Estaing : « Giscard ? Ce n’était pas ma tasse de thé, dit-il. J’aimais le côté populaire, tellement français, des gaullistes ». Cela ne l’empêche pas d’être opportuniste au plus haut point : Chabaniste nous dit-on, il a d’abord considéré Chirac comme un traître rallié à Giscard. Mais lorsque le "traître" prend le contrôle du parti gaulliste, il devient chiraquien. On peut même dire que c’est cet opportunisme qui brouille souvent la clarté du parcours sarkozien. L’exemple type est donné par son soutien ostentatoire et excessif à l’Amérique d’un George W. Bush que peu désiraient fréquenter de près et qui fait dire à Claude Bourrinet : « Nicolas Sarkozy, faut-il le rappeler, est le président d’une république, dont l’esprit républicain a été depuis longtemps, comme la colombe du Saint-Esprit, flingué par les « modernistes », les « contemporains », ces nouveaux barbares, terriblement efficaces, derrière les pas desquels aucune herbe ne repousse, qui ne se soucient du « patrimoine » que s’il sert au tourisme, qui voient les identités comme des costumes folkloriques parant les stands d’un immense parc d’attraction mondial, qui souscrivent donc au déracinement universel, au projet d’infantilisation économique global, pour lequel le passé, et singulièrement la « Vieille Europe », est à l’origine d’un Mal, d’un péché dont il faut absolument se défaire pour parvenir au grand Soleil de l’utopie consumériste, inodore, incolore et mortellement abstrait ». A l’analyse pourtant, le penchant national – malgré la profession de foi européenne – est plus authentique chez Sarkozy que son atlantisme. L’hommage rendu à Jeanne d’Arc à l’occasion du 600è anniversaire de celle-ci s’accorde parfaitement avec une « politique de la mémoire et de l’enracinement» qui tout au long du quinquennat a inspiré l'hommage au résistant communiste Guy Môquet, l'élargissement de la commémoration du 11 Novembre à tous les morts pour la France, le fameux débat organisé sur l’identité nationale… On voit d’ailleurs par où, malgré les apparences et son amitié pour Vincent Bolloré, Sarkozy est fondamentalement antilibéral.
Sa pratique du pouvoir le prédispose d’ailleurs à ne pouvoir s’entendre avec le marché dans la mesure où le marché ne s’accommode véritablement que de dirigeants politiques fantoches : Sarkozy aime le pouvoir et son ivresse et ne semble pas pouvoir se contenter de n’en caresser que l’ombre. En raison de cette pratique, on l’a à juste titre taxé d’hyper ou d’omni président. Ajouté à cela, ses idées, sur la durée, montrent l’existence d’un fossé entre lui et les marchés. Le discours qu’il prononce à la Villa Bonaparte le 8 octobre 2010 nous propose des extraits non démentis jusqu’ici : « La crise financière de 2008 doit nous ouvrir les yeux : un monde uniquement gouverné par la rente, la spéculation, l’appât du gain à court terme et, disons-le, par l’égoïsme et le cynisme, n’est pas viable ». Aussi, contre l’avis des défenseurs du libéralisme que sont Barack Obama et David Cameron pense-t-il que « Réguler la finance pour éviter que la folie spéculative n’entraine une fois encore le monde au bord du gouffre, en finir avec les paradis fiscaux, taxer les transactions financières pour avoir les moyens d’arracher les pays les plus pauvres à la misère, c'est un impératif moral ! ». Au G20 de Cannes, il a tout essayé pour faire passer cette position et en désespoir de cause, il tente à présent de l’appliquer en dehors de tout consensus. De même, son forcing pour faire réformer la gouvernance mondiale est une attaque non déguisé au capitalisme dominant actuel qui a son centre non pas à Paris mais à New-York et à la City de Londres.
En fait, on peut dire au vu des idées et de la pratique de pouvoir de Sarkozy que n’eût été la force des contre-pouvoirs existant dans la société française, il y aurait réussi par des réformes successives à mettre en place un système à la Vladimir Poutine. Cela aurait bien sûr été un sérieux coup porté à la démocratie française dans sa forme libérale mais surtout aux marchés. Poutine a pu réussir un coup semblable en Russie parce que, comme au début du XXè siècle, les forces du marché sont encore minoritaires dans la Russie d’aujourd’hui (on sait que la révolution d’octobre 1917 n’a pu avoir lieu en Russie qu’en raison de la faiblesse de la bourgeoisie capitaliste dans ce pays jusqu’au début du XXè siècle, ajoutée à l’alliance rare entre l’armée et le peuple) ; en France, Sarkozy a affaire à un marché solidement installé et disposant d’appareils idéologiques appropriés pour mener le combat.
[1] Une élection en France, 4è puissance économique mondiale, ne peut en aucun cas échapper au grand jeu des stratèges qui façonnent, souvent dans l’ombre, le destin du monde. Il n’y a qu’à voir le cas de la prochaine élection présidentielle en Russie qui a démarré dès l’arrivée de Medvedev au Kremlin il y a déjà plus de 3 ans.
[2] Laissons pour l’instant de côté l’appareil judiciaire qui lui aussi a maille à partir avec le pouvoir français actuel depuis les réformes conduites par Dati et les critiques adressées à la justice par Sarkozy dans un certain nombre de situations.
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