generationsacrifiées

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Demain sera à l’Afrique, l’Harmattan, 2008, https://demainlafrik.blog4ever.com

Le conflit qui oppose le monde musulman à l’Occident est apparemment d’autant plus absurde et partant plus difficile à résoudre que christianisme et l’islam sont deux religions sœurs dans tous les sens du terme, toutes deux issues du judaïsme. Même si l’une s’est finalement imposée en exil au point de devenir le trait essentiel de son pays d’adoption – « Par Occident, insiste Henri Massis, redisons-le une fois encore pour dissiper toute équivoque, c’est un esprit que nous entendons désigner, car l’Occident est plus une région de l’esprit humain qu’une partie du monde. Ce qui le caractérise essentiellement, c’est le trait chrétien et c’est par là que le mot d’Occident échappe à la délimitation des frontières géographiques » - les deux religions n’en restent pas moins orientales. On peut expliquer par là les difficultés de l’une dans l’espace qui l’a fait grandir, et la vitalité de l’autre à partir du terreau originel qu’elle n’a jamais quitté. Cette carte à peine esquissée nous permet déjà de visualiser le contexte sans lequel l’opposition entre l’Occident et le monde musulman ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui…

« Le christianisme et l’Islam sont en réalité avant tout deux religions orientales, dans tous les sens du terme. Nées toutes les deux au Proche-Orient, au I^er siècle en Judée pour le christianisme et au VII^è siècle en Arabie pour l’Islam, ces deux monothéismes, malgré une forte tentation de l’Occident subie différemment par l’un et l’autre (de façon résignée par le christianisme et dans la révolte par l’Islam), restent dans le fond très enracinés dans la culture orientale. L’influence de la philosophie grecque que l’on retrouve dans ces deux religions est fortement liée au platonisme et néo-platonisme. On se rappelle que Plotin enseignait la sagesse pythagoricienne et platonicienne et prônait l’ascétisme. Or la pensée pythagoricienne prône obédience et silence, abstinence de nourriture, simplicité vestimentaire, modestie des possessions et examen de conscience. Les pythagoriciens croient à l’immortalité et à la transmigration des âmes (métempsycose).La philosophie platonicienne quant à elle est essentiellement idéaliste.

« On voit ainsi par où la philosophie occidentale se rattache au grand courant spirituel oriental qui prône le détachement des choses matérielles considérées comme  de simples illusions. Cette tendance va donner naissance au monachisme chrétien (il n’est pas  indifférent que Jésus ait appartenu à la secte des Esséniens) ainsi qu’à divers courants gnostiques et ésotériques chrétiens. Combattus par l’Eglise officielle, ces courants seront toujours minoritaires dans le monde chrétien. Cela signifie-t-il que le monde occidental a endossé le christianisme comme du cousu sur mesure ? Loin de là. En fait, il apparaît qu’il ne l’a porté qu’à la manière d’un corset, et le sourire qui semble fleurir sur les lèvres de l’Occident chrétien est un sourire bien crispé. On parle aujourd’hui beaucoup de crise de la foi en Occident mais celle-ci était déjà inscrite au cœur du christianisme naissant. Le christianisme malgré tous les efforts apparaissait pour l’Occident comme une tentation de l’Orient, une tentation peut-être impossible. La séparation de l’Eglise et de l’Etat en Occident marque l’impossibilité de cette osmose qui aurait permis au christianisme de s’y sentir véritablement à domicile et révèle la résistance acharnée de l’Occidental à une forme religieuse qui restera sans doute toujours étrangère à ses mœurs profondes. 

« Dans le monde musulman, les mêmes influences platoniciennes et néo-platoniciennes ont inspiré le soufisme : « Les caractéristiques du soufisme sont remarquablement similaires à celles des courants ascétiques et mystiques non musulmans antérieurs à l'islam, tels que le nestorianisme du christianisme oriental, le gnosticisme, le néoplatonisme, le manichéisme et le bouddhisme, ces traditions étant bien ancrées dans les régions où sont apparus les premiers groupes soufis » [1]. Contrairement à ce qui se serait passé dans l’espace occidental, le soufisme a surmonté les oppositions qu’il a connues dans le monde islamique de telle sorte que bien que la plupart des soufis aient été à l'origine des sunnites et le soufisme n'étant pas un mouvement confessionnel, l'on y trouve aujourd’hui aussi bien des chiites que des confréries de différents cultes annexes. La force de la foi de l’Oriental est traduite par le refus de la laïcité de l’Etat. La laïcité est déjà l’aveu de la relativité de la foi, donc l’expression officielle de la crise de la foi. Pour dire vrai, le principe de la laïcité ne peut fonctionner que dans un monde où les dieux sont déjà morts, où même sans le savoir la religion est déjà devenue mythologie (la séparation de la philosophie de la religion annonce la séparation de l’Etat de l’Eglise). Pour simplifier, l’on peut dire que tandis que le christianisme se bat pour s’adapter à l’esprit occidental (la figure de la vierge Marie mère de Dieu est un compromis avec celle de la Déesse-Mère et dans les milieux religieux catholiques la sexualité pratiquée en contrebande serait à l’origine de bien de déviances), l’islam n’a jamais cessé de renforcer son enracinement dans l’Orient. Charriant de ce fait et en proportion inverse la quintessence spirituelle des deux mondes, luttant pour imposer leurs vérités (uniques et révélées par le même Dieu) sur le même espace géographique (aspirant à gérer le même empire au nom de la même personne), le christianisme et l’islam étaient d’office condamnés à s’affronter. Et ils ne se privèrent pas de le faire mais pas à armes égales. »

Demain sera à l’Afrique, Paris, l’Harmattan, 2008, pp. 181-183