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Décryptage : pourquoi le populisme est-il un concept si mal perçu ?

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011


En politique, tous parlent du peuple, chacun veut en être le véritable représentant, mandataire, et chacun se bat pour être « populaire » mais personne ne veut être « populiste ». « Populaire » vs « populiste », une curieuse antithèse. Dans son livre Témoignage , Nicolas Sarkozy écrit : «  Etre populiste c’est chercher le soutien populaire sans prendre les moyens de résoudre une crise ». Ce n’est donc pas être « populaire », c’est-à-dire « essayer de changer et d’améliorer la vie quotidienne des gens ». On l’a bien compris, pour Sarkozy comme pour la plupart des intellectuels et politistes de droite comme de gauche, un populiste est un démagogue. Selon  Ernesto Laclau cependant, « sans une certaine dose de populisme, la démocratie est inconcevable aujourd'hui ». Il y aurait donc un populisme positif, un populisme populaire en somme, et s’il n’existait pas, la suggestion serait sans doute de l’inventer. Avant d’en arriver là, nous devons d’abord comprendre : pourquoi de tous les « ismes » concurrents, capitalisme, socialisme… seul populisme est-il si mal perçu ? Est-ce un phénomène moderne ou une tare originelle ?


Remonter aux origines du populisme, c’est faire un voyage dans l’univers réel de la politique mais également dans celui, fictif, de la littérature. Parce qu’il n’y a pas qu’un populisme, il y a des populismes, de gauche, de droite, politique, littéraires.


En politique, l’on a l’habitude de remonter à l’histoire du « nihilisme » russe du XIXè siècle qui met en scène les « narodniki », social-révolutionnaires qui travaillaient au soulèvement des paysans dans le but de renverser le tsarisme et d’instaurer un communisme agraire. Marie-Anne Paveau, scrutant l’étymologie du vocable russe , souligne l’ambigüité - ou l’ambivalence selon – de ce concept tel qu’il apparaît dans les travaux de J. Pérus. Ainsi, « narodnichestvo » que l’on traduit par « populisme » ne se comprend pas seulement à partir de sa base « narod » signifiant « peuple » mais aussi à partir de « narodnost » qui recouvre à la fois les notions de « populaire » et de « national ». Philippe Roger insiste également sur cette polysémie du mot, lequel est tantôt dénotatif, tantôt péjoratif. Remontant lui aussi le temps, il rappelle : « Les narodniki de la Russie tsariste, en "allant au peuple", rêvaient de restaurer une communauté perdue. A la même époque, aux Etats-Unis, le populism rural et petit-bourgeois voulut réincarner le peuple fondateur de la démocratie américaine : "We the People". La nation révolutionnaire unanime des uns n'était pas plus réelle que la communauté slave harmonieuse des autres ». Les origines du populisme politique sont donc globalement révolutionnaires pour tout dire, nous y revenons.


En littérature, le populisme est sans surprise rattaché en Russie à ce que l’on a appelé le réalisme socialiste. Il traverse, dit-on, l’œuvre des écrivains comme Léon Tolstoï et Maxime Gorki, deux écrivains qui s’illustrent dans la période révolutionnaire en Russie, mettant leur talent au service des humbles. Lorsqu’en 1929 le terme « populiste » apparaît en France comme « étiquette » d’un mouvement littéraire créé par  André Thérive et Léon Lemonnier, l’heure des polémiques a déjà sonné qui oppose les populistes aux « prolétariens » supposés plus authentiques car issus du peuple, et même aux communistes. A la base de cette polémique, le reproche fait aux populistes de réduire leur engagement à une pure posture littéraire, ce que Lemonnier confirme dans son Manifeste : « Nous avions l’air, pour le moins, de bolchévistes. Nous sommes, pour notre grand malheur, de purs gens de lettres et notre activité ne s’est jamais manifestée en dehors du domaine artistique »


Le populisme est donc l’histoire d’une évolution parfaitement linéaire et logique. En politique, aussi bien en Russie (narodniki) qu’aux Etats-Unis (populism), le populisme était parti d’une base fictive ou pour le moins faussée  ; en littérature, plus sincère, le populisme  revendiquera  sa détermination à se cantonner à l’univers de la fiction. Dans quelle mesure peut-on dire que l’héritage révolutionnaire justifie profondément le destin qui est resté jusqu’ici celui du concept de populisme ?


Si nous prenons la révolution française, postérieure à la révolution américaine mais antérieure à la révolution russe, nous verrons se dessiner un parcours qui marque une évolution du concept de « peuple ». La révolution française est pour l’essentiel héritière des révolutions anglaise et américaine par son caractère bourgeois, libéral et élitistes, alors que la révolution russe, marquée par les idées et les luttes sociales du XIXè siècle sera prolétarienne. Qu’est-ce que cela change ? Tout, pour ainsi dire. En un siècle, l’usage que la nouvelle société issue de la révolution en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord fait du concept de « peuple » discrédite complètement celui-ci et le rend inapte aux yeux des révolutionnaires de la fin du XIXè siècle à exprimer le véritable peuple et ses aspirations.


Il suffit de rappeler un paradoxe qui marque la construction de ce qui deviendra la fondation de la démocratie libérale : alors même que la valeur centrale du libéralisme se trouve être l’individualisme et que cet individualisme s’accorde mieux avec la théorie de la « souveraineté fractionnée » chère à Rousseau, les libéraux vont préférer inventer une fiction, le peuple, pour fonder la théorie de la « souveraineté nationale » sur laquelle sera bâtie la démocratie libérale. Dans cette approche, une fraction du peuple, si réduite soit-elle (50% +1 au mieux, généralement très en-deçà de cette fraction en raison de l’abstention) en désigne une fraction encore moins importante pour la représenter (les élus). Et c’est cette dernière oligarchie qui constitue finalement le véritable peuple de la démocratie libérale, celui qui seul compte réellement. On voit donc par dégradation successive se dessiner le parcours du mépris, de la péjoration, qui conduit d’une élite étroite  disposant de tous les pouvoirs réels et de tous les moyens vers une masse qui ne détient qu’une souveraineté fictive et que ceux qu’elle est supposée avoir mandaté traitent avec le plus grand mépris la plupart du temps. On voit la similitude avec le populisme littéraire : dans les deux cas, ceux qui se réclament du peuple non seulement n’en font pas ou plus partie mais n’ont plus la moindre envie de redescendre dans le peuple. Ils peuvent avoir une sympathie authentique pour le peuple, et être honnêtement engagés à soulager ses malheurs : il n’en reste pas moins qu’ils observent le peuple du dessus, autant dire qu’ils le prennent la plupart du temps de haut, de sorte qu’il serait difficile que leurs bons sentiments ne se mélangent pas d’un zeste de mépris, un mépris qui éclabousse – on le jurerait – quiconque adopte un positionnement trop proche de ce troupeau.


Dire comme Ernesto Laclau que « Populisme n'est pas pour moi un terme péjoratif, mais une notion neutre » c’est fermer les yeux sur la réalité. La démocratie libérale d’essence bourgeoise est par nature élitiste, aristocratique. Elle considère que ceux qui y représentent le « peuple » en sont la fine fleur, ce que ce dernier a de meilleur. Le reste, comme disait Gustave Flaubert, n’étant rien d’autre que le troupeau. En vidant le concept « peuple » de sa substance, les libéraux des XVIIIè et XIXè siècles savaient très qu’ils vidaient le véritable peuple de son pouvoir et la démocratie de contenu. Et de manière presque génétique, cette déficience a frappé le « populisme ». Comme le remarque justement Ernesto Laclau, au début du XIXè siècle « La démocratie, c'était aux yeux des gens installés, le retour du jacobinisme et du gouvernement de la plèbe ». Le recours au populisme va ouvrir la voie de la réconciliation de la bourgeoisie aux affaires avec la démocratie sous sa forme libérale. « Sans une certaine dose de populisme, la démocratie est-elle inconcevable aujourd'hui » ? Oui certes, et cela montre à quel point la politique a cessé aujourd’hui d’être un instrument citoyen au service de tous et de chacun.



17/02/2012
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