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Démocratie et mondialisation : comment le réalisme du centre exploite les illusions de la périphérie

« Le multipartisme, affirmait Jacques Chirac dans les années 90, est un luxe pour l’Afrique ». Je me rappelle que cette déclaration avait suscité en son temps un véritable tollé. Chirac était déjà alors connu comme un ami de l’Afrique, continent qu’il défendait sur toutes les tribunes internationales. A la réflexion, avait-il vraiment tort ? Il ne disait pas que la démocratie n’était pas bonne pour l’Afrique, il affirmait qu’elle était un luxe. Ce faisant, il lisait la démocratie en terme économique, comme un bien que l’on peut se procurer sur un marché. Un bien qui a une valeur d’usage qui en détermine le prix. Qu’est-ce que c’est qu’un luxe ? Un bien de qualité supérieur et par conséquent de prix très élevé. Le rapport qualité prix fait partie de ces rapports qui varient selon les individus et les contextes. Le prix n’est élevé que par rapport au pouvoir d’achat d’un client donné : moins le client est riche et plus il trouve le prix élevé ; plus il est riche et moins il trouve le prix élevé. Ce qui est un luxe pour l’un ne l’est donc pas forcément pour l’autre.

Ce que Chirac voulait dire, c’est que la démocratie a un prix et que l’Afrique n’avait pas les moyens de se la payer. En sa qualité de président de la France et donc de gestionnaire d’une société qui se veut démocratique jusqu’à un certain point, il était bien placé pour savoir ce que pouvait coûter la démocratie. La démocratie coûte cher en termes d’institutions, de procédures comme de moyens redistribués pour satisfaire les attentes et désamorcer les conflits. Les luttes sociales ont abouti simultanément à une réduction du temps de travail, à l’obtention de congés divers, et à une augmentation de salaires, à la couverture santé et autres avantages en espèces ou en nature. Toutes ces choses ont un prix que quelqu’un doit payer. Et si ce quelqu’un ne paie pas ou ne peut pas payer, alors adieu la démocratie, vive le chaos. Si ce quelqu’un paie, alors il lui est à la longue impossible d’accumuler de la richesse pour en produire davantage.

C’est ce que dit Robert Barro qui affirme que « Lorsque la liberté politique a atteint un certain seuil, alors une expansion supplémentaire de la démocratie crée de fortes pressions pour le développement de programmes sociaux qui redistribuent les richesses. Ces programmes affaiblissent les incitations à l’investissement et à l’effort, et sont donc défavorables à la croissance ». La démocratie en occident a pu cohabiter avec le marché parce qu’on a pu y payer le prix, grâce à la mondialisation.

Lorsque nous parlions de centre et de périphérie en termes de gagnants et de perdants de la mondialisation, nous décrivions déjà ce phénomène qui va de l’Egypte ancienne à l’empire néocolonial actuel en passant par la Grèce d’Alexandre le Grand. L’empire a un centre et une périphérie, et draine les richesses de la périphérie pour financer jusqu’aux caprices du centre : monuments somptueux, infrastructures de confort, luxe matériel et intellectuel. Nous avons vu à quel point la démocratie directe en Grèce dépendait de l’existence d’une classe nombreuse d’esclaves. Cecil Rhodes devant le grondement du peuple affamé de l’East-End de Londres comprend que son pays est au bord de la guerre civile et ne peut y échapper qu’à la condition de faire payer le prix de la paix par des colonies : « L'idée qui me tient le plus à coeur, c'est la solution au problème social : pour sauver les quarante millions d'habitants du Royaume-Uni d'une guerre civile meurtrière, nous les colonisateurs, devons conquérir des terres nouvelles afin d'y installer l'excédent de notre population, d'y trouver de nouveaux débouchés pour les produits de nos fabriques et de nos mines. L'Empire, ai-je toujours dit, est une question de ventre. Si vous voulez éviter la guerre civile, il faut devenir impérialiste ». C’est ainsi que l’on a pu « chouchouter » le travailleur du centre parce que l’on avait réduit son collègue de la périphérie aux travaux forcés, à des salaires de misère, contraint à se taire, privé de ses droits les plus élémentaires. C’est parce que dans les pays pauvres 250 millions d’enfants de 5 à 14 ans travaillent que les enfants des pays riches peuvent jouir de leurs droits à l’éducation, au loisir, à la santé, etc. C’est parce que dans le sud des centaines de millions de travailleurs triment pour un salaire de misère que dans le nord les travailleurs  peuvent gagner des salaires décents et les améliorer à chaque menace de grève. Pour pouvoir accorder ces concessions et maintenir la croissance, il faut que quelqu’un paie la différence, quelqu’un qui n’est pas le capitaliste.

Il n’est donc pas étonnant que les démocraties dites de marché pour prendre un concept cher à Fitoussi soient en même temps des systèmes qui sponsorisent la corruption et les dictatures dans l’espace mondialisé. La division dite internationale du travail répond à cette nécessité de structurer l’espace-monde en zones différenciées de production et de consommation de richesses et de jouissance de conforts de toutes sortes. Et tant que le centre et la périphérie étaient circonscrits, l’un à l’Europe et à l’Amérique du nord, l’autre au reste du monde, la démocratie avait une origine connue et pouvait passer aux yeux de certains pour un phénomène civilisationnel au lieu d’être une simple stratégie marchande de conquête du pouvoir. Son objectif central étant de se servir du capital pour produire toujours plus de capital, le marché ne peut s’intéresser à la démocratie que comme moyen et non fin. Ceci veut-il dire que le capitalisme est incapable d’intégrer l’humain dans ses objectifs ?

 

Roger Kaffo Fokou, Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, L’Harmattan, p. 216-218

 



04/02/2022
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