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Des banquiers proaméricains au chevet de l’Europe : sauvetage ou euthanasie ?

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l'Harmattan, 2011

 

Pourquoi les gouvernements européens évitent-ils les solutions évidentes susceptibles de sauver la zone euro et probablement à terme toute l’Europe de la crise ? Malgré les recommandations de leurs meilleurs spécialistes dans de nombreuses études et sur tous les médias, l’on a l’impression que la tendance à la fuite en avant engagée est inéluctable. De la tragédie grecque – dans tous les sens en commençant par le sens classique associé à la fatalité – l’on s’achemine, depuis que l’Italie est entrée dans la ligne de mire, vers la tragédie européenne. Et l’avis des peuples ne semble pas plus compter que celui des intellectuels. Comment expliquer ce qui apparaît de plus en plus comme une extraordinaire surdité doublée d’un aveuglement de plus en plus surprenant ? Mais au fait, qui gère aujourd’hui la crise de la dette souveraine européenne ? Et quels rapports ces gestionnaires entretiennent-il avec les détenteurs de ladite dette ? Lorsque l’on scrute de près le paysage institutionnel en charge des affaires en Europe, il apparaît, chose pour le moins curieuse, qu’il est dominé par des banquiers, les plus puissants parmi ceux-ci ayant des connexions solides et souvent anciennes avec le monde des financiers transatlantiques dont l’un des meilleurs relais se trouve outre-manche dans la City. Un véritable lobby à propos duquel l’on peut raisonnablement se poser la question de savoir si l’action au chevet du malade européen des hommes qui lui sont proches vise à le guérir ou à lui assurer une mort douce.

 

Ces banquiers qui gèrent la dette européenne

Il y a d’abord le grand banquier, gouverneur de la BCE, M. Mario Draghi. Ph. D. en économie au Massachusetts Institute of Technology en 1976, il a été membre du conseil d’administration de plusieurs banques et sociétés en phase de privatisation (ENI, IRI, Banca Nazionale del Lavaro-BNL et IMI). De 2002 à 2005, il est vice-président de la branche européenne de la banque d'affaires américaine Goldman Sachs.

 

Deuxièmement, nous avons Klaus P. Regling, économiste allemand et actuel Directeur Général du Fonds Européen de Stabilité financière (FESF). C’est un ancien du FMI où il débute sa carrière en 1985. On le retrouve en 1999 Directeur Général de Moore Capital Strategy Group à Londres. Ce groupe est un des principaux hedge funds américains, avec 15 milliards de dollars en actifs sous gestion. Son siège est à New York Wall Street, et il possède d'autres bureaux à Londres dans la City, Toronto et Washington DC. Il est important de savoir que JP Morgan pour ne citer que cette seule banque, la deuxième plus grande banque des États-Unis par ses actifs, pèserait pas moins de 13% dans le portefeuille de Moore Capital.

 

Troisièmement, nous avons Christine Lagarde, actuelle directrice du FMI et à ce titre actrice de premier plan de la gestion de la dette européenne. Membre de Baker & McKenzie le premier cabinet d’avocats américain dont elle dirige de 2004 à 2005 le comité stratégique mondial. Parallèlement, de 1995 à 2002, elle est membre du think tank Center for Strategic and International Studies (CSIS), au sein duquel elle copréside avec Zbigniew Brzezinski (un des fondateurs avec David Rockefeller de la Commission trilatérale) la commission Action USA-UE-Pologne et suit plus particulièrement le groupe de travail Industries de défense USA-Pologne (1995-2002) et les questions liées à la libéralisation des échanges polonais.

Comme premier adjoint de Mme Lagarde au FMI, on trouve, tout aussi significativement, un certain M. David Lipton. M. Lipton, de nationalité américaine, est actuellement Conseiller spécial auprès du Président et Directeur des affaires économiques internationales du Conseil économique national et du Conseil de sécurité nationale américains à la Maison-Blanche. Avant d’assumer ses fonctions actuelles, il était Directeur général et Chef de la gestion mondiale des risques pays chez Citi, après avoir été, significativement, Directeur général du Groupe Moore Capital Strategy chez Moore Capital Management.

 

Au niveau des Etats, la montée en puissance des hommes sans doute « liges » des banquiers américains se poursuit inexorablement. Il y a d’abord M. Lucas Papadémos, le nouveau premier ministre grec. Il accomplit l'ensemble de ses études supérieures au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il commence à enseigner les sciences économiques dès 1975, à l’université Columbia, et devient, en 1980, conseiller économique de la Federal Reserve Bank de Boston. Il y a ensuite le nouveau premier ministre italien, M. Mario Monti. C’est un produit de l’université de Yale aux Etats-Unis. Dès 2005 il est International Advisor pour Goldman Sachs. Depuis 2010, il est aussi Président de la section Europe à la commission Trilatérale (L’idée de la création de cette organisation fut initialement émise en juin 1972  par David Rockefeller, lequel fut rapidement rejoint par Zbigniew Brzezinski. La Commission Trilatérale fut officiellement créée à Tokyo le 1er juillet 1973. À cette époque, le leadership mondial des Etats-Unis commençait à être fragilisé dans le secteur industriel et commercial par les performances de l’Allemagne et du Japon.  Selon la John Birch Society, la Trilatérale se dédie à la formation d'un gouvernement mondial. Avec le Council on Foreign Relations, la Trilatérale a une influence immense sur la politique américaine). M. Mario Monti est également membre du comité de direction du groupe Bilderberg.

 

Il reste Mme Merkel et Nicolas Sarkozy dont les parcours échappent à cette étrange convergence. Mais l’on sait qu’ils sont tous les deux très atlantistes dans des pays qui traditionnellement ne le sont pas de façon majoritaire. Nous allions oublier M. David Cameron. Descendant d’une famille issue d’une part de banquiers allemands émigrés en Grande-Bretagne (Il est donc à domicile à la City et l’on peut comprendre la colère froide qui s’est emparée de lui lorsque des émeutiers s’en sont pris à ce haut lieu si symbolique d’une certaine finance internationale) et d’autre part de la vieille aristocratie anglaise (en ligne illégitime de George IV).

En principe, dans une Europe confrontée à la crise de la dette, confier les affaires aux banquiers devrait être la solution idéale. Pourquoi cela ne semble-t-il pas être le cas aujourd’hui ?

 

Divergences et conflits d’intérêts inévitables

La structure de la dette européenne aujourd’hui est très différente de ce qu’elle était avant 2007. Dans une étude publiée en avril 2011 par Fondapol (Fondation pour l’innovation politique) et intitulée « Qui détient la dette publique ? », nous apprenons que « La détention directe par les épargnants des titres publics est devenue largement résiduelle, alors qu’elle constituait par le passé un mode majeur de détention (30% de la dette américaine dans les années 1950 était détenue en direct par les ménages) Seule exception notable, le Japon, qui détient un taux de détention directe encore significatif (5,2%). En revanche, il est partout ailleurs très inférieur (1,4% aux Etats-Unis) ». En fait, trois types d’acteurs gèrent la dette publique aujourd’hui : les banques, les sociétés d’assurance et les fonds de pensions ou gestionnaires d’actifs. Quand ces acteurs sont domestiques, l’Etat dispose d’un moyen d’agir sur eux, notamment par les biais de la fiscalité et des régulations. Quand ils sont non-domestiques et internationaux, ils échappent plus ou moins à toute forme de pression qui n’est pas également global. 

 

Dans la zone euro, la proportion de la dette détenue par les non-résidents est particulièrement défavorable (53%) comparée à celles des Etats-Unis (30%), du Royaume-Uni (29%) et du Japon (8%), ce dernier apparaissant comme un modèle dans le domaine. Cette situation qui traduit une divergence stratégique est l’inverse du niveau d’intervention des banques centrales qui, tout au moins dans la situation des Etats-Unis et du Royaume-Uni ont permis de limiter l’exposition de l’Etat aux créanciers non-résidents. Les proportions de la dette publique détenue par les banques centrales des Etats sont respectivement pour le Royaume-Uni, les Etats-Unis, la Zone euro et le Japon de 23%, 12%, 6% et 9% (En Allemagne, cette proportion n’est que 0,3%). Avec cet état, l’on comprend pourquoi dans la zone euro « les établissements de crédit sont les premiers détenteurs de la dette publique au sein du secteur financier (22%) devant les autres institutions financières (11%), dont les sociétés d’assurance et les fonds de placement collectifs »[1].

 

Qui sont ces créanciers non-résidents dont l’Europe dépend de plus en plus en raison de son endettement ? Il y a bien sûr les pays émergents et leurs fonds souverains évalués à plus de 5000 milliards de dollars avec une projection de 12000 milliards en 2015 selon Morgan Stanley. Comme le dit Le figaro.fr, « Le marché de la dette est une véritable toile qui relie tous les pays entre eux. Ces liens se chiffrent en milliards de dollars. Et au centre règnent Wall Street, la City de Londres et Pékin ». Pourquoi ?  Parce que les deux premiers pays disposent de gigantesques fonds de pension et le troisième d’un immense fonds souverain de près de 3200 milliards de dollars. Toujours selon Morgan Stanley, les fonds de pension représentaient la première catégorie d’investisseurs sur les marchés financiers en 2008, avec des actifs investis de l’ordre de 20.000 milliards de dollars, dont 10.000 milliards pour les seuls fonds américains.

 

Ces détenteurs non-résidents de la dette publique européenne n’ont aucun intérêt, on en convient, à ce que leurs débiteurs fassent défaut (c’est pourquoi ils investissent dans les CDS et au besoin spéculent) mais, il est tout aussi évident qu’ils ont besoin de la crise pour prendre pied dans le paysage financier des zones qu’ils convoitent. La France par exemple, en 1998, n’était exposée à ces créanciers non-résidents qu’à hauteur de 22,6% de son endettement total public. En 2010 et en raison de la crise, cette proportion a littéralement bondi pour se situer à 70%. On peut d’ailleurs faire ici un parallèle avec la crise asiatique de 1997 et la réaction de certaines autorités de ces pays face à la situation. Selon une analyse de Kishan Fernando et Julien Teyssier, en raison de cette crise « les firmes étrangères (pour la plupart américaines, car bénéficiant de la force du dollar qui joue le rôle de monnaie-refuge) auront tendance, de par la baisse des cours boursiers et des mesures d’ouverture des secteurs financiers, à prendre des prises de participations dans les entreprises locales, voire à effectuer des achats globaux des sociétés locales. L’influence américaine sera donc renforcée en Asie »[2]. N’est-ce pas ce qui est en train de se passer en Europe aujourd’hui ? A l’époque, le gouvernement de Pékin avait protégé Hong-Kong grâce à ses réserves de trésorerie, et en Malaisie, le chef de l’Etat avait usé du contrôle des capitaux, en même temps qu’il congédiait son ministre des finances qu’il considérait comme un homme de Wall Street[3].

 

Les exemples cidessus empruntés à la Chine et à la Malaisie, qui ont permis à ces deux pays de préserver leurs secteurs financiers et leur économie de l’emprise des géants de Wall Street peuvent-ils inspirer l’Europe ? Il apparaît que non, dans la mesure où, comme nous l’avons vu plus haut, les principaux gestionnaires de la crise de la dette souveraine de la zone euro sont plus ou moins des hommes de Wall Street. L’on a vu ces derniers jours débarquer au sommet des Etats grec et italien, pratiquement des valises des marchés financiers, des hommes qui portent en eux la marque profonde des banquiers et institutions américaines. Auront-ils assez d’indépendance pour décider contre les intérêts occultes qui ont favorisé leur carrière ? Le temps seul permettra de lever toutes les inquiétudes.



[1] Fondapol, « Oui détient la dette publique », avril 2011

[2] Kishan Fernando et Julien Teyssier, « La crise asiatique et son dépassement : quelles leçons pour l’économie mondiale ? »

[3] Au Cameroun, ce sont les hommes de Wall Street qui gèrent le département de l’économie et finances depuis des lustres, avec les résultats peu honorables que l’on peut constater à loisir.



19/11/2011
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