Des hommes d’Etat et des marionnettes : un exemple venu de l’hexagone
Pourquoi nos pays vont-ils si mal ? Les causes indiscutablement sont légion. Il y a les causes exogènes et elles ne sont pas les moins importantes. Notre déficit de « souveraineté » est au centre de bien de nos malheurs. Mais comme la liberté, la souveraineté ne se donne pas, elle se conquiert. La souveraineté absolue est d’ailleurs un leurre et y croire c’est se laisser aller à un dangereux penchant. Sur la vaste carte du monde, les Etats, même les plus puissants, n’ont que des degrés de souveraineté. Dans chaque Etat, les hommes politiques, quand ils sont ce qu’il est convenu d’appeler des hommes d’Etat, se battent pour en tirer le meilleur au profit des peuples qu’ils représentent. C’est cela que la postérité retient d’eux dans les livres d’histoire. Nous sommes des néocolonies de la France ? Certainement. Allons-nous en rester là ? Cela ne dépend pas de la France mais de nous, des hommes à qui nos Etats sont confiés. La France se bat chaque jour pour que nous restions son pré-carré, sa néocolonie : si elle y réussit, alors ses hommes politiques sont de véritables hommes d’Etat et les nôtres de simples marionnettes. Est-ce facile pour la France de garder sa stature internationale pour pouvoir s’imposer à nous ? Pas du tout : c’est un combat de tous les jours. Pourquoi voulez-vous que les efforts qu’elle fait tous les jours dans la jungle internationale pour garder son rang la France les mette à notre profit gracieusement ? Nous nous battrons où nous mourrons, c’est la loi de la sélection naturelle des espèces. Le texte qui suit est un morceau choisi qui montre un homme d’Etat français généralement détesté en Afrique – ce n’est d’ailleurs pas le sujet – au front pour les intérêts de la France. C’est un exemple à méditer, et peut-être à enseigner.
Roger KAFFO FOKOU
« En réalité, malgré la construction européenne et malgré la mondialisation, le destin des nations et l’évolution du monde reposent encore très largement sur l’action des Etats. La mondialisation crée un contexte nouveau, des problématiques différentes. La Chine et l’Inde menacent une partie de notre économie. Mais il ne dépend que de nous de rester dans le débat. Notre monde n’est pas condamné à disparaître. Il est appelé à participer à la définition de nouveaux équilibres. C’est ce qui m’a conduit à intervenir fortement dans l’affaire Alstom.
Alstom est une grande entreprise française du secteur de l’énergie et des transports. Elle est leader mondial dans la construction de centrales électriques, de turbines et de trains à grande vitesse. Elle est deuxième mondial dans la construction de paquebots de croisière et sur le marché des trains de banlieue, métros et tramways. Elle représente 18% du chiffre d’affaires mondial du transport ferroviaire et emploie 69.000 personnes dans le monde dont 25.000 en France. Malgré ce potentiel industriel important, au cours de l’été 2003, Alstom s’est trouvée dans une situation financière très délicate. Compte du délai qui s’écoule entre le moment où une commande de matériel est passée par un client et celui où la commande est livrée, ce type d’entreprise ne peut en effet fonctionner que si les clients versent des acomptes au fur et à mesure de l’avancement des chantiers. Les acomptes sont toutefois garantis aux clients par les banques, afin que ceux-ci puissent récupérer leurs fonds dans l’hypothèse où finalement l’entreprise ne réaliserait pas la commande.
En juillet 2003, les banques ont refusé de continuer à se porter caution d’Alstom en raison de la dégradation financière de l’entreprise liée à des erreurs antérieures de gestion. En septembre 2003, après un conflit assez difficile avec les autorités communautaires, le gouvernement français obtint de Bruxelles l’autorisation exceptionnelle et temporaire d’entrer dans le capital de la société et de la soutenir financièrement pour lui permettre de se restructurer. Les aides d’Etat aux entreprises privées sont en principe interdites par le droit communautaire, afin de protéger la libre concurrence. Certaines peuvent toutefois être autorisées par la Commission européenne à titre exceptionnel et pour des motifs dûment justifiés.
Au printemps 2004, il apparut que le temps accordé par la Commission européenne ne serait pas suffisant pour redresser Alstom et qu’un nouveau plan de sauvetage devait être envisagé. La Commission ayant fait savoir que prolonger son autorisation porterait atteinte à la libre concurrence et était donc inenvisageable, il nous restait deux solutions : celle poussée par les banques, consistant à rapprocher Alstom et Areva, avec risque très élevé d’étendre à la seconde les fragilités de la première ; celle proposée par Siemens, le concurrent allemand d’Alstom, consistant à reprendre les activités les plus rentables et à laisser les autres se redresser seules, ce qui avait en réalité peu de chances de réussir.
Quant à l’administration des finances, une fois encore, elle pensait de bonne foi qu’il n’y avait rien à faire, que l’entreprise était condamnée, qu’au final rien ne servirait d’insister. Une note définitive m’était d’ailleurs parvenue avec cette conclusion sans appel. Je ne manquais pas de demander à son jeune et brillant rédacteur de la refaire en se donnant la peine d’imaginer ce qu’il aurait écrit si son propre père avait été salarié d’Alstom ! J’étais convaincu qu’on ne pouvait ainsi rayer de la carte les 25.000 emplois de la société en France.
Au plus haut niveau de l’Etat, on était tenté de favoriser un rapprochement franco-allemand. J’étais d’accord, à condition que cela ne conduise pas au démantèlement de l’entreprise. Or, un seul rendez-vous avec le président Von Pieter me convainquit que Siemens ne souhaitait que la disparition d’un concurrent et qu’il était inutile de poursuivre les discussions. Une violente polémique s’ensuivit en Allemagne sur mon « nationalisme » supposé. A vrai dire, je n’en avais cure !
Après avoir examiné chacune des solutions, quand tout aurait dû me conduire à baisser les bras, je décidai de rediscuter avec Bruxelles. A l’issue de trois séances de négociation en moins d’un mois avec Mario Monti, le commissaire européen à la concurrence de l’époque, j’obtins de la commission un moratoire de quatre ans et l’autorisation pour l’Etat d’investir de nouveaux fonds publics dans la société. En échange, Alstom s’engagea à nouer des partenariats industriels dans un délai de quatre ans et à céder certaines activités à hauteur de 10% de son chiffre d’affaires. Je n’acceptai toutefois aucune fermeture de site en France et aucune cession d’actifs stratégiques. En parallèle, je devais convaincre les banques de participer à la recapitalisation de la société et d’accorder de nouveau leur caution aux clients d’Alstom.
Les discussions avec le commissaire européen furent instructives. Mario Monti est un Italien francophone, intelligent et honnête. Sa rigidité naturelle se trouvait toutefois renforcée par le sentiment de toute-puissance de la technostructure bruxelloise. Un commissaire ne négocie pas seul. Il est constamment entouré de sept ou huit collaborateurs représentant chacun une direction. Ainsi sa marge de manœuvre est extrêmement encadrée, pour ne pas dire étroite. Les services avaient décidé qu’il fallait « faire payer l’entreprise », qu’elle avait été trop aidée et que sa survie n’était qu’une question de mois. Je me battis pied à pied, en faisant valoir que les marchés du transport et de l’énergie étaient prometteurs. Je croyais tellement en l’avenir d’Alstom que j’engageais l’Etat à y investir jusqu’à 20% de son capital.
Depuis l’accord trouvé avec la Commission au printemps 2004, le cours de bourse d’Altom a été multiplié par trois et l’Etat actionnaire a donc multiplié par trois sa mise initiale. Ce que, vingt mois auparavant, j’avais acquis pour 700 millions d’euros, l’Etat vient de le revendre 2 milliards au groupe Bouygues. L’opération s’est révélée gagnante aussi bien pour l’Etat que pour l’entreprise et ses salariés. Des milliers d’emplois ont été sauvés et un fleuron de notre industrie préservé ».
Nicolas Sarkozy, Témoignage, XO Editions, 2006, pp. 77-81
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