Dialogue national inclusif convoqué au Cameroun : le Premier Ministre Dion Ngute à pile ou face devant l’histoire
Le discours du Chef de l’Etat du 10 septembre 2019 à la nation camerounaise, lu avec légèreté, peut paraître vide et décevant. Et comme toujours avec Paul Biya, cette apparente simplicité cache une indiscutable complexité. C’est un discours tortueux à bien des égards, plein de contradictions sans doute, mais riche en enseignements et profondément révélateur. On y retrouve l’homme du 6 novembre 1982, tel qu’il est souvent apparu dans ses adresses des temps de crise. Le discours offre à prendre bien des choses, comme un mat de cocagne, mais la main du Chef de l’Etat qui tient fermement la ficelle semble toujours prête à tirer sur celle-ci pour mettre hors de portée du grimpeur les denrées tant convoitées. La tripartite de 1991, confiée au Premier Ministre de l’époque M. Sadou Hayatou, n’a pas peu contribué à rendre ce dernier historiquement inconsistant et terriblement invisible, comme son décès a pu le faire constater : c’était une occasion à lui offerte sur un plateau en or pour s’inscrire durablement dans l’histoire. Il n’avait pas su ou pu saisir celle-ci. Le défi sera encore plus grand cette fois-ci pour Dion Ngute : la crise qu’il s’agit de régler, comme lui, est anglophone avant d’être nationale. A l’issue de ce dialogue, il sera forcément inoubliable pour l’histoire du Cameroun : en bien ou en mal ? Ce sera à lui de choisir.
Paul Biya est en effet apparu lors de et à travers le discours du 10 septembre dernier fidèle à lui-même, et son grand âge, bien que de plus en plus apparent, n’y a rien pu faire : moqueur, méprisant, au-dessus de tout comme de tous, comme toujours. Très détendu à certains moments de son adresse, il a alors retrouvé les accents des années de braise quand il défiait l’opposition à travers le « Me voici donc à Douala ! » ou alors le fameux « Qui sont-ils ? ». Ce côté indiscutablement vantard, orgueilleux du chef de l’Etat, probablement inséparable de la conviction en lui ancrée de sa supériorité sur bien des hommes politiques de son temps, on l’a retrouvé dans l’expression « prétendue marginalisation » comme dans « prolifération de ces initiatives ». Ce discours met également en exergue le goût bien connu du président Biya pour la sémantique : le débat qu’il convoque sera « grand », tandis que les consultations que le Premier Ministre est instruit à mener seront « larges ». Ceux qui pourraient penser qu’il n’est plus que le lecteur de ses discours devraient, devant la permanence et la cohérence de tant d’indices, revoir leur position et rendre à César ce qui lui appartient.
Ce discours est aussi avant tout une allocution tortueuse, sacrément enchevêtrée. Il fait presque penser au fameux nœud gordien de la mythologie. Le président y décrit avec une belle exactitude les étapes de la crise actuelle : c’est un fait, il est bien au courant de tout ce qui se passe. Mais il y dénie en même temps à cette crise tout fondement. Pour lui, la marginalisation anglophone est purement imaginaire, puisque simplement « prétendue » : ce qui lui apparaît réel par contre, c’est que toutes les régions du Cameroun ont des problèmes qu’il n’est pas facile de résoudre. Les régions anglophones ne font donc pas exception. Aussi a-t-il du mal à parler des problèmes des anglophones sans mécaniquement leur associer « ceux des huit autres régions du Cameroun ». De quoi faire enrager « ces extrémistes » qu’il a dans sa ligne de mire. Pour dire les choses simplement, de son point de vue, les anglophones n’ont pas de problèmes spécifiques, en dehors de ceux qu’on leur prête, d’où l’usage du conditionnel dans « un sentiment de marginalisation qu’éprouveraient les populations du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ». A la rigueur entrevoit-il un problème possible, celui de la répartition des postes de responsabilité au sommet de l’Etat. Et dans ce domaine-là, les anglophones seraient, de son avis, plus à envier qu’à plaindre !
Il reconnait cependant l’existence d’une crise, mais c’est pour mieux l’évacuer : elle est une pure fabrication d’extrémistes de l’extérieur. Quant à l’état actuel de ladite crise, l’évaluation qu’il en propose est claire : elle est à ce jour maîtrisée grâce aux mesures énergiques prises par les forces armées. Aussi affirme-t-il sans nuances que « A l’heure actuelle, ces mesures commencent à porter leurs fruits avec l’amélioration de la sécurité et la reprise progressive des activités économiques dans les deux régions. » D’ailleurs, « Les Centres Régionaux de Désarmement accueillent progressivement de nombreux ex-combattants qui acceptent volontairement de déposer les armes. » Que ceux qui critiquent la solution militaire se le tiennent donc pour dit : celle-ci est en train de faire ses preuves, et c’est presque l’occasion de dire qu’on ne change pas une solution qui marche. Tant pis si la rentrée scolaire 2019-2020, les rapports du GICAM et d’autres évaluations disent exactement le contraire sur la situation sécuritaire d’une part, et économique d’autre part, du Nord-ouest et du Sud-ouest.
Il apparaît donc que ce discours, ostensiblement axé sur la question anglophone, n’a de cesse de nier énergiquement celle-ci dans ses fondements, ne reconnaît l’existence d’une crise anglophone que pour montrer à quel point la solution militaire tant décriée est en passe d’avoir raison de celle-ci. Et pourquoi propose-t-il finalement un dialogue ? A-t-on envie de demander.
C’est que, si le président nie le problème anglophone, c’est pour mieux reconnaître l’existence d’un problème camerounais. Les deux sont-ils interchangeables ? Rien n’est moins sûr. Peut-on véritablement résoudre un problème dont on nie l’existence ? On peut en douter. Rien n’est donc simple dans ce discours, comme le montre l’énumération qu’il propose des thèmes susceptibles d’être discutés dans le cadre du dialogue annoncé, énumération qui se termine par « etc. », indication d’une absence de clôture, ou d’une possible ouverture à des thématiques non énumérées.
Il manque pourtant explicitement bien des choses à l’allocution du 10 septembre. Le Président n’y évoque la crise politique postélectorale que de façon allusive. C’est en effet le but recherché lorsqu’il mentionne le «soutien massif que vous m’avez accordé lors de la dernière élection présidentielle ». Cette allusion discrète lui permet de faire une remarquable ellipse sur le problème du MRC, et traduit en même temps sa volonté d’en faire un non problème. Tout au plus suggère-t-il que les institutions lui donnent les moyens de régler ce problème comme de semblables autres de manière discrétionnaire et magnanime. C’est un gros pari implicite qu’il prend ainsi sur l’avenir, et pas le seul puisque, cette fois-ci de façon explicite, il parie que la question et la crise anglophone se résoudront sans Ayuk Tabe et compagnie. On ne peut que le souhaiter pour le Cameroun, mais l’histoire des paris présidentiels nous a jusqu’ici montré qu’il est rarement clairvoyant dans les jeux de hasard et de prospective. Deux exemples parmi d’autres. Il avait parié à la fin des années 1980 sur la sortie de la crise économique sans le passage au FMI, et l’on sait ce qu’il en a été. Plus récemment, il a assuré concernant les infrastructures de la CAN 2019 que le Cameroun serait prêt au jour dit, et l’on connaît aussi la suite. En sera-t-il autrement cette fois-ci ? On le souhaite.
Quoiqu’on dise, ce discours est malgré tout porteur d’un certain espoir, dans sa virtualité. L’actualisation ou non de cet espoir dépendra de celui qui est appelé à présider les assises à convoquer. Le chef de l’Etat laisse l’agenda ouvert à toutes les questions. Personne ne dira donc plus jamais qu’il avait fermé le débat. Le Premier Ministre saura-t-il y faire entrer les questions essentielles que le discours présidentiel n’a pas énumérées ? Sur la question non tranchée de la nature juridique de ce dialogue et donc du statut de ce qu’il en sortira, et compte tenu de l’ouverture de la participation aux groupes armées (cela non plus ne pourra plus jamais être nié), c’est-à-dire d’une certaine façon aux sécessionnistes, de quelle marge de manœuvre le Premier Ministre disposera-t-il et jusqu’où sera-t-il disposé à aller ? En vérité, ce dialogue annoncé est tout sauf un cadeau pour Chief Dion Ngute. Les anglophones demandaient un dialogue pour résoudre leur problème ? On l’a convoqué et on le leur a confié, au plus important d’entre eux en tout cas : tant mieux s’ils en font une réussite. S’ils échouent, l’histoire retiendra qu’eux-mêmes n’ont pas voulu résoudre le problème qu’ils posaient. Qui pourrait dès lors continuer à penser qu’il s’agissait d’un vrai problème ? Potentiellement machiavélique !
Roger Kaffo Fokou, écrivain.
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