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Du « racisme du quotidien » au racisme systémique : au-delà de l’ostentation des imbéciles, que faut-il comprendre ?

Je suis tombé ces jours-ci sur une vidéo très largement partagée sur internet montrant une scène atroce. On y voit une jeune femme, noire, entièrement nue, recroquevillée sur une place publique en position fœtale, le visage dissimulé, de honte probablement. Autour d’elle, un public nombreux de blancs exclusivement, jeunes pour la plupart, des deux sexes, certains confortablement assis à même le sol, d’autres debout très décontractés, quelques-uns filmant fébrilement. A tour de rôle, de jeunes gens et de jeunes filles se détachent du cercle et viennent en son centre, les uns ouvrant leurs braguettes, les autres écartant les cuisses, pour uriner avec une visible délectation  puis cracher sur leur victime prostrée, quasi immobile on dirait une statue de cire noire. Que cette scène soit vraie ou fictive (Il semble qu'elle soit fictive) ne change rien à la problématique qu'elle soulève. La réalité, dit-on souvent, rattrape et dépasse la fiction. 

Dans un premier mouvement, je me suis senti en colère, soulevé par une révolte irrésistible. C'est sans doute le but intialement recherché. Puis je me suis posé quelques questions : pourquoi cette scène, indiscutablement horrible il est vrai, a-t-elle le don de me mettre à ce point en colère ? Est-ce parce qu’elle est intrinsèquement insoutenable ou parce que la victime est « noire » ? Est-ce que j’aurais réagi au même diapason si celle-ci avait été « blanche » ou « jaune » ? Je l’avoue, il m’est difficile de répondre avec une certitude absolue à ces questions. Le phénomène d’empathie est probablement plus immédiat quand les affinités entre une victime et un témoin sont plus marquées, surtout plus apparentes. Mais je crois qu’il est seulement plus immédiat. La plus petite ressemblance, pour qui a un cœur d’homme, devrait, du moins je le crois, susciter une vague d’empathie devant le malheur de quiconque. On ne peut s’empêcher d’éprouver de l’empathie pour nos animaux dans la peine. De même, la plus petite différence suffirait à justifier l’absence d’empathie pour qui n’a point de cœur, pour cette minorité de salauds, de barbares qui se recrutent sous toutes les latitudes. Mais à partir de quel moment la différence ouvre-t-elle la porte au racisme ?

La question en effet se situe à ce niveau-là. On pourrait la poser de façon personnelle et même essentielle : est-ce que je suis « raciste » ? Nombreux sont ceux qui répondraient résolument par la négative, d’emblée, sans plus de délibération. Ne tombons pas dans la facilité. Les animaux sont-ils racistes ? Remarquez qu’à l’état de nature, ils vivent entre mêmes espèces et ne dérogent pas à cette règle même en présence de fortes affinités. Il y a donc une espèce « d’entre-soi » naturel, quasi instinctif chez les êtres vivants, et cet « entre-soi » semble plus marqué lorsque les indices d’affinités sont plus apparents. Comment un lion pourrait-il prendre une panthère pour un autre lion ou vice versa ? Impossible. En tout cas, ils ne font jamais bande ensemble.

Parmi les hommes, ces différences apparentes, si variées et riches dans le règne animal, se réduisent souvent à la différence de la couleur de peau, même si certains éléments de morphologie peuvent également entrer en ligne de compte. C’est donc cette couleur de peau qui, entre les êtres humains, crée les affinités primaires. Mais à l’intérieur de cette solidarité organisée et favorisée par la nature, il peut se créer et il se crée souvent des distanciations sur la base de différences acquises, culturelles : l’ethnie, la tribu, le clan, la famille, la langue parlée, la religion pratiquée, le nom porté… Parfois, les affinités liées aux différences naturelles s’opposent à, ou prennent le pas sur celles fondées sur des différences acquises. C’est une hypothèse intéressante à formuler qu’un Français et un Anglais blancs, ou un Camerounais et un Gabonais noirs, que le hasard mettrait ensemble quelque part dans le monde loin de leurs milieux naturels, s’ils étaient habillés de façon standard, se sentiraient instinctivement proches uniquement sur la base de la couleur de la peau, jusqu’à ce que se révèlent des éléments de différentiation non apparents : langue, nationalité… A partir de l’instant de cette découverte, une fissure si infime serait-elle, naîtrait. « Tiens, se dirait-on, il n’est pas Anglais ou Camerounais ! », ou « Tiens, il est Français ou Gabonais ! » Et tout ce que l’on aurait déjà appris de positif ou de négatif sur les Français ou les Gabonais commencerait à remonter à la mémoire, à se superposer à ce que l’on aurait cru jusque-là savoir sur la personne avec qui l’on aurait été. Dans le cas de personnes de couleurs de peau différentes, cette fissure est déjà là au moment de la rencontre. Et elle peut se resserrer  sur la base d’indices de ressemblance acquis. On m’a conté l’histoire de ce français bloqué et perdu à l’aéroport international de Djakarta et incapable de négocier la suite de son voyage parce qu’il ne comprenait pas un traître mot d’anglais et que personne autour de lui ne comprenait un traître mot de français. Jusqu’à ce qu’il tombe sur un Africain francophone qu’il a littéralement étouffé de soulagement dans ses bras : « Ah mon frère ! Mon frère ! », ne cessait-il de répéter. La fissure venait de se resserrer, certainement pas de se fermer. Mais elle peut aussi s’élargir, jusqu’au tribalisme, jusqu’au racisme. Pourquoi et comment ?

Comme je l’ai dit plus haut, tout part de l’existence d’une ou de plusieurs différences naturelles ou culturelles. C’est cela le socle. Le racisme se distingue des autres formes de différenciations en ce que son socle est naturel et ses indices apparents alors que pour d’autres formes, il s’agit d’un socle culturel aux indices souvent cachés, en tout cas que l’on peut choisir de cacher ou de montrer. Dans la rue, on peut sans se tromper identifier l’être humain de l’autre « race » d’un coup d’œil, mais difficilement de l’autre culture sans enquête, sans contrôle, à moins que ce dernier n’arbore des signes distinctifs indiscutables. On voit en quoi le procès qui est fait en ce moment à whoopi Goldbert (sur CNews ils semblent tous tellement convaincus qu’elle a gaffé que c’en est risible) est absurde : la juiveté (À ne pas confondre avec le fait d’être Hébreux) n’est pas et n’a jamais été une question de « race » mais de religion. Comment pourrait-on autrement classer les « Falashas », ces « Juifs noirs », parmi les Juifs ? Pourquoi a-t-il fallu aux nazis recourir aux contrôles et aux signes distinctifs apparents (l’étoile jaune) pour ne pas se tromper sur les Juifs ? Pensez-vous que dans une croisade contre les Noirs les Nazis (Hitler ne considérait pas les Noirs comme des hommes, c’est connu) auraient eu besoin de recourir à de tels expédients ? Un coup d’œil aurait suffi. On sait que cela avait déjà été fait avec les Hereros au Sud-ouest africain (actuelle Namibie), sans grand mal. Le racisme n’est donc pas une simple discrimination, c’en est une fondée sur des différences naturelles, biologiques. Il faut donc, pour que surgisse le racisme, que celles-ci existent, ensuite que l’on en prenne conscience, enfin qu’on les prenne en compte d’une certaine manière et dans un certain contexte. Et c’est le mode et le contexte de cette prise en compte qui à mon sens importent.

Sur le mode, il peut s’agir de la simple curiosité, comme chez les tout petits : un constat étonné, presqu’émerveillé devant la variété et la richesse des tons,  sans plus. Aucune signification attachée à cette différence. Celle-ci peut être simplement différée, j’en conviens. Mais tant qu’il n’y a pas d’explication, d’interprétation, c’est toujours le paradis, mais un paradis en sursis, parce que le pommier est déjà au milieu du jardin. Il peut aussi s’agir d’un constat choqué : les Africains qui sont tombés sur les premiers Blancs se sont enfuis terrorisés. C’est bien connu, l’inconnu effraie. Et c’est ici que le contexte intervient : est-il amical ou inamical ? Cela peut tout changer et influencer soit positivement soit négativement l’interprétation des différences.

Ce n’est donc pas la différence en elle-même qui ouvre la porte au racisme mais la signification qu’on lui assigne. L’autre a-t-il débarqué d’un aéronef flambant neuf, rugissant et crachant des flammes ? La couleur de sa peau est tout de suite associée au génie et à la puissance. Sort-il d’une hutte vêtu en tout et pour tout d’un cache-sexe de feuilles d’arbres ? La couleur de sa peau est aussitôt associée à l’inintelligence et à la sauvagerie. Et tandis qu’émerge le complexe de supériorité d’un côté, de l’autre commence à s’installer le complexe d’infériorité. Les choses sont alors plutôt mal parties. Comment faire cohabiter pacifiquement, convivialement, en toute liberté-égalité-fraternité deux êtres dont l’un se croit de la race supérieure et veut en convaincre l’autre, tandis que l’autre lutte contre son complexe d’infériorité et doit constamment donner la preuve qu’il est bien l’égal de son vis à vis à tous points de vue ?

Normalement, dans une société bâtie sur le modèle de la coopération, il devrait rapidement arriver un moment où, se connaissant mieux, les uns et les autres découvriraient que ce qui les différencie est bien superficiel (la coloration de l’épiderme), et que ce qui les unit est infiniment plus profond, fondamental (la complexité de la nature humaine). Mais c’est méconnaître la puissance des médias, spécifiquement dans une société bâtie sur le modèle de la compétition.

Dans une société bâtie sur le modèle de la compétition en effet, tout se joue sur un champ stratégique : il n’est pas question alors de partage mais de conquête de positions les uns sur les autres. Il faut dans ce cas construire des coalitions soutenues par des alliances pour venir à bout d’oppositions appuyées elles aussi par des alliances. Ceux qui l’emportent sont des maîtres et se considèrent comme plus forts, plus intelligents, tandis que les perdants sont ravalés au rang d’esclaves et considérés comme moins forts et moins intelligents. Et une fois établies, ces positions deviennent des forteresses qu’il faut protéger ou prendre. S’installe alors une guerre d’usure aux armes très diverses. C’est d’ailleurs une situation d’une très grande complexité.

Parmi les « gagnants » de la compétition, il y a toujours ceux se retrouvent lésés dans le partage du butin et ne sont pas loin de se considérer comme des perdants, non pas seulement du camp des gagnants mais au même titre que les éléments du camp ayant perdu. Ces perdants du camp des vainqueurs nourrissent des fois un sentiment de déclassement qui génère souvent de furieuses frustrations. Théoriquement, ils appartiennent au camp des « vainqueurs » et devraient logiquement se considérer comme forts et intelligents, en tous cas plus que quiconque du camp des vaincus. Mais ils voient bien qu’en réalité les plus forts parmi les vaincus sont au-dessus d’eux et risquent de faire croire que ce ne sont pas tous les vainqueurs qui sont plus forts et plus intelligents que tous les vaincus. C’est dans ce sous-groupe que se retrouvent les comportements les plus ostensiblement « racistes », comportements qui font la trame de ce que l’on pourrait classer dans le « racisme du quotidien », ce racisme d’imbéciles, de ces perdants de leur propre camp qui s’imaginent que pisser en groupe sur un individu de l’autre « race », dans une indiscutable lâcheté (on isole une proie facile et l’on s’acharne sur celle-ci comme une meute), suffit à établir d’un côté votre supériorité aux yeux de tous les individus de l’autre « race », de l’autre l’infériorité collective de ladite autre « race » face à la vôtre. A côté de ce racisme d’imbéciles, de perdants qui ont peur de perdre toujours davantage, il peut y avoir un racisme structurel et systémique, inconscient quelquefois, mais non moins réel et pernicieux.  Et c’est ici qu’intervient la puissance des médias, au sens large comme restreint.

Au sens restreint, on peut constater qu’un effort remarquable a été jusqu’ici fait pour « multicolorier » les médias ici et là, surtout dans les pays anciennement racistes comme les Etats-Unis (qui le sont encore largement et malheureusement) ou simplement « multiraciaux » comme la France ou le Royaume-Uni pour s’en tenir à ces quelques cas. On parle alors pudiquement de mieux représenter la diversité. Pourquoi ? Parce que, autrement, les médias apparaîtraient racistes. La civilisation, disait avec justesse Cheikh Hamidou Kane, est une architecture de forme. Et comment, en leur qualité de vitrines, les médias pourraient-ils être « racistes » sans que les sociétés qu’ils prolongent ne le soient également ? Dans ce sens, il y a encore de sérieux efforts à faire ici et là mais la volonté ne semble pas faire défaut. On peut reconduire la même analyse pour le cinéma, la mode… Mais il y a les médias au sens large, et parmi ces derniers, des médias particulièrement discrets, subtiles, comme l’histoire, qu’elle soit ancienne ou contemporaine.

Les médias, disons-nous, sont essentiellement un prolongement de l’être humain, et comme l’explique Mc Luhan, ils ont pour fonction essentielle de modifier les sens soit pour les amplifier/aiguiser, soit pour les orienter/désorienter, parfois les former/déformer, les anesthésier/annuler. La geste de Vercingétorix et des intrépides Gaulois, inventée pour l’essentiel de toutes pièces, a permis aux Français y compris à ceux d’aujourd’hui de surmonter les traumatismes éventuels de la colonisation romaine et du souvenir de celle-ci. Face à l’empire romain et ses hordes barbares, voici ce qu’ont été et fait nos ancêtres les Gaulois, et c’est ce sang-là que nous avons dans les veines, tel est le message. La Geste du Général de Gaulle et avant lui celle de Bonaparte participent du même dessein : celui de promouvoir une France qui certes est tombée plusieurs fois au cours de son histoire, mais qui a toujours su se relever. On peut vous présenter le miroir inverse.

Que s’est-il passé lorsque Madame Obono s’en est pris à Jean Castex qu’elle a malheureusement et imprudemment traité « d’homme blanc de droite » ? Valeurs Actuelles a rapidement fait une incursion dans une certaine histoire pour y présenter celle-ci en esclave africaine du XVIIIe siècle. Elle avait peut-être surmonté son complexe congénital d’infériorité et il fallait réparer cet oubli pour ramener Mme Obono à sa place ? Elle manquait de gratitude envers une France qui avait fait d’elle une personne « libre », une citoyenne, contrairement au traitement que son Afrique d’origine lui eût réservé ? Allez donc savoir. Cet usage de l’histoire, un peu à l’envers ou plus justement à charge, n’est pas irréversible. La panthéonisation de Joséphine Baker se situe donc dans cette perspective inverse. J’ai beaucoup écouté ces derniers temps les défenseurs de la sacralité de l’histoire, surtout devant les errements de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler la « cancel culture », et je pense qu’ils ont raison pour l’essentiel : on ne peut pas refaire l’histoire, à moins de disposer d’une véritable machine à explorer le temps. Mais telle qu’elle est écrite, souvent par les vainqueurs, il est toujours possible de la réécrire en mieux sans forcément la réviser sauf en cas de véritable nécessité, en prenant tout simplement en compte une plus grande diversité de points de vue dans l’optique d’une plus grande fidélité à ce qui est supposé s’être effectivement passé.

Qu’est-ce qui fait donc la centralité du contexte dans l’émergence et le durcissement des comportements racistes ? Le contexte s’empare du cadre vide qu’offrent les différences naturelles, et le remplit de matériaux justificateurs d’un point de vue bien orienté. De matériaux qui justifient le complexe de supériorité des uns comme celui d’infériorité des autres. Et ces matériaux sont par nature des médias, de toutes natures, qui peuplent le quotidien bruyamment mais la plupart du temps discrètement : noms de rue, monuments, visages publics, têtes d’affiches, figures historiques enseignées ; médias en quoi les gens se reconnaissent parce qu’ils sont des prolongements glorieux d’eux-mêmes, ou refusent de se reconnaître parce qu’ils les prolongent négativement et les désignent ainsi au mépris de tous y compris d’eux-mêmes. La question du racisme n’est donc pas simple : il faut la traiter prudemment, en dehors de tout anathème.

Roger Kaffo Fokou

 



06/02/2022
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