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Élection présidentielle de 2025 au Cameroun : réflexions sur les ressorts cachés de la confiscation du pouvoir déjà à l’œuvre

À un an de l’élection présidentielle de 2025 au Cameroun, une sorte de frénésie s’est emparée de tous les milieux, politiques d’abord cela va de soi, mais également intellectuels, économiques, culturels. L’âge plus qu’avancé du titulaire quasi éternitaire du poste explique dans une bonne mesure ce bouillonnement et l’acuité des appétits.

A plus de 90 ans et jouissant d’un état de santé qui a plus d’une fois donné des sueurs froides à ceux qui l’entourent et gouvernent en vertu de l’habilitation que leur délivre sa faiblesse, il devient de plus en plus difficile d’organiser sa reconduction pure et simple sans courir le risque d’une part, de tomber ostensiblement dans l’abus de faiblesse, d’autre part de se retrouver sans préavis, comme ce fut le cas un jour au siège des Nations Unies, dans le ridicule le plus total.

Un autre élément, non négligeable, vient d’une sorte d’accélération du temps dans tous les domaines. Après le hold-up électoral de 1992 perpétré au détriment du Social Democratic Front, il a fallu plus d’une décennie avant que les langues ne se délient pour reconnaître le forfait. On se souvient qu’en vertu de cette reconnaissance officieuse, Paul Biya, encore relativement maître du jeu politique, avait orchestré la reconnaissance quasi-officielle de Ni John Fru Ndi, faisant de lui une figure institutionnelle que ses sbires avaient subitement trouvée respectable et digne des plus grands égards de l’Etat. Le hold-up de 2018 a pris la moitié de ce temps pour commencer à être reconnu mais dans un contexte où la maîtrise du jeu a quasiment échappé au locataire d’Etoudi, lequel semble désormais n’être plus que la figure symbolique du pouvoir.

Ajoutons pour clore ce petit panorama non exhaustif les évolutions sur le terrain politique françafricain couplées à l’effet multiplicateur des réseaux sociaux qui éventent les secrets de cabinets, propagent les fièvres révolutionnaires et débrident les imaginaires. Après le Mali, le Burkina Faso, la Guinée Conakry et le Niger, le glacis de l’Afrique centrale, jusque-là apparemment programmé pour une relève dynastique, a été violemment secoué par le cas Oligui Nguema, à la fois atypique et mal venu. Du coup, au Cameroun, quelque chose qui avait naufragé quasi complètement a refait surface : l’espoir. Mais espoir de quoi ? Entre continuité, transition et alternance politique, qu’est-ce qui est le plus susceptible de l’emporter en 2025 dans ce pays on dirait oublié des dieux ? Alors toutes les chapelles se mettent en branle.

La lecture des évolutions sur le champ stratégique ouvert de ce fait montre globalement deux choses. Le parti au pouvoir, déterminé (il n’y a guère le moindre doute à ce sujet) à user derechef des ficelles qui lui ont permis jusqu’ici de confisquer l’issue de toute compétition politique, sait que pour lui tout se jouera au niveau de la crédibilité des résultats qu’il voudra bien afficher. Menteur un jour, menteur toujours, dit l’adage. Son défi principal consistera donc à corriger ce handicap, de préférence par anticipation. Comment ? L’opposition, elle, a, comme lors des compétitions passées, d’autres types de handicaps qui ne sont pas toujours ceux que l’opinion y compris celle des « intellectuels » lui prête. Les a-telle identifiés et y travaille-t-elle sérieusement ?

Commençons par le parti au pouvoir. Il a perdu l’élection présidentielle de 1992. Personne aujourd’hui, même au cœur du pouvoir, n’ose plus le nier. Il l’a reconnu implicitement en octroyant, non officiellement et magnanimement, un statut bancal à Ni John Fru Ndi, ainsi que des obsèques officielles inhabituellement grandioses. Si peu de chose pour un si grand mal ! L’effet de surprise responsable de la catastrophe de 1992 a été corrigé au cours des scrutins subséquents par un cadenassage en règle du processus et une monopolisation sans vergogne de ses acteurs clefs. Cela n’a pas empêché la catastrophe de 2018 et le nouveau hold-up consécutif. Les langues commencent à se délier sur cette nouvelle forfaiture.  Comment en préparer la prochaine sans en tenir compte ? Voilà donc le défi du régime au pouvoir: remettre en place les conditions d’un nouveau hold-up électoral, en prenant soin cette fois-ci d’invalider par un travail fait en amont toute tentative de contestation a posteriori. Et comment s’y prend-il ?

Globalement, par deux stratégies appuyées sur l’antithèse visible/non visible : la discréditation de l’opposition, et la démonstration de la puissance organisationnelle du parti au pouvoir. L’antithèse visible/non visible est intéressante et rentable parce qu’elle est une autre formulation de l’antithèse rationnel/irrationnel, de sorte que l’un appelle mécaniquement l’autre dans certaines circonstances. Le visible est insusceptible de discussion, sauf de la part de personnes irrationnelles. Le non visible (l’invisibilisé) est insusceptible d’affirmation sauf de la part de personnes irrationnelles. La fraude électorale comme phénomène (entendez par là fait qui échappe à l’organisation sociopolitique à qui il s’impose, et donc personne en particulier n’est responsable) ne devient pertinente que lorsqu’elle atteint un certain seuil, non défini autrement que de manière qualitative : susceptibilité d’impacter sérieusement les résultats. Ce seuil étant non défini quantitativement, il est difficile, même si l’on pouvait mesurer un tel (faux) phénomène par nature dissimulé, pour établir le niveau qu’il a atteint. On tombe donc dans le domaine des opinions et naturellement toutes les opinions se valent et se neutralisent.

L’opposition politique peut-elle sortir de cette impasse, donc visibiliser la fraude électorale pour en établir le seuil, quitte à ce que voyant le niveau de celle-ci, chacun puisse en son âme et conscience établir que le seuil de l’acceptable est franchi? Elle ne contrôle pas le processus électoral et les outils pour ce faire lui échappent dès lors complètement. Elle ne peut donc qu’affirmer sans prouver, à partir d’un faisceau de présomptions ajouté à une poignée de cas isolés. Le pouvoir en place qui s’y attend a documenté de longue main pour les lui opposer un plus grand nombre de cas isolés où le scrutin s’est ostensiblement déroulé dans les règles de l’art, neutralisant du coup ses allégations. Comme dans tout procès qui se respecte, on sait que le doute profite à l’accusé. Y a-t-il eu fraude ? Oui, bien sûr. D’ampleur ? Négligeable pour les uns, considérable pour les autres. Mais ce ne sont là que des opinions sans documentation. Si vous insistez sans preuves, en d’autres termes si vous affirmez l’invisibilisé contre le visible, petit à petit vous allez apparaître irrationnel, déconnecté de la réalité, même pour l’opinion la mieux disposée à votre égard. Comment ne pas en sortir discrédité et affaibli ?

Pratiquement, comment et où cela se fait-il, ce travail en amont ? Tous les dimanches à travers les débats sur les plateaux de télévisions. Pourquoi les gens ne sont-ils pas étonnés que le pouvoir en place, capable de criminaliser une simple question (Il y avait quoi avant ?), ait laissé fleurir ces débats du dimanche depuis si longtemps alors que ses représentants y sont souvent seuls face à des panels d’opposants ? Parce qu’involontairement ces plateaux participent de l’implémentation de sa stratégie : ils donnent à l’opposition l’espace pour paraître de plus en plus irrationnelle, au fur et à mesure qu’elle défend sans pouvoir le prouver, au-delà de tout doute raisonnable comme l’on dit dans les prétoires, le dissimulé, l’invisibilisé. Sur ces plateaux, le RDPC n’a pas à prouver quoi que ce soit, elle a juste à semer le doute, le doute raisonnable, et le tour est joué.

L’opposition visible/non visible (invisibilisé) fonctionne également dans le cas de l’architecture organisationnelle des partis. Le parti qui est visible partout est donné pour le plus populaire, le plus soutenu. Alors on multiplie les signes de visibilité comme autant de signes de puissance. Les maisons sièges du parti, le nombre des comités de base par circonscription, la qualité et la quantité des gadgets répandus à travers le pays (pour une élection, le parti au pouvoir peut en commander pour plusieurs milliards de francs !), la richesse en véhicules de luxe des cortèges qui accompagnent les meetings, l’importance des dons distribués… On invite ainsi à corréler tout cela aux votes en période électoral. Et pour s’assurer que l’écart perçu (qui n’a rien à voir avec l’écart réel) sera abyssal, on restreint les apparitions publiques des adversaires, on sanctionne par tous moyens ceux qui ont quelque chose à perdre et qui osent s’afficher sous les couleurs opposées. Le résultat escompté est clair : ne faire voir à la population que ce qu’on veut qu’elle voit, c’est-à-dire d’un côté la puissance du parti aux affaires, de l’autre l’indigence de l’opposition. Invisibiliser X pour mieux visibiliser Y. On sait très bien qu’invisibiliser, ce n’est pas anéantir ; mais il est plus aisé d’anéantir après coup ce qui est invisiblisé que ce qui est visible.

L’opposition, de son côté, est doublement handicapée : premièrement par une faiblesse imaginaire dont la conséquence est hypertrophiée, secondement par des faiblesses réelles dont elle ne semble pas avoir assez travaillé à les corriger.

Du côté de la faiblesse imaginaire, on voit l’accusation de dispersion des partis d’opposition, leur incapacité à faire front commun. La fameuse ritournelle de la candidature unique. Aux yeux de l’opinion, elle ne constitue véritablement un handicap que parce que la stratégie visible/non visible fonctionne à la perfection. Une fois que l’on a réussi, en l’acculant à l’irrationalité, à disposer l’opinion à croire à la faiblesse de l’opposition en face d’une force herculéenne, on peut alors développer l’argumentaire de l’unité de l’opposition. L’opposition est-elle véritablement faible et le parti aux affaires est-il véritablement fort ? Je veux dire au-delà de tout doute raisonnable ? Fru Ndi avait gagné, en 1992, dans le contexte d’une union pour le changement, ce qui avait pour le coup dissimulé la force du SDF pris isolément. En 2018, le MRC s’était présenté isolément. L’unanimité est loin d’être déjà acquise sur sa victoire volée, même si les langues commencent à se délier. Il n’est donc pas acquis, au-delà de tout doute raisonnable, que les partis d’opposition ont besoin d’un candidat unique pour venir à bout du parti au pouvoir. D’un autre côté et par deux fois, une coalition exceptionnelle de partis d’opposition, au Gabon, a gagné et perdu les élections, et il a fallu l’intervention de Oligui Nguema pour en donner la preuve irréfutable. Nous sommes donc en face d’une vraie fausse bonne solution, et nul doute qu’en transpirant à la réussir, l’opposition pourrait préparer ses supporters à des lendemains qui déchantent davantage.

Il reste des faiblesses réelles à corriger. La première et la plus importance concerne le financement, pas seulement des élections mais de l’exercice même de l’opposition comme activité. Essayons d’esquisser le besoin de financement de l’opposition uniquement en période électorale. Pour le scrutin de 2018, il y avait sur l’ensemble du territoire environ 44000 bureaux de vote. Pour chaque bureau, chaque parti doit avoir un représentant et un scrutateur, ce qui fait 88000 personnes directement liées au scrutin, sans compter le personnel de coordination. Si le parti met à la disposition de chaque membre de ce personnel direct 1000F (et il est aisé de convenir que ce montant est dérisoire), cela lui demande 88 millions de francs. Le financement qu’il reçoit de l’Etat pour l’exercice ne couvre même pas ce montant basique, et il n’est souvent décaissé entièrement qu’après le scrutin, quand les jeux sont faits. En face, de quels moyens dispose le RDPC ?

On peut tout juste s’en faire une idée, à partir des largesses dont ce parti est coutumier envers ceux qui l’aident à capter ou contrefaire les résultats des élections. Ses cibles préférées, les présidents des bureaux de vote. Il est prévu, selon certaines indiscrétions, entre 500 000 et 2 millions de francs par tête, selon que la cible est plus ou moins malléable, pour les disposer à rendre les services spéciaux attendus d’eux. Ironiquement, celui qui se précipite pour accepter 500 mille francs ne sait pas souvent qu’il peut monter les enchères et obtenir 2 millions de francs. Il est vrai, cela ne se fait pas dans les 44000 bureaux de vote du pays. Prenons une proportion de 1%, soit 440 bureaux de votes : à 2 millions de franc, cela fait 880 millions de francs, presque 1 milliards ! Et ce n’est encore rien. Généralement, à l’approche des élections, on renouvelle tout le parc automobile de ELECAM, des préfets et sous-préfets, officiellement. Ensuite, officieusement, on fait des enveloppes (2 millions de francs au moins !) pour les sous-préfets des zones enclavées où l’opposition, faute de moyens, n’est même pas souvent présente. On voit la débauche de ressources financières déployées. Et les résultats reviennent à l’avenant.

Qui finance ainsi le parti au pouvoir ? Deux sources principales : les caisses de l’Etat, officiellement et officieusement, et les opérateurs économiques. Comment s’organiser pour gagner des élections sans le soutien de l’un de ces deux acteurs au moins ? Quelle est la contrepartie à ce soutien exclusif que les acteurs majeurs de l’économie accordent au parti au pouvoir pour le maintenir aux affaires contre tout et tous ? Il n’y a pas de doute que ce bilan sera un jour fait, ce n’est qu’une question de temps et de patience. Cette faiblesse, convenablement corrigée, peut revisibiliser l’opposition et contribuer à rééquilibrer les forces apparentes dans le jeu électoral. Evidemment, l’opposition n’aura jamais autant de moyens que le parti aux affaires, mais justement cela n’est point nécessaire. Il existe selon les marginalistes, un seuil d’inefficacité du capital financier dans toute entreprise. Au-delà de ce seuil, toute nouvelle injection de capital devient superflue et produit peu d’effets additionnels.

Cette première faiblesse corrigée, les partis d’opposition peuvent plus facilement s’attaquer aux autres, qui sont des lacunes de structuration, de formation, d’information, d’équipement, de motivation des personnels. Le contrôle du pouvoir politique global dans un pays permet d’être en mesure d’agir sur une infinité d’intérêts individuels et collectifs. Du jour au lendemain, certains peuvent tout gagner ou tout perdre. Obtenir leurs soutiens, c’est non seulement s’engager à protéger ces intérêts, mais montrer (opposition visible/non visible) qu’on a des chances raisonnables de parvenir aux affaires, ou de construire au moins un barrage protecteur en cas d’échec. Si un parti voit ses militants raflés au cours d’une simple marche de protestation non violente, jugés et embastillés, frappés de peines disproportionnées, et qu’il n’arrive pas à s’opposer efficacement à un tel forfait, cela renvoie un très mauvais message à ses potentiels soutiens. Cela arrive depuis très longtemps au Cameroun, mais contrairement à ce que cela laisse croire, il ne s’agit guère d’une fatalité. Mobiliser et engager les masses a un prix, et quand on peut payer ce prix, on peut toujours engager qui l’on veut. Les organisations criminelles comme Boko Haram, l’Etat islamique, le démontrent tous les jours. Pourquoi des organisations légales ne le réussiraient-elles pas si elles aussi en avaient les moyens ?

Il est temps qu’on arrête de nous bassiner les oreilles avec la prétendue faiblesse de l’opposition, avec la solution magique de la candidature unique de l’opposition. L’un est construit ou constructible à volonté ; l’autre n’a cessé de montrer ses limites ici et là. La politique, même en démocratie est un rapport de force. En dictature, il s’agit de force brute, physique, matérielle. En démocratie, c’est d’abord la force des ressources disponibles. Et ces ressources, de toutes natures, s’achètent. Qui dispose des ressources financières peut se les acheter et en user. Et s’il sait en user, il peut construire à terme un pouvoir politique puissant, qu’il sera difficile de ne pas considérer.

Roger Kaffo Fokou

 



24/03/2024
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