Election présidentielle française : les enjeux cachés au niveau stratégique mondial
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011
Voici un article qui ne va pas plaire aux lecteurs habituels de ce blog. Il risque d’aller à contre-courant des idées répandues et de plus en plus reçues. Mais nous nous devons de l’écrire. A quoi cela servirait-il à ceux qui nous lisent depuis longtemps déjà de leur servir le discours recuit qui se contente de bien ajuster le rideau que l’on s’évertue à tendre pour masquer la réalité à leurs yeux ? Le devoir d’éclairage est inséparable de l’obligation de sincérité. Et les véritables convictions ne se marchandent pas. Le monde va mal et cela ne dérange pas tout le monde. Nous nous laissons prendre aux pièges de la « complomanie » ? Comme Jacques Cheminade, qui est (tenez-vous bien !), candidat à la présidence française, et que plus de 500 élus ont trouvé suffisamment crédible pour lui donner leur caution ? Ce que nous allons tenter de défendre dans cet article est simple : les forces qui opèrent à l’ombre des marchés veulent l’Europe à tout prix. C’est pour elles un enjeu d’étape vital et c’est sur ce terrain-là que se joue le contrôle du monde de demain. Cet objectif intermédiaire décisif est aujourd’hui contrarié par la stratégie Franco-allemande dictée par l’Allemagne. Tant que le couple franco-allemand tient debout et résiste, les marchés ne réussiront pas à abattre l’Europe, et à terme Wall Street et la City seront emportés par les dettes colossales des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Si la forteresse franco-allemande se fissure, le bateau européen va prendre de l’eau de plus en plus et cela va accélérer la banqueroute de l’Europe, y compris de l’Allemagne, le seul véritable verrou du dispositif européen actuel. La suite, chacun peut l’imaginer. Observons les faits froidement.
L’Europe est le premier marché du monde aujourd’hui, le premier partenaire économique des marchés émergents. Si elle s’effondre maintenant, la crise s’installe dans les pays émergents et bloque leur croissance, ou la freine considérablement. Dans l’intérêt de l’Europe mais aussi des puissances émergentes, il faut donc à court et même à moyen terme sauver l’Europe. Pour les marchés outre-Atlantique, l’équation est inverse. Nous l’avons démontré dans un article antérieur, sur la base des faits historiques (cf. « Une nébuleuse manipule-t-elle dans les coulisses de la crise mondiale ? »). Pour le sauvetage de la zone euro et de l’Europe, deux stratégies s’affrontent depuis 2009.
La première, anglo-saxonne, prône la relance, c’est-à-dire l’utilisation de la planche à billets pour arroser la zone euro d’argent facile et artificiel. Cette masse d’argent, émise par la BCE qui est publique, ne sera pas prêtée aux Etats directement, à 1% de taux d’intérêt, ce qui ferait des Etats leurs propres créanciers, mais aux banques privées qui ensuite la prêteraient aux Etats à des taux qui pour la Grèce vont au-delà de 6%. A terme, les Etats auront donné aux banques les moyens de les acheter et de les gérer comme c’est déjà le cas en Grèce et en Italie. De les gérer pour y démanteler tous les acquis sociaux. Déjà, depuis l’arrivée de Mario Draghi, qui est comme l’on sait un homme de JP Morgan, la BCE, contrairement à l’époque de l’austère Jean-Claude Trichet, a déjà déversé 1000 milliards d’euros sur les marchés, à 1% de taux d’intérêt pour les banques, qui ont replacé ces sommes à des taux allant de 2% (Allemagne) à 6% (Espagne, Grèce). On imagine le pactole que ces 1000 milliards d’euros ont déjà rapporté aux banques privées. Et lorsque ces obligations ne vaudront plus un sou, ces banques les refileront à la BCE. On comprend pourquoi elles ont lâché aussi facilement 100 milliards d’euros (1/16è du PIB de l’Afrique !) sur la dette grecque : elles savaient que cet argent ne leur avait jamais appartenu.
La seconde stratégie, allemande, s’appuie sur la rigueur budgétaire et la maîtrise et des déficits et de la dette. Elle vise à défendre les Etats face aux marchés et affirme qu’une cure même drastique d’austérité est indispensable pour permettre à l’Europe de repartir sur des bases assainies. Notamment, elle implique de revoir les critères de compétitivité qui pour l’instant plombent l’économie de la zone euro face à ses concurrentes, et parmi ces critères, l’un des plus importants touche le travail et son coût.
Entre ces deux positions, le jeu des alliances a commencé depuis longtemps : la Grande-Bretagne a d’emblée pris position contre l’Europe (ah, la perfide Albion !) pour les intérêts anglo-saxons. Les petits pays européens ont craqué rapidement et sont tombés dans le giron des marchés. Appuyée par la politique française de M. Sarkozy, l’Allemagne résiste jusqu’ici vaillamment. Cela explique la volonté affichée au début de la campagne française par Mme Merkel de faire des meetings communs avec le candidat Sarkozy. Elle a vite compris que la susceptibilité française vis-à-vis des Allemands rendrait cette stratégie contre-productive.
L’élection présidentielle française est ainsi devenue une étape intermédiaire cruciale de la conquête de l’Europe par les marchés anglo-saxons. C’est pourquoi depuis le début officiel de la campagne, sans que les fondamentaux de l’économie européenne aient évolué, les marchés ont relâché la pression sur l’Europe. M. Hollande a déjà affirmé sa volonté de revoir dès son élection le pacte budgétaire qui inscrit la règle d’or dans la gestion de l’Europe. Il est également un chaud partisan de la stratégie anglo-saxonne. Peu importe qu’il soit un candidat de la gauche en train de se faire élire sur un programme de gauche. En Espagne, la gauche de Zapatero n’a pas tenu longtemps face aux marchés, en Grèce non plus. En fait, il n’y a pas mieux qu’un programme de gauche aujourd’hui pour livrer toute l’Europe aux marchés. Ensuite, la droite, de préférence libérale et non nationaliste, pourra toujours revenir aux affaires, comme en Espagne avec M. Mariano Rajoy, pour parachever le travail.
Nous avons montré dans deux articles précédents (« De Sarkozy à Merkel : ces dirigeants dont les marchés vont essayer de se débarrasser démocratiquement », et « Les marchés attaquent Sarkozy ») à quel point les marchés tenaient à ce que l’actuel locataire de l’Elysée ne voie pas son bail renouvelé. Cela se confirme chaque jour davantage. Cette semaine, une passe d’arme a eu lieu entre Sarkozy et les marchés. Sur le site du journal Lemonde.fr, on peut lire en effet : « Une guerre ouverte assez insolite qui a commencé lundi, quand le quotidien économique britannique [Le Financial Times], très lu dans les salles de marchés, a salué dans un éditorial la prise de position de François Hollande en faveur de l'adoption d'une stratégie de croissance en Europe ». La stratégie de croissance est en effet l’autre nom, plus pudique, de la stratégie anglo-saxonne de la planche à billets, laquelle serait acceptable dans la version Jean-Luc Mélanchon, c’est-à-dire gérée par les Etats directement et non avec l’intermédiation des marchés. En réponse à cette attaque indirecte, sur le plateau de l’émission « Des paroles et des actes », Sarkozy a contre-attaqué : « Ils ne sont pas d'accord avec moi, ça me réjouit beaucoup figurez-vous, parce que je ne suis pas d'accord avec eux ». Et en guise de conclusion, le Financial Times a enfoncé le clou le jour suivant : « Eh bien, nous ne t'aimons pas non plus, Sarko ».
Ceux qui détestent Sarkozy vont naturellement dire : « Tant mieux si cela peut aider à nous en débarrasser ». Le chef d’Etat français, pour tout dire, est une belle ordure et tout le vernis présidentiel n’a pas suffi à le rendre véritablement présentable (cf. « Spontanéité, lapsus et révélations chez les hommes politiques : Biya, Sarkozy, Bayrou et Obama »). Son action perverse sur le continent africain, Côte-d’Ivoire, Libye, Gabon, Mali …, où il a servi d’ailleurs plus les intérêts de ceux qui veulent le détruire aujourd’hui que ceux de la France, en font un personnage qu’il vaut mieux ne pas recommander auprès des Africains un tant soit peu africanistes. Qu’il aille donc au diable ? Sauf qu’au fond, comme l’on dit, l’arbre peut souvent cacher la forêt. Entre deux dangers, il faut savoir choisir le moindre. L’impérialisme façon Sarkozy est dangereux et insupportable. Mais son ambition est loin d’être aussi radicale que celle des marchés dominants actuels. Quand ces marchés contrôleront le monde, personne ne sera plus libre nulle part sur la planète. Ce qui se joue aujourd’hui en Europe en est l’une des étapes importantes. Ces marchés ont déjà subi un premier échec en Russie. Depuis le retour de Poutine au Kremlin, la Russie a disparu des écrans radar et l’on n’en parle plus que dans le cadre du dossier syrien. Il est question de reconfigurer l’espace autour de la Russie avant de réattaquer, parce que, nous devons le savoir, tant qu’ils sont debout, les marchés ne renoncent jamais.
Comment se terminera l’élection présidentielle française ? Sur la victoire annoncée de François Hollande ? Sur la surprise souhaitée par Sarkozy ? Les marchés, tapis dans l’ombre, attendent leur heure, peu importe le vainqueur. Au-delà du 6 mai, les grandes manœuvres sur les marchés européens vont recommencer, dans tous les cas de figure.
Ce que nous disons là ne correspond pas au discours des médias habituellement mieux informés que la moyenne des gens ? Même les médias réputés de gauche ne sont pas d’accord là-dessus ? Cela est vrai. Mais qui détient aujourd’hui les médias y compris ceux dits de gauche ? Les marchés. Dans le cadre de l’affaire libyenne, nous avons montré comment le Nouvel Observateur avait adopté une position impérialiste qui aurait fait hurler de rage l’internationale de 1864. Nous avons aussi montré que ce journal cache aujourd’hui derrière sa ligne éditoriale apparente un actionnariat dominé par le monde de la finance. Le groupe Le Monde, autrefois connu pour son positionnement à gauche en est au même point aujourd’hui.
En 2010, dans la bataille de reprise du Monde, ce sont les banquiers qui ont obtenu gain de cause avec le trio Matthieu Pigasse, Pierre Bergé et Xavier Niel. On sait que Matthieu Pigasse est alors patron de la banque Lazard France, un des trois bureaux et le second en influence d’une banque d’affaires fondée aux Etats-Unis en 1876, et dont il ne sert à rien d'ouvrir ici la page de son actionnariat. Cette dégringolade du Monde dans le giron du monde de la finance a été dénoncée par de nombreuses personnalités dont d’importants collaborateurs du Monde.
Alain Rollat, journaliste au Monde de 1977 à 2001, a sévèrement critiqué les errements survenus dans la gestion de l'entreprise sous la direction de Jean-Marie Colombani, principal responsable, à ses yeux, de l'emprise croissante des « puissances d'argent » sur cet important média dont l’audience est évaluée à près de 2 millions de lecteurs. Cette thèse est corroborée par Pierre Péan et Philippe Cohen dans La Face cachée du « Monde », un essai dans lequel ces deux auteurs soutiennent que la ligne éditoriale originelle avait été altérée afin de répondre aux objectifs de pouvoir des rédacteurs et d'un petit groupe affilié, avec des collusions dans des cercles économiques. Dans le contentieux que cette publication a suscité, Le Monde avait préféré éviter un procès et l’on peut comprendre pourquoi.
Quant aux intellectuels européens, la problématique pour ces derniers reste la même : décadence et soumission aux puissances d’argent. Dans quelques décennies, en étudiant nombre d’entre eux, l’on comprendra pourquoi l’Occident d’aujourd’hui s’enfonce inexorablement dans la décadence. Prenons Bernard Henry Levy : peut-on comparer son activisme en Libye à celui d’André Malraux s’engageant dans les brigades internationales pendant la guerre civile espagnole des années 30 ou dans les guerres de décolonisation en Extrême-Orient? Sartre avait-il tort de marcher contre la guerre d’Algérie ? Et Jacques Attali, est-il crédible lorsqu’il pousse l’Allemagne à adopter la position anglo-saxonne et en passant contribue à amplifier un sentiment anti-allemand en Europe dont personne ne peut mesurer à long terme les conséquences ? Au nom de quels intérêts agit-il ? Il suffit de lire Une brève histoire de l’avenir (Fayard, 2006) : n’est-ce pas un magnifique éloge de l’ordre marchand international ? Dans cet intéressant texte, Attali a omis dans l’organisation des sociétés les travailleurs et s’est concentré sur les marchands et leur formidable épopée. C’est un penseur brillant et même génial mais il pense dans et pour le système auquel il appartient.Et les intérêts de ce système sont contraires à ceux de l'Europe aujourd'hui.
Quant à mon propos, surgissant de la lointaine périphérie, a-t-il la moindre chance d’être entendu, de susciter un véritable écho ? Si vous êtes en train de lire ce texte, c’est que la réponse est « oui ». Sur la planète mondialisée, un battement d’ailes de papillon sous les tropiques peut provoquer, à terme, une avalanche dans les pôles. A terme, ai-je dit ? Oui, parce que le temps, comme disait Hegel, se moque des passions des individus et prépare forcément le terrain pour l'avènement de la raison.
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