En regardant le Conseil constitutionnel camerounais à l’œuvre : spectacle, cocasserie, et tragédie
Ces derniers jours au Cameroun, le Conseil constitutionnel a ravi la vedette à tout autre événement, national ou international. Dans les bureaux comme dans les domiciles, les téléviseurs sont en permanence branchés sur les chaînes qui diffusent ses (d)ébats. C’est à la fois spectaculaire, cocasse, et d’une certaine façon profondément tragique.
Au Conseil constitutionnel, le spectacle vaut en effet le coup d’œil. On y voit, sur tous les plans, le passé affronter, dans ses appâts surannés, le moderne dans son attirail le plus sobre comme le plus voyant. Les perruques un tantinet grotesques et peut-être faussement moisies des membres du Conseil, leurs robes abondantes et chamarrées, tout cela s’accorde avec une atmosphère pré-indépendance, très vintage, et l’attitude compassée de cet aréopage que beaucoup voudraient croire thaumaturge. S’ils ne bougeaient de temps à autre, on les croirait sculptés dans de la pierre, comme un immense haut-relief masquant le portail de l’avenir. Face à ce tableau passéiste, une modernité remuante et agitée de passions contradictoires, vêtue de robes sobrement noires ou de costumes richement sombres, semble plongée en pleine mythomachie. Comme une sorte de Janus bifront, elle célèbre par une de ses faces la survivance rebelle du passé, et par l’autre l’interminable et difficile gésine du futur. La salle haute résonne, toute la journée, de longues déclamations, véhémentes, touchantes, entrecoupées de tristes et sinistres oraisons. Des chiens aboient de temps à autres, teigneux et hargneux, impatients et brûlant visiblement de mordre sur ordre, mais provisoirement en laisse et inoffensifs. Pour combien de temps encore ? Les statues de pierre du Conseil restent impassibles, clignent à peine de l’œil, sauf lorsque l’une d’elles, fausse sûrement, s’ébroue, secoue sa poussière de plâtre, sort de ses gongs et désacralise un tantinet la compagnie. Bien scruté, ce spectacle a, indéniablement, quelque chose de comique.
Il suffit de s’y intéresser aux effets de manche, qui ici ne manquent point, et qui sont d’autant amplifiés que les orateurs ont des robes généreusement emmanchées. Mais dans ce prétoire spécial, ce n’est pas le comique matériel, visible, qui frappe le plus. L’une des fonctions du comique est, comme l’on sait, de désacraliser : il faut faire mordre la poussière aux dieux, en faisant rire à leurs dépens. Il est alors entendu que, quels qu’ils soient, si grands soient-ils, ils ne s’en relèveront pas : le martyre élève alors que le ridicule abaisse. Et cette technique est très ancienne. Dans la Grèce antique, pendant les jours consacrés à la tragédie, chaque poète choisi par concours devait présenter une bouffonnerie mettant en scène les dieux de manière parodique et obscène. Vous comprendrez pourquoi certains de nos dieux d’aujourd’hui refusent de comparaître, et préfèrent se faire représenter même mal, de peur de voir attenter à leur dignité. Vous comprendrez aussi pourquoi, fouineuses et impudiques, les caméras n’arrêtent pas de scruter, de reluquer, puis d’exposer le visage et les attitudes des dieux imprudents.
Tenez, les audiences du Conseil constitutionnel ne cherchent pas seulement à ridiculiser les individus, seraient-ils des dieux avec minuscule. Elles ridiculisent aussi ce qu’il y a de plus sacré : la vérité. On sait que Vérité est l’autre nom de Dieu, avec grand « d ». Devant le Conseil constitutionnel, la vérité, si elle n’est conforme à la loi, ne sert à rien : elle devient ridicule et l’on a le droit de s’en moquer ; elle peut même être considérée comme un vulgaire mensonge. Quelqu’un a sûrement triché, volé, et peu sont ceux qui en doutent. Et lui vous regarde avec fanfaronnade : en avez-vous la preuve, c’est-à-dire une preuve conforme à la loi ? Dans le cas contraire, vous êtes un rigolo, un (boni)menteur, ou tout simplement quelqu’un de stupide. Et ne vous en prenez qu’à vous-même si votre stupidité déclenche, à vos dépens, un immense fracas de rire. Vous avez peut-être cru qu’il suffisait de l’avoir vu tricher, voler, et de le dire, pour le faire condamner ? Eh bien, vous êtes naïf à mourir de rire. On ne vous a sans doute pas bien informé : le Conseil constitutionnel ne s’intéresse pas à la vérité, il ne s’occupe que des preuves, à conditions que celles-ci soient légales.
Quand la vérité cesse ainsi d’être l’objet d’une quête sérieuse, de la part des gens que l’on veut prendre au sérieux, pour devenir un outil entre les mains de jongleurs professionnels et cyniquement hilares, comment voulez-vous que la vie elle-même ne devienne pas une immense et grotesque farce ? Mais vous le savez sans doute : il n’y a pas de farce sans dindon. Qui, d’après vous, est le dindon de la grande farce du Conseil constitutionnel s’il s’agit bien d’une comme quantité d’indices le laissent subodorer ? C’est peut-être par cette question, et sa réponse possible, probable peut-être, que le spectacle nous introduit subrepticement dans le tragique.
« Tout art est exorcisme », disait Otto Dix. Cela est encore plus vrai du spectacle, quel qu’il soit. Les jeux antiques occidentaux (grecs et romains) faisaient partie des cultes religieux. A Athènes dès 545 av. J.-C., les pièces étaient jouées au cours des festivités en l’honneur de Dionysos, le dieu de la vigne, du vin et de ses excès, de la folie et de la démesure. Pour quel dieu la république officielle organise-t-elle le spectacle actuel qu’héberge le Conseil constitutionnel ? Qui le saura ? Dans les dionysies, non seulement la comédie précédait la tragédie, mais en plus la tragédie l’emportait invariablement sur la comédie par trois jours contre un. Dans les jeux romains, le clou du spectacle consistait à offrir à César le plaisir orgasmique de voir des gladiateurs s’entretuer ou se faire déchiqueter par des bêtes sauvages. Dans tous les cas, il était entendu que le spectacle permettait de soustraire de la vie réelle la violence pour contenir celle-ci sur les planches ou dans une arène fermée.
C’est en cela que le spectacle du Conseil constitutionnel, intervenant dans un contexte camerounais de plus en plus marqué par des violences multiformes, vise aussi à exorciser le pays de celles-ci. Sa large diffusion montre que c’est bien ainsi que les organisateurs le comprennent et veulent en user. Mais si la mise à mort n’est pas réussie sur scène ou dans l’arène, le combat pourrait se transporter hors du théâtre, dans la vie réelle, et là, se laisser happer par la démesure. Pour cela, le rituel se doit d’être scrupuleusement respecté. On a ainsi pu voir le deus ex-machina de l’administration territoriale dérouler bruyamment sa lourde et peu discrète mécanique sur les planches de la salle du Conseil. Comme quoi César a le pouvoir d’intervenir en faveur d’un des gladiateurs, même ostensiblement. Cela n’altère-t-il pas la magie du spectacle et partant son efficacité ? L’avis d’un demi-dieu équivaut-il à celui de Dieu ? Parce que, voyez-vous, ce qui importe dans ces grandes mythomachies, c’est en réalité de laisser le locataire de l’Olympe s’adresser au peuple, dicter en personne le verdict. Et tant qu’il ne l’a pas fait, la tragédie, non pas celle jouée mais celle vécue ou à vivre, n’est jamais loin, n’est jamais véritablement éloignée.
Roger KAFFO FOKOU
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