Entre slogan et ambition authentique : où en est le chantier de la professionnalisation de l’éducation au Cameroun ?
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Misère de l’éducation en Afrique aujourd’hui, l’Harmattan, 2009
Dans un contexte régional et international dont les enjeux sont à la fois stratégiques et mondialisés, chaque acteur doit agir de telle sorte que son action puisse produire la plus grande qualité possible dans les domaines les plus susceptibles de lui permettre de réussir la compétition avec les meilleurs et seulement les meilleurs. Etre le premier des médiocres constitue dans un tel cas de figure un échec indiscutable. Une action de ce type vise avant tout l’appropriation du maximum de ressources comme moyens pour atteindre cette fin. Ces ressources, il va sans dire, doivent être produites aussi bien en quantité qu’en qualité. Depuis le milieu du XXè siècle, l’emphase a été progressivement déplacée des matières premières vers l’intelligence, des ressources matérielles vers les ressources humaines. L’éducation est de ce fait devenue le laboratoire stratégique de la fabrication du leadership tant régional que mondial. C’est dans ce laboratoire que chaque pays doit former les champions qui lui permettront soit de se maintenir au sommet, soit de se hisser au niveau de la hiérarchie mondiale. Dans ce second cas, l’on parle d’émergence. Ainsi peut se comprendre pourquoi la thématique de réflexion autour de l’école camerounaise a mis ces dernières années l’accent sur le concept de l’excellence comme attribut du cadre pédagogique officiel. Dans le cadre ainsi défini, il s’agit en cette année 2012-2013 d’orienter plus spécifiquement la performance pédagogique vers la professionnalisation des enseignements, ceci dans la perspective d’une volonté de conduire notre pays vers l’émergence. Comment faut-il comprendre pour mieux la mettre en œuvre cette vision stratégique dans le contexte de l’action scolaire quotidienne ?
I. Rapport entre la professionnalisation des enseignements et l’émergence
Le concept d’émergence définit une trajectoire orientée de la profondeur vers la hauteur, de l’obscurité vers la lumière, de la médiocrité vers l’excellence. Au niveau géopolitique et économique, ce concept apparaît dans les années 1980 avec le développement des marchés boursiers dans les pays en développement. Parmi les critères qui le définissent figurent les changements structurels tels la rénovation du cadre juridique et institutionnel, le passage d’un type de production agraire à un type industriel et l’ouverture au marché mondial de biens, des services et des capitaux. De façon plus simplifiée, la notion de pays émergents se réduit souvent à celle de nouveaux pays industrialisés. Les pays émergents se caractérisent par un accroissement de leur PIB/tête d’habitant et de leur part dans le PIB mondial. On sait que le PIB est un indicateur de mesure de la production dans un espace défini. Ce sont donc des pays qui produisent plus et mieux en termes de valeur ajoutée, et peuvent ainsi se positionner et capter au niveau mondial des parts significatives de marchés (exportations importantes).
Prenons l’émergence dans son concept minimaliste, comme industrialisation progressive. Qu’est-ce que c’est au fond qu’une industrie ? C’est étymologiquement une adresse dans l’exécution d’une tâche donnée. Cette adresse peut être liée à la nature de l’outil utilisé mais l’on a trop souvent confondu l’industrie avec le machinisme. L’industrie renvoie d’abord à l’ingéniosité inventive, à la capacité de produire plus et mieux. Dans certains domaines, cela ne peut se passer de machine ; dans d’autres, la machine est accessoire et quelquefois absente. Ainsi parle-t-on de l’industrie du spectacle, de la finance ou du sexe. Industrialiser, c’est donc mettre en place, inventer un processus de production de la quantité et de la qualité dans tous les domaines possibles. Or quel laboratoire est susceptible de mettre en place les conditions nécessaires pour produire le mieux possible ce résultat si ce n’est l’école ? Encore faut-il qu’un tel objectif figure en bonne place dans la vision de l’école mise en œuvre dans un espace sociétal donné. On retrouve par ce biais le concept de professionnalisation.
Professionnaliser, c’est donner le statut ou le caractère d’un métier à une activité. C’est aussi rendre plus efficace, plus performante, plus méthodique une activité. Professionnaliser a donc presque la même signification qu’industrialiser, au sens étymologique. Professionnaliser des enseignements, c’est donc, d’une part, leur donner le caractère professionnel, d’autre part les rendre plus efficaces, plus performants, plus méthodiques.
II. Rendre nos enseignements plus professionnels
Que faut-il ici entendre par pratique ? Il ne s’agit pas uniquement de coupler la théorie et les exercices, lesquels peuvent également être très abstraits, mais d’appliquer les enseignements au concret, de les rendre utilitaires, adaptables ou applicables aux situations de la vie réelle. A quoi bon donner un enseignement de français à un enfant qui au bout du parcours est incapable de rédiger sa demande d’emploi, d’absence, les faire-part des événements de sa vie, les rapports pour les administrations qui l’emploient ? A quoi bon enseigner la physique ou la chimie à un élève qui au bout sera toujours incapable de remplacer une ampoule grillée chez lui sans risquer l’électrocution ? En passant de la pédagogie des objectifs vers la pédagogie de la compétence, l’on a voulu mettre l’accent sur cette vision essentielle, qui veut que tout enseignement quel qu’il soit doit, idéalement, déboucher sur un savoir-faire concret.Rendre des enseignements plus professionnels c’est donner à leurs contenus un caractère plus pratique. A première vue, l’on pourrait penser que cela ne concerne que l’enseignement professionnel, dispensé dans ce que l’on appelle communément les écoles ou centres de formation, ou à la rigueur l’enseignement technique. Une telle vision est très fortement réductrice. Au niveau de la société globale, il est vrai que l’Etat, qui définit les contenus des savoirs et savoir-faire à dispenser à chaque génération de futurs citoyens doit tenir compte de ce nécessaire équilibre entre ces divers types de contenus, ainsi que des moyens techniques mis au service de l’enseignement de ces contenus. Certains secteurs, comme l’agriculture ou les bâtiments et travaux publics, ne peuvent s’industrialiser que dans le cadre de contenus bien précis (un enseignement agronomique ou de génie civil) dispensés dans des structures idoines (collège d’agriculture ou facultés d’agronomie, CETI et lycées techniques industriels, écoles des travaux…), structures qui doivent être bien équipées et ouvertes à une fraction conséquente de chaque génération. Au-delà de cette distinction et quelle que soit la filière et la discipline, les enseignements dispensés doivent s’efforcer d’être le plus possible pratiques.
III. Rendre les enseignements plus efficaces, plus performants, plus méthodiques
Rendre les enseignements plus efficaces, plus performants, plus méthodiques, c’est faire en sorte que chaque génération d’enfants reçus soit conduite intégralement au terme d’un processus de formation qui fasse d’eux des hommes et des femmes dotés de savoirs et de savoir-faire concrets, des professionnels susceptibles d’être insérés avec profit dans le projet d’industrialisation d’un pays pour donner à ce dernier des chances raisonnables d’émerger. Un tel parcours qui par définition n’est jamais facile suppose donc une planification minutieuse des voies à emprunter pour éviter d’éventuelles impasses, et des ressources à déployer. Ces voies et ces ressources, produites en amont de l’action à mener, doivent avant utilisation être soigneusement évaluées. Il s’agit là d’une pré-évaluation ayant pour but de s’assurer que lesdites voies et ressources sont adaptées à l’action que l’on va engager et au but que l’on veut atteindre, en quantité et en qualité. A titre d’exemple, quand un malade veut guérir, il doit prendre la molécule appropriée au dosage approprié. Pour maximiser les chances de réussir un tel programme de santé, il faut interpeller, en plus du médecin, le ministre de la santé et au-dessus de lui, le gouvernement. La chose peut s’appliquer mutatis mutandis à l’enseignement.
N’importe quel enseignant peut-il dispenser d’emblée des enseignements professionnels même s’il en a la volonté ? La réponse naturellement est négative. Il nous revient que dans un département comme le Noun, 70% du corps professoral est fait de vacataires. Il y a là une nette inadéquation entre les fins et les moyens de l’éducation. Pour avoir le maximum de chances de professionnaliser les enseignements, de les rendre plus efficaces, plus performants, plus méthodiques, il faut les confier à des professionnels, ou professionnaliser tous ceux à qui ils sont confiés. Dans le cas contraire, la volonté d’efficacité exprimée aura du mal à se distinguer d’un simple slogan et en tous les cas ne dépassera pas le stade du désir pour ne pas dire du fantasme. En outre, quand bien même cette tâche serait confiée à des professionnels, il faudrait que ceux-ci disposent des moyens d’action adéquats : classes de tailles appropriées, infrastructures en quantité et en qualité, conditions acceptables de l’exercice du métier… Qui veut la fin veut les moyens, voilà la chaîne logique incontournable. Mais certains enseignants, bien que théoriquement professionnels, ne s’illustrent pas comme tels sur le terrain.
Il est vrai que traditionnellement l’enseignant n’avait pas d’obligation de résultat, il n’avait que celle des moyens. Cette conception, si l’on se réfère à la tendance actuelle, aura bientôt vécu. Dans de nombreux pays, l’idée d’indexer le traitement des enseignants à leurs résultats c’est-à-dire aux résultats de leurs élèves commence à faire son chemin. Dans la société mondialisée de la productivité, où l’intelligence et les savoir-faire deviennent des biens comme les autres, leur production va de plus en plus obéir aux règles de productivité des industries classiques. La logique du marché est en marche. Au-delà d’une telle vision et de ce qu’elle a de mesquin, l’enjeu idéaliste de l’enseignement voudrait que chaque professionnel, qui revendique cette qualité, s’interroge sur le coefficient d’inefficacité de son action et des conséquences que celui-ci induit non seulement pour un ensemble d’apprenants donné mais aussi pour la société dans son ensemble. De quel poids pèse dans cette inefficacité un paramètre comme celui de la plus ou moins grande inefficacité de sa pratique quotidienne de son métier ? S’il a la capacité de se remettre en question, il verra bien que, plus il est professionnel, et plus la courbe des résultats est susceptible de grimper. Cela ne dépend donc pas uniquement des outils mis à sa disposition. On peut même dire que cela dépend en grande partie de l’usage qu’il est susceptible de faire, en professionnel, de ces outils ; cela dépend donc en grande partie de son efficience.
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