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Europe, le temps des dictatures : la Hongrie inaugure-t-elle un nouveau cycle?

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011


A force de parler de démocratie, l’Europe en particulier et l’Occident en général en ont fait un de leurs plus importants produits d’exportation. Dans sa forme libérale, la démocratie est en effet l’aboutissement d’une longue maturation et d’âpres luttes en Occident. En un sens, on peut affirmer que, plus que le christianisme, c’est la démocratie qui a pacifié l’Europe. Cette dernière a réussi à l’implanter en Turquie au début du XXè siècle et depuis quelques années, il n’est plus question que d’en faire le socle d’une culture politique au service d’une mondialisation modulée en fonction des intérêts des forces dominantes. Pendant que tambour battant cette campagne de démocratisation de la périphérie est en marche, il semble bien qu’au centre même – et comme toujours tout part de l’Europe centrale - se mettent en place, inexorablement, les conditions d’un retour à la dictature. Dictatures démocratiques libérales d’un côté, dictatures nationalistes de l’autre. On n’a jamais pourtant autant disserté sur la démocratie que ces dernières années, surtout depuis la chute du mur de Berlin. Et cela fait penser au mot de Charles de Montalembert : « Quand on est réduit à faire de la philosophie religieuse, c’est qu’il n’y a plus de religion ; quand on fait de la philosophie de l’art, c’est qu’il n’y a plus d’art ». Cette observation paraît d’autant pertinente que selon tous les indices, l’ordre marchand dominant est sur le point de ressusciter de ses cendres l’ordre impérial - son plus vieil et son plus dangereux adversaire - là où l’on s’y attendait le moins, au cœur même de l’Europe. Dans cet affrontement qui, le cas échéant pourrait faire des dégâts énormes et incommensurables, les forces libérales sous l’égide des Etats-Unis pensent disposer d’un atout décisif : la force de frappe de l’OTAN (parrainée par la puissante armée américaine, dont le budget selon certains experts représente plus de 60% du PIB de l’Afrique) que l’on a vue à l’œuvre dans les Balkans. Mais attention, les mêmes causes ne pourraient-ils produire les mêmes effets ?

 

Mise en place de deux formes de dictatures en Europe 

Lentement mais sûrement, subrepticement en fait, l’Europe est en train de sortir du système démocratique tel qu’il a été théorisé et mis en œuvre dès la fin du XIXè siècle, au moment-même où elle prête argent et canons aux dissidents arabes et d’ailleurs pour imposer ce système politique au monde périphérique, partout où cela pourrait contribuer à protéger des intérêts marchands. Il est vrai que le suffrage universel n’est encore remis en question nulle part en Occident et la démocratie représentative reste de rigueur dans le cadre des Etats. Par le biais de l’Union Européenne cependant, le marché a déjà mis en place les conditions d’une mise entre parenthèses des fondements démocratiques d’ailleurs de plus en plus confinés au  cadre étroit des Etats, alors que la gestion de l’Europe se fait chaque jour davantage supranationale, et de moins en moins démocratique.


2011 a ainsi vu l’Allemagne et la France décider pour l’ensemble de la zone euro, sur des sujets qui touchent dans les autres Etats de l’union des millions de citoyens qui ne participent à l’élection ni d’Angela Merkel ni de Nicolas Sarkozy. Portugais, Espagnols, Grecs ou Italiens peuvent légitimement avoir aujourd’hui le sentiment que le rituel démocratique auquel ils sont périodiquement soumis ne sert plus à rien, et que leur sort dépend désormais d’une classe politique n’ayant aucun pouvoir si ce n’est un pouvoir résiduel, et est prête, pour sauver sa peau, à vendre les intérêts des pays à eux confiés aux marchés. La montée en puissance, au sein des institutions de l’Europe comme des Etats, des hommes liges de la finance internationale est la matérialisation de cette dictature du marché dans sa phase déjà avancée : Draghi (gouverneur BCE), Klaus P. Regling (président FESF), Papadémos (Premier ministre grec), Monti (Premier ministre italien), sans oublier le nouvel argentier espagnol (Luis de Guindos, ancien président de la banque Lehman Brothers pour l’Espagne et le Portugal). Sans le scandale du Sofitel de New-York, Dominique Strauss-Kahn, ancien directeur du FMI, serait en bonne voie pour remporter la présidence de la deuxième économie de la zone euro. Devant la continue montée en puissance de cette vague ultralibérale aux commandes de l’Europe, face à l’érosion conséquente de la souveraineté des Etats au détriment d’institutions supranationales, un nationalisme que l’on avait cru jusque-là mort, enterré et oublié, se réveille et affûte ses armes pour les combats de demain.  


En fait, l’éventualité de ce réveil semble même avoir été anticipée par le marché, et pas forcément comme une mauvaise perspective, ce qui donne réellement à réfléchir. Rappelons pour mémoire que le très sérieux Daily Telegraph évoquait il n’y a pas longtemps – dernier trimestre 2011 - une plaisanterie qui, disait ce journal, aurait eu cours dans les cercles financiers et manifestement aussi au sein du gouvernement britannique, selon laquelle ce serait une bonne chose si une junte militaire prenait le pouvoir en Grèce. Et Forbes, le magazine du grand capitalisme, commentant ladite plaisanterie, avait affirmé sans détour que « Cette plaisanterie est d’autant plus triste et amère qu’elle serait, pour tout dire, si l’on fait abstraction du léger problème de la transformation de la Grèce en dictature militaire, une bonne solution pour le pays ». L’emprise du marché – ou si l’on préfère, la dictature du marché - sur la Grèce n’a pas permis à ce schéma de l’emporter dans ce pays mais les choses semblent se passer autrement d’abord en Russie avec Vladimir Poutine – depuis 2000 ce dernier a su instrumenter la démocratie au serviteur d’un nationalisme résolument tourné contre le marché – et maintenant en Hongrie.

 

En Russie en effet, la lutte sans merci que Poutine a dû mener contre les oligarques a eu pour effet de réduire la puissance de feu du marché sur l’économie de ce pays, laquelle sous Eltsine (après le passage sur bien des points négatifs de Gorbatchev) était en train de basculer complètement sous la coupe du capitalisme international et de son système de prédation[1]. C’est en effet le projet de l’oligarque Khodorkovski de céder  à Exxon-mobil et Chevron-Texaco le groupe Youkos pour 40 milliards de dollars (ce groupe, acquis quelques années plus tôt dans le cadre de privatisations douteuses de l’économie de la Fédération de Russie à 309 petits millions de dollars, était la première compagnie pétrolière de Russie et la 4è au niveau mondial) qui a forcé Poutine à déclencher la campagne de 2003 contre les marchés. Selon de nombreux spécialistes et les statistiques le confirment, cette campagne a porté des fruits. Sous la présidence de Poutine, la croissance industrielle russe a augmenté de 75% et les investissements de 125%. Mais le marché ne s’avoue jamais vaincu et il a suffi de l’intermède du très libéral Medvedev au Kremlin pour le parti libéral reprenne du poil de la bête en Russie, ce qui explique l’intensité actuelle des manifestations anti-Poutine. Il faut s’attendre, si Poutine est réélu comme cela ne fait guère de doute, à un nouveau tour de vis, lequel pourrait accentuer le virage de ce pays vers un nationalisme encore plus prononcé, lequel est rarement ami de la démocratie.   


En Hongrie, les nouvelles lois adoptées par le parlement sont, à l’examen, ouvertement dirigées contre tous les adversaires de l’ordre impérial. Contre le libéralisme, la réforme de la Banque centrale de Hongrie retire au président de cette institution la prérogative de choisir ses adjoints ; ceux-ci passent de deux à trois, et seront dorénavant nommés par le chef du gouvernement. En outre, le conseil monétaire de cette institution, qui décide de la politique de taux d'intérêt, passera de sept à neuf personnes. Ses deux membres extérieurs supplémentaires sont, comme quatre autres, nommés par le Parlement dominé aux deux tiers par le Fidesz, le parti au pouvoir. De plus, dans le cadre d’une politique économique peu orthodoxe, le gouvernement de Viktor Orban a décidé d’imposer une « taxe de crise » sur les banques, les groupes énergétiques et de télécommunication, de nationaliser des caisses de retraite privées. Sur un autre plan et pour contrer le populisme de gauche, une loi anticommuniste a été adoptée, dont l’objectif semble être la décapitation du parti socialiste ayant dirigé le pays ces dernières années (1994, 2002 et 2006), période au cours de laquelle ce parti aurait certainement tissé des relations pas toujours nettes avec le marché. Enfin une importante loi destinée à restreindre la liberté de religion, soumettant notamment l’exercice de celle-ci à l’autorisation du parlement. Mme Clinton ne s’est pas trompée sur  les visées d’une telle loi dont l’un des effets pourrait être de modifier les alliances des églises en faveur du nouveau nationalisme en construction. Or les églises restent des médias (Althusser parle d’appareils idéologiques de l’Etat) très puissants, sans doute les plus puissants qui existent dans le champ politique depuis toujours. Aussi la Secrétaire d’Etat américaine a-t-elle adressé une mise en garde au pouvoir hongrois : « Le gouvernement des Etats-Unis est profondément inquiet à cause de la loi sur les Eglises. Selon des observateurs, la reconnaissance des différentes Eglises et religions est devenue difficile voire impossible, le fait que cela nécessite en plus une majorité des deux tiers du Parlement rend la question indûment politisée alors qu'il s'agit là d'un droit de l'homme fondamental ». Quelles conséquences ce schéma en train de s’esquisser pourrait-il entraîner ?


Conséquences possibles à terme

Dans l’hypothèse d’un renforcement de la tendance actuelle à la mise en place de dictatures nationalistes, à quoi peut-on s’attendre ? La Russie, de toute évidence, n’est pas prête à faire marche-arrière pour confier à nouveau son économie entre les mains du marché. L’on voit mal comment Poutine, qui s’est mis à dos de puissants intérêts financiers disposant de relais internes bien implantés – les manifestations de ces derniers temps en témoignent – pourrait se permettre de commettre une erreur pareille. Qu’en est-il de la Hongrie ?

Les mises en gardes des Etats-Unis (cf. ci-dessus) et de l’Europe (« Je vous recommande instamment de retirer (ces) deux projets de loi fondamentale », a écrit M. Barroso à Viktor Orban) suffiront-elles à faire reculer le pouvoir hongrois ? Rien n’est moins sûr. Et dans cette hypothèse, la Hongrie pourrait-elle demeurer au sein de l’UE alors que manifestement ses dernières réformes s’inscrivent contre le traité de l’union ?

Une certitude : cela ruinerait à terme toute tentative de mettre en place une politique économique et budgétaire commune au sein de l’union. Or celle-ci conditionne pour l’Allemagne la mise en œuvre des mesures destinées à lutter contre la crise de la dette souveraine dans la zone euro. La Hongrie est susceptible donc soit de sortir de la zone euro, soit d’en être éjectée. Dans le climat de tension qui s’en suivrait, ce pourrait être le véritable point de départ d’une fracture pouvant réintroduire en Europe un système d’alliances ou d’ententes semblable à celui ayant prévalu à la veille de la première guerre mondiale. Hypothèse hautement improbable ? Pour l’instant, l’isolement de la Hongrie pourrait le faire penser. Il suffirait que, l’approfondissement de la crise actuelle aidant, un autre dictateur accède au pouvoir en Europe pour tout se mette à bouger rapidement. C’est exactement cela que redoutait en septembre Jan Vincent-Rostowski, ministre des Finances polonais lorsque devant le parlement européen à Bruxelles il se confiait dans les termes suivants : « Si la zone euro se fissure, l'Union européenne ne sera pas capable de survivre, avec toutes les conséquences que l'on peut imaginer ». Il a ensuite révélé s'être récemment entretenu avec un ami banquier qui lui a fait part de sa crainte d'une « guerre au cours des dix prochaines années ». « Une guerre! Mesdames, messieurs ce sont les termes qu'il a employés », s'est exclamé M. Vincent-Rostowski, ajoutant que son interlocuteur s'était dit « inquiet » et avait « bien l'intention de demander la carte verte pour ses enfants pour les Etats-Unis ». Le même mois de septembre, Jean-Michel Quatrepoint, Journaliste et économiste, affirmait dans Libération : « A la longue, si rien ne se passe, si on continue à accumuler les déséquilibres, comme au début du XXe siècle, l'issue sera la même: la guerre ».N’est-ce pas ce que l’Europe continue à faire ?



[1] Selon Wikipédia, « La politique libérale appliquée en Fédération de Russie de 1991 à 1999 fut aussi caractérisée par la mise en coupe réglée des ressources économiques héritées de l'époque soviétique au bénéfice exclusif d'intérêts particuliers, les fonds ainsi divertis ayant été recyclés dans le système bancaire occidental ».



02/01/2012
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