FLEXIBILITE DU TRAVAIL : profitant de la montée du chômage, le Cameroun organise depuis 1992 l’exploitation sauvage des masses
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Misères de l’éducation en Afrique : le cas du Cameroun aujourd’hui, l’Harmattan, 2009
Dans les pays à fort pouvoir d’achat, la crise de ces dernières années s’est révélée comme la conséquence d’une situation de sous-production liée à un déficit de compétitivité : un coût trop élevé du travail, des industries qui, ne pouvant faire face à la concurrence extérieure mettent la clé sous le paillasson ou délocalisent pour des cieux plus cléments. Ce sont ces images contrastées qu’offrent à voir au cœur de la zone euro le couple franco-allemand. Dans l’actualité et en manière d’illustration, l’on a le cas de Renault, l’un des fleurons de l’industrie automobile française qui est en train de faire ses bagages pour aller s’installer au Maroc afin de profiter de la différence du coût du travail qui passe de 30 euros/heure dans l’hexagone à 4,5 euros de l’heure au Maroc. A l’inverse, dans un pays comme le Cameroun qui n’a qu’une production limitée en quantité et à faible valeur ajoutée, dont le réseau industriel rudimentaire est à capitaux essentiellement étrangers, les données ne sont pas les mêmes : en plus d’une crise de production due pour l’essentiel à la faiblesse de l’épargne intérieure – il suffit d’étudier l’exemple du Japon sur l’importance de l’épargne intérieure dans le financement de l’économie – il existe une crise de consommation causée par la faiblesse du pouvoir d’achat des ménages. Cette seconde faiblesse constituant déjà un obstacle à la constitution d’une épargne intérieure susceptible de résoudre en amont et de façon endogène la crise de production. Ces dernières années, pour apporter une solution à ses difficultés de trésorerie dues en grande partie à une gestion désastreuse des finances publiques (il y aurait eu un détournement de près 240 milliards de FCFA rien qu’en 2008 !), l’Etat camerounais s’est lancée dans une politique illimitée de précarisation de l’emploi qui est à la fois une guerre sans merci contre le pouvoir d’achat des classes défavorisées et un défi à la rationalité économique.
Un petit historique de la guerre contre le pouvoir d’achat au Cameroun
La première étape dans ce processus fut franchie dès le début des années 90 dans le cadre de la loi n°92/007 du 14 août 1992 portant code du travail. Le code de travail camerounais de 1992 introduit en effet par son article 40 la notion de licenciement pour motif économique et ouvre la porte à une révision indéfinie des conditions de rémunération du travail faisant la part belle à l’employeur :
« Article 40 (2) : constitue un licenciement pour motif économique tout licenciement effectué par l’employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du travailleur et résultant d’une suppression ou d’une transformation d’emploi ou d’une modification du contrat de travail, consécutive à des difficultés économiques, à des mutations technologiques ou à des restructurations internes ». (3) : Pour tenter d’éviter un licenciement pour motifs économiques, l’employeur qui envisage un tel licenciement doit réunir les délégués du personnel s’il en existe et rechercher avec eux en présence de l’inspecteur du travail du ressort, toutes les autres possibilités telles que : la réduction des heures de travail, le travail à temps partiel, le chômage technique, le réaménagement des primes, indemnités et avantages de toute nature, voire la réduction des salaires ».
Avec l’entrée en vigueur du code du travail du 14 août 1992, le chômage a fait un bond dans le secteur privé, et les rémunérations ont abordé une pente descendante abrupte. Deux ans plus tard, en 1994, les pouvoirs publics camerounais ont assené le coup de grâce.
En 1994 en effet, deux faits majeurs se sont produits : la dévaluation du FCFA et la baisse des salaires dans la fonction publique. Le 11 janvier 1994 le FCFA fut en effet fortement dévalué, à 50%. Son impact sur les prix et les pouvoirs d’achat en plein effondrement du fait de la loi du 14 août 1992 fut instantanément dévastateur pour un pays dont la consommation dépend fortement de l’importation y compris sur les denrées alimentaires de grande consommation. La même année, sous le ministre Tsimi, le Cameroun procèda à une double baisse des salaires publics, et ponctionna près des ¾ des revenus des travailleurs du secteur public. Pour compléter cette opération et en quelque sorte faire bonne mesure, un processus de dégraissage des effectifs de la fonction publique fut engagée qui alourdit la masse des chômeurs et fit basculer le rapport de l’offre et de la demande de travail sur le marché davantage en faveur des employeurs. Des mesures dites d’accompagnement sur le plan social furent annoncées du bout des lèvres mais dans les faits, le Cameroun entra dans le cycle de la misère avec ses conséquences que sont la précarité, la corruption, la violence et j’en passe.
Ces mesures qui portent la marque reconnaissable entre toutes de Bretton Woods ont permis entre autre de liquider au franc symbolique le parc des entreprises publiques et parapubliques difficilement acquis par l’Etat camerounais – électricité, société des eaux, régie des chemins de fer, infrastructures portuaires, bananeraies… - sans réussir à produire un bénéfice autre que la réalisation d’un maigre taux de croissance dont il est aujourd’hui évident que le prix à payer pour l’usiner reste manifestement trop élevé au fil des jours.
Les manifestations actuelles de l’exploitation sauvage des travailleurs
En fait, après la double baisse des salaires de 1994 et confronté aux conséquences sociales et politiques d’une telle stratégie, l’Etat camerounais et ses maîtres à penser ont choisi de passer désormais par la voie indirecte et celle-ci a consisté jusqu’ici en la mise en œuvre d’une impressionnante panoplie de mesures surprenantes de cynisme.
Premièrement, les corps dit de souveraineté dans la fonction publique ont vu leurs situations revues considérablement en mieux, laissant pour compte les secteurs sociaux. Il s’agit pour l’essentiel des différents corps de l’armée y compris les services pénitentiaires, les corps de la magistratures et leurs auxiliaires, les personnels de l’administration territoriale qui en plus de nombreux avantages se sont vus attribuer la gestion du budget d’investissement public qu’il revendent aux entrepreneurs à un taux connu de tous de 10% de sa valeur (chacun peut calculer ce que cela rapporte chaque année à ces messieurs !), et les fonctionnaires de la diplomatie. A titre d’exemple, à indices identiques et en début de carrière, il existe entre un enseignant et n’importe quel fonctionnaire des administrations sus-citées une différence défavorable au premier de près de 76000FCFA sur la rémunération brute. Cette différence passe à plus de 160000FCFA en fin de carrière. Au niveau des primes diverses, la différence frise quelquefois le ridicule. La dernière trouvaille dans ce domaine nous est donnée par le décret du 13 janvier 2012 attribuant des primes de recherche aux personnels d’appui des institutions universitaires publiques. Dans ce document, les catégories I à III de ces corps (agents d’entretien, chauffeurs…) ont une prime d’appui à la recherche de 20000FCFA alors que les professeurs des lycées qui sont tous en catégorie XII et plus si cela était possible n’ont jusqu’ici droit qu’à une prime de recherche et de documentation de 15000FCFA qui en est à sa douzième année de non application.
Deuxièmement et de manière tacite, l’Etat camerounais s’est lancé dans une politique de non remplacement de fonctionnaires des secteurs sociaux partis à la retraite. Ainsi, dans l’enseignement, les effectifs ont maigri, créant une pénurie drastique de personnels, abandonnant des millions d’enfants à eux-mêmes dans des classes sans enseignants. Afin d’atteindre des objectifs de performance fixés arbitrairement sans le moindre souci des réalités du terrain par leur hiérarchie, les chefs d’établissement ont dû recruter à tour de bras des vacataires pour assurer les enseignements. Dans une enquête menée par le Syndicat National Autonome de l’Enseignement Secondaire en novembre-décembre 2010 dans une des 10 régions du Cameroun, il apparaît que le nombre des vacataires y est de 1676 sur 4828 enseignants en service (chiffres de 7 départements sur 8 dans la région considérée) soit un taux de 34,71% de vacataires. Le « salaire » moyen de ces travailleurs précaires y est de 35661 FCFA soit tout juste le SMIG, servi à des travailleurs qui normalement effectuent les tâches des fonctionnaires de la catégorie la plus élevée de leur profession ! Et ces travailleurs, surexploités dans leurs propres pays, véritables esclaves modernes, dépendent localement de l’humeur de chefs d’établissement et de responsables des associations de parents d’élèves, qui pour certains n’hésitent pas à se faire payer un pourcentage sur cette maigre rémunération. Ces vacataires sont payés 9 mois par an au maximum 10, et peuvent être licenciés à tout propos et à tout moment. L’inspecteur du travail ne les connaît même pas.
Dans l’enseignement de base, le FMI sous le couvert de l’initiative PPTE a fait créer une catégorie de personnels professionnellement formés : ils entrent par concours dans les ENIEG ou les ENIET, en ressortent avec leurs diplômes d’instituteurs, ce qui n’empêche qu’ils soient employés comme vacataires, d’abord vacataires PPTE ne touchant même pas 50% de la rémunération de leurs collègues sur les mêmes campus scolaires, puis instituteurs contractuels pris en charge par l’Etat à des conditions à peine améliorées. Ces contractuels représentent désormais plus de 70% des effectifs d’enseignants publics au niveau de l’école de base. Pour apprécier l’impact désastreux de cette nouvelle approche de l’emploi dans l’éducation de base, il suffit d’y aller visiter le niveau des élèves en fin de cycle, on sera surpris par le niveau d’illettrisme. Cette politique a cependant si bien fonctionné que ces derniers temps, l’Etat camerounais a amorcé le processus de son extension aux autres corps des services sociaux de l’administration : recrutement des infirmiers et médecins PPTE puis contractuels sous-payés dans les hôpitaux publics, puis agents de toutes les catégories dans toutes les autres administrations non régaliennes.
L’opération recrutement de 25000 jeunes dans la fonction publique réalisée à grand renfort de propagande à la veille de la dernière élection présidentielle visait essentiellement à banaliser ce phénomène de mise en place d’un système généralisé d’emplois « low cost », dans un pays où il existe déjà 70% des travailleurs qui gagnent un salaire inférieur au SMIG . Comment demander à un médecin (formation Bac + 12) d’offrir ses services en 12è catégorie pour une rémunération mensuelle inférieure à 200000FCFA (305 euros) ? Pas étonnant que cette opération soit en train d’échouer lamentablement. Aux dernières nouvelles, sur les 25000 jeunes recrutés récemment, 5000 soit 20% auraient déjà déserté. Quelles différences peut-on encore établir entre ces pratiques qui rappellent l’époque sombre de l’indigénat, et que l’on retrouve encore dans les bananeraies industrielles du Moungo et du Sud-Ouest où de nombreux travailleurs gagnent 50% du SMIG, et les nouvelles conditions d’emploi que l’Etat camerounais est en train de généraliser dans la fonction publique ? A part servir à améliorer les marges des entreprises à capitaux étrangers qui constituent l’essentiel de notre tissu embryonnaire de production, quel avantage notre pays entend-il tirer d’une politique de réduction de ses citoyens à la misère et à l’esclavage ?
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