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Gouvernance du Cameroun sous Paul Biya : du mépris du travail au mépris des travailleurs

 

Il y a de cela quelques années, dans le cadre d’échanges entre les syndicats, j’ai rencontré à Bamako et nous avons rapidement sympathisé, Bakary Martin, alors responsable des syndicats d’enseignants du Bénin. Il était très fier de son pays et de son président, Thomas Boni Yayi. Il avait dans le répertoire de son téléphone le numéro personnel de ce dernier qui avait le sien. Non seulement il pouvait, en cas de nécessité, appeler directement son président, mais en retour, ce dernier n’hésitait pas à recourir à lui lorsqu’il avait besoin de ses lumières sur les questions d’éducation ou les problèmes sociaux en rapport avec l’enseignement. Dans ce second cas, le président Boni appelait Bakary et lui disait simplement : « Martin, qu’est-ce que tu es en train de faire en ce moment ? Trouve-moi au palais. » Je croyais rêver ! Le Cameroun était-il sur la même planète que le Bénin et ce Thomas Boni Yayi était-il vraiment un président comme sait l’être Paul Biya ?

Plus tard, en discutant avec Samuel Guebana du SET (Syndicat des Enseignants du Tchad), je découvris que le Bénin n’était pas isolé. Samuel ne comptait plus le nombre de fois où Idriss Deby Itno les avait reçus, eux de l’exécutif du SET, avec un service protocolaire minimal, au palais, pour négocier lui-même les solutions aux problèmes des enseignants tchadiens, quand il estimait que ses ministres n’en faisaient pas assez. Puis un certain nombre d’amis syndicalistes du Gabon me confièrent avoir été reçus à maintes reprises par feu le président Omar Bongo Ondimba en personne. J’ai alors vraiment compris que le Cameroun, eh bien, c’était le Cameroun. Rien ou presque ne s’y passe comme ailleurs. Nous sommes bel et bien le « continent ». 

En plus de trois décennies de syndicalisme dont près de deux au sommet de mon organisation, non seulement je n’ai jamais été reçu par mon président de la République, mais l’idée m’est vite sortie de la tête que cela pouvait arriver. Un jour je suis resté une matinée entière dans l’antichambre d’un ministre de l’éducation, en compagnie de son directeur des examens et concours (maigre consolation mais grande surprise). Et après quatre heures d’attente interminable dans l’ennuyeuse compagnie de vieux magazines, on nous avait renvoyés tous les deux (!) à un autre jour ! De ce jour-là, j’ai décidé de ne plus solliciter ces audiences qui rabaissent et humilient sans la moindre nécessité.

Nous sommes dans le cas ci-dessus, on peut le noter, déjà à la fois dans l’outrance et l’arrogance. Et je n’allais pas tarder à m’apercevoir que ces outrances, cette arrogance, font corps chez nous avec la manière de gouverner. En effet, laisser une personne vous attendre quatre longues heures durant de l’autre côté de la porte de votre bureau (quel hubris !) pour ensuite lui signifier une fin de non-recevoir, si ce n’est pas le mépris suprême, alors je donne ma langue au chat. Et là, nous n’en sommes encore qu’au niveau du cabinet ministériel. Lorsque le Chef de l’Etat vous reçoit au Cameroun (Ô ciel !), il vous fait une faveur insigne et gare à vous si, après une telle magnanimité, vous ne lui adressez pas une lettre de remerciement ou une motion de soutien. Dans le cadre du Comité de concertation et de suivi du dialogue social qui réunit au ministère du travail et de la sécurité sociale toutes les centrales syndicales des travailleurs et des employeurs du pays, j’ai maintes fois assisté, ahuri, à un plaidoyer des centrales syndicales pour que le président de la République consente à les recevoir, non pas pour discuter avec elles des problèmes sociaux, mais lors du rituel des présentations des vœux de nouvel an où ce très haut personnage condescend à laisser serrer l’auguste paume de sa main par le tout-venant. Cela m’a rappelé la pantomime des gueux du Neveu de Rameau de Diderot.

Comme on le voit, dans leurs rapports avec les travailleurs et leurs organisations, nos gouvernants allient systématiquement l’outrance et le mépris. L’une est toujours, comme l’on dit, le symptôme ou le stigmate de l’autre qu’elle annonce ou signale a postériori. La loi N° 90/053 du 19 décembre 1990 annonçait une loi particulière pour les syndicats. Pour adopter celle-ci, on va lambiner, faire attendre les syndicats… combien d’années pour l’avoir ? Un an ? Nenni ; dix ans ? Vous n’y êtes pas encore ; vingt ans ? Vous n’y êtes pas toujours :  ils attendent encore cette loi 34 ans plus tard ! Qu’est-ce qui peut être plus outrancier ou plus méprisant que cela ? En décembre 2000, un décret est pris dans la douleur (les enseignants ayant fait grève sur grève depuis 1996), qui octroie un statut particulier aux enseignants de la base et du secondaire. En 2011, les syndicats battent encore le pavé, en vain, pour son application. Les promesses se succèdent et se ressemblent, sans suite. En 2012, dans le cadre d’un comité interministériel et alors que la crise du sous-système éducatif anglophone cristallise tous les ressentiments de l’autre côté du Moungo, il est promis aux syndicats l’organisation d’un forum national de l’éducation. Quatre ans plus tard en 2016 et parce que la crise anglophone a franchi le Rubicon et que cette malheureuse zone déshéritée depuis si longtemps bascule progressivement dans la guerre et la terreur, la première assise à ce sujet se tient enfin et le Premier Ministre promet sa tenue, signature à l’appui, pour 2017. En 2024, ce forum est toujours attendu ! Pourquoi ?

Pour les hommes aux affaires dans notre pays, il n’y a pas là de quoi fouetter un chat, et l’outrance (on parle ici de radicalisme) est toujours du côté de ceux qui veulent et croient qu’ils peuvent forcer la main au président. Ici, le seul tempo qui compte, est celui du président de la République, grand maître des horloges. Vous savez, nous autres Camerounais avons passé tellement de temps à dire à Paul Biya combien il est beau, et bon, et généreux, parfois ostensiblement contre les évidences. Pour notre malheur, il y a vite cru. Il suffit de regarder sa gestuelle, le souci qu’il a, machinalement, de redresser le pli de son costume, comment il sait saluer ses interlocuteurs en les voyant à peine… Il n’a connu que des privilèges dans sa vie et a probablement fini par les considérer comme dû, allant de soi.

Cette gestion du pouvoir, vernie aux couleurs de la démocratie, quoi qu’on dise, est en réalité indiscutablement monarchique, n’en déplaise à celui qui, sur Radio Monte Carlo un jour de juillet 1990, disait : « Je voudrais que l’histoire retienne de moi l’image de l’homme qui a apporté à son pays la démocratie et la prospérité ». Cette antithèse fondamentale entre les mots et les actes a naturellement abouti à l’inversion des résultats espérés et annoncés. Ce mépris fondamental du peuple qui structure la pensée et l’expression politiques de Paul Biya est avant tout, à bien y regarder, un mépris du travail et du travailleur, pendant mécanique d’une philosophie du loisir et de la jouissance toute aristocratique : dans toutes les mythologies occidentales et proche-orientales apparentées, soit le travail est la sanction d’une faute, soit les dieux ont créé les hommes pour se reposer sur eux des travaux difficiles. Au début des années 1980 soit peu après son accession au pouvoir suprême, il se chuchotait déjà que François Mitterand avait appelé le tout nouveau président camerounais pour le sermonner : « Arrête un peu de jouer au golf et travaille ! », disait-on. Sous le régime de Paul Biya, les travailleurs auront vécu un calvaire interminable : démolition des structures qui encadraient le monde rural dès lors abandonné à la misère totale (SODERIM, SODECOTON, SODENKAM, les coopératives de café de l’Ouest, etc.), paiements erratiques des pensions de retraite des secteurs parapublic et privé, phénomène massif de sociétés parapubliques cumulant des montagnes d’arriérés de salaires, clochardisation insupportable des travailleurs du secteur public entre 1993 et 1994, SMIG à 36000FCFA, démotivation réussie de tous les corps d’enseignants de la base au supérieur, rien n’a manqué à l’arsenal de destruction massive déployée. Et du coup le pays est tombé entre les mains du monarque et de ses boyards, ces derniers cooptés en fonction de leurs compétences génuflectrices.

En effet comme l’on sait, la démocratie construit des rapports sociaux horizontaux : liberté, égalité fraternité. Des relations sociales à la Boni Yahi, où le « nous » prend la place du « je ». A l’opposé, Paul Biya a sculpté au Cameroun une démocratie monarchique dans laquelle la verticalité du pouvoir a quelque chose de vertigineux, dans laquelle le grand chef, le monarque républicain, est séparé de l’humble citoyen-travailleur par une multitude de petits et de moins petits chefs intermédiaires, tous in fine également petits au yeux du Monarque détenteur du monopole de la grandeur. Accéder à chacun de ces petits chefs pour l’humble citoyen est toujours une véritable gageure, chacun de ces derniers reproduisant aux dépens des solliciteurs le degré de difficultés au moins équivalent à ce qu’il a lui-même à accéder à l’échelon au-dessus de lui. Quant à ceux qui sont tout en bas, les « en-bas-d’en-bas » comme les désigne un célèbre politiste, et qui d’ordinaire en démocratie manifestent pour se faire entendre, ils sont ici d’office disqualifiés, criminalisés (crime de lèse-majesté certainement) par le monarque républicain : « Il faut donc que les choses soient bien claires. Le Cameroun est un État de Droit et entend bien le rester. Il a des institutions démocratiques qui fonctionnent normalement. C’est dans ce cadre que sont traités les problèmes de la Nation. Ce n’est pas à la rue d’en décider. »[1] On  comprend dès lors pourquoi le droit de grève, bien qu’affirmé dans le préambule de la Constitution, n’a jamais été traité par la loi. Pourquoi se soucier de légiférer sur la grève pour donner des libertés qui permettraient à des gueux de s’affirmer ?

Au bout du compte, si cette histoire s’achevait ici et maintenant, que retiendraient de Paul Biya les travailleurs camerounais et leurs organisations ? Qu’il est celui qui a sinistré le monde du travail, organisé la déconsidération radicale du travailleur, installé progressivement la culture de la débrouillardise, du faire-semblant-de-faire ; le culte de l’à-peu-près, du à-salaire-malin, travail-malin. Sous son règne puisqu’il s’agit bien de cela, les travailleurs auront perdu jusqu’à leur petite culotte, et récolté par tonnes du mépris.

Roger Kaffo Fokou

SG du SNAES

 

 

[1] Paul Biya, discours du 27 février 2008. Et l’on sait ce qu’il advint à cette rue qui avait osé défier le grand chef, le « big katchika » comme disait Lapiro de Mbanga.

 



15/04/2024
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