Guerres, massacres, cruautés et monstruosités diverses en régions anglophones camerounaises : ces responsabilités gigognes qu’il faut pointer du doigt
Par Roger Kaffo Fokou
Depuis l’assassinat brutal, barbare de Comfort Tumasang le 11 août 2020 à Muyuka (Sud-Ouest), l’opinion nationale et internationale ruisselle littéralement d’indignation sur ce qui se passe derrière la fumée épaisse des opérations militaires qui ensanglantent le Nord-Ouest et le Sud-Ouest camerounais. On a véritablement le sentiment halluciné d’assister à un concours d’indignation dont le vainqueur sera le plus innocent. Ces crimes, celui tout aussi horrible de dame Ayafor Florence, ou de l’enseignant Olivier Wountaï Vondou décapité à Bamenda, assassinats révélés, filmés et diffusés, les corps « profanés » et exposés sur la place publique réelle ou virtuelle parce que destinés à être exemplaires, ne sont en fait que le petit bout visible d’un immense iceberg de l’horreur qu’une guerre qui n’aurait jamais dû être sculpte comme un véritable monument digne de figurer, aux côtés de ceux de l’époque dite des « maquisards », dans notre musée national de l’horreur.
Toutes les morts de cette guerre sont horribles, inadmissibles, intolérables, généralement brutales, et ce n’est pas une injustice envers l’une quelconque d’elles que de le dire. A 99,9%, ces crimes, odieux les uns autant que les autres, sont perpétrés sous le couvert de la forêt, dans des lieux secrets de torture, à l’ombre épaisse de la nuit, derrière les huis clos des caméras. C’est à ce prix seulement que nous pouvons, que nous avons pu supporter cette déjà très longue guerre et son cortège de morts : 3000 ? 5000 ?10000 ? Qui en fait encore le compte ? Pour la plupart, ce ne sont que des nombres, de pures abstractions de vies. Ainsi égrenées, elles protègent notre confort, nous permettent de bavarder sur les chaînes de télévision, de dormir tranquilles la nuit. Que l'une d'elles surgisse dans notre concret, par le miracle ou la maladresse ou le cynisme d’une vidéo balancée par le truchement des ondes en plein dans notre figure, et nous voilà tirés brutalement de notre confort – n’est-ce pas ironique que la pauvre Tumasang s’appelait « comfort » ? – et contraints de reprendre pied dans le réel, de le toucher du doigt, de la main entière. Cette brutalisation inattendue est en fait le véritable sujet de notre émoi, de notre colère. Ce n’est pas parce que Mme Comfort Tumasang a été assassinée, fût-ce avec une violence inouïe, que nous sortons de notre silence, de nos accommodements habituels, pour aboyer, enfin ! Tous ces autres morts, qui sont déjà tombés par milliers, méritaient tout autant notre indignation. Mais l’on a eu la « décence » de les « zigouiller » dans la discrétion, le secret, de manière presque civilisée. On les a assassinés en pensant à notre confort, à notre besoin de dormir sans faire des cauchemars la nuit. Dans Le Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo, le condamné lui-même est frappé de l’extrême éducation de son bourreau qui lui caresse le cou avec une douceur d’amant. Aussi s’exclame-t-il: « Ces bourreaux sont des messieurs très doux ! » Plus d’exécution publique : on tue en silence, derrière les rideaux, puis on nettoie soigneusement les traces du forfait. Sur la scène, on ne vous en donne que des nombres, statistiques abstraites qui déréalisent tout.
Qui a perpétré cette récente horreur à Muyuka ? Au-delà des individus et des camps, il faut bien le dire, c’est la guerre qui l’a fait. Il n’y a pas de guerre propre, où l’on applique à la lettre la Convention de Genève. Il n’y a que de sales guerres. Les Américains promettaient une guerre chirurgicale en Irak : ce pays est à feu et à sang depuis lors et il est difficile de dire à quel horizon il se remettra de cette incursion médicale américaine. Dans les années 1960, les français et leurs supplétifs françafricains coupaient déjà des têtes et les exposaient cigarettes aux lèvres en région dite bamiléké. Plus récemment, en Syrie, Daesh ne se lassait point de filmer pour les diffuser des scènes interminables de décapitations publiques. Il n’y a que de sales guerres, mais les plus sales sont les guerres civiles.
Dans une guerre contre un pays étranger, le soldat en face est presque considéré comme un simple adversaire, ainsi que dans une rencontre de football. Si l’ordre de cesser le combat les surprend sur le front, les soldats des deux camps peuvent quelquefois fraterniser, s’échanger le contenu de leurs gourdes et de leurs poches. Ils ont tué et essayé de tuer pour survivre en attendant que l’on siffle la fin du combat. Dans le long conflit de Bakassi, il n’y a point eu sinon très peu, de scènes de barbarie ayant défrayé la chronique.
A contrario, dans une guerre civile, on n’a point affaire à des adversaires mais à des ennemis. On ne tue pas ici pour survivre, mais pour faire place nette. Dans une guerre civile, - quelle ironie ! – il n’y a point de civils : ceux qui ne portent pas les armes informent l’ennemi, le ravitaillent, et du coup sont solidaires de ses crimes et méritent tout autant le châtiment à lui réservé. A la fin de la guerre civile, chaque survivant ne regagne pas son pays, il ne regagne que son domicile ou ce qu’il en reste, dans le même pays, et quelquefois il a les noms de ceux qui l’ont incendié, qui y ont abattu les siens !
On ne peut donc, sachant tout cela, allumer une guerre civile, ou la laisser allumer, sans rien faire, la laisser se poursuivre, sans rien dire sans rien faire, la laisser s’ensauvager, sans rien dire sans rien faire, et puis un matin, parce que des images jetées, par inadvertance, imprudence ou à dessein, à notre face nous empêchent de dormir, faire comme si celles-ci résumaient toute l’horreur d’une situation qui est horrible en permanence, par nature, de façon irrémédiable. « Tuez-les tous, à condition que ce soit discrètement, silencieusement, secrètement ! » : est-ce là le mot d’ordre digne de notre civilisation actuelle ?
La civilisation du confort dans laquelle nous nous sommes enfoncés peu à peu, par formatage mais aussi par paresse, par égoïsme, par calculs mesquins – confort intellectuel, confort moral, confort psychique… - c’est cette civilisation-là qui est responsable de la mise à mort brutale de Comfort Tumasang. C’est une civilisation qui ferme les yeux et détourne la tête des causes pour aboyer sur les conséquences ; dans laquelle chacun ferme sa porte la nuit quand le voisin attaqué appelle au secours, mais s’indigne bruyamment le matin sur le cadavre de ce dernier. C’est une civilisation qui n’a même plus honte de ses lâchetés parce qu’elle a pris soin de transformer celles-ci en vertus : « mieux vaut un chien vivant plutôt qu’un lion mort ! »
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 53 autres membres