La banque d’Angleterre brise le tabou du non-financement des Etats : [un exemple à suivre ?]
[Nous attirions l’attention ce matin sur les stratégies monétaires des grands Etats qui s’appuient sur leur souveraineté monétaire pour actionner la planche à billets au service de leurs économies en danger. Cela est sans doute susceptible de générer à terme un autre danger, celui de l’hyperinflation. Mais le danger qu’il faut éviter à tout prix est immédiat : celui de l’hyperchômage et de l’explosion sociale. Entre deux maux, il faut bien choisir. Cet article de Médiapart sur lequel nous sommes tombé donne à l’Europe le même conseil que nous donnions à l’Afrique et au Cameroun.]
9 avril 2020 Par martine orange, Médiapart
La banque centrale britannique va financer directement le Trésor afin de l’aider à affronter les ravages sanitaires et économiques provoqués par l’épidémie de Covid-19. Un des piliers du néolibéralisme s’effondre.
Un tabou est tombé ce 9 avril. Et pas n’importe lequel. Un de ceux qui constituent les piliers du néolibéralisme : l’indépendance des banques centrales et l’interdiction qui leur est faite de financer directement les États. La banque d’Angleterre a annoncé en début de matinée qu’elle allait financer directement « sur une base temporaire et à court terme » les dépenses supplémentaires du gouvernement britannique liées aux conséquences de la pandémie du Covid-19.
Désormais, toutes les nouvelles émissions du Trésor seront souscrites directement par la banque centrale. Ce qui permet au gouvernement de ne plus passer par les marchés obligataires et d’échapper au moins momentanément aux contraintes et aux exigences des marchés financiers.
Même si la banque d’Angleterre avait déjà utilisé très brièvement et dans des proportions très limitées (à peine 20 milliards de livres à l’époque) ce mécanisme au moment de la crise de 2008, cette décision marque un revirement, tant intellectuel que pratique, spectaculaire. Car cette fois, la Banque d’Angleterre se dit prête à apporter un financement illimité compte tenu de la gravité de la crise provoquée par le coronavirus.
Le nouveau gouverneur de la banque d’Angleterre, Andrew Bailey, avait pourtant exclu d’avoir recours à un tel dispositif. À la mi-mars, il jugeait qu’une telle mesure n’était pas adaptée pour faire face à l’épidémie du coronavirus. Le 6 avril, il se fendait encore d’une tribune dans le Financial Times pour s’opposer à toutes les propositions de monétiser la dette publique britannique.
L’idée est avancée par les partisans de Modern Monetary Policy, qui soutiennent que les États peuvent se financer autant qu’ils le veulent grâce à la création monétaire, notamment pour engager la transition écologique. Elle a été reprise récemment par Adair Turner, ancien président de l’autorité britannique des services financiers pendant la crise de 2008. Selon lui, compte tenu des circonstances exceptionnelles, les banques centrales doivent s’aligner derrière les gouvernements pour les aider à affronter ce cataclysme économique.
Monétiser la dette « nuirait à la crédibilité [de la banque centrale – ndlr] sur le contrôle de l’inflation en érodant son indépendance opérationnelle. Cela conduirait également à terme à un bilan de banque centrale insoutenable et est incompatible avec la poursuite d’un objectif d’inflation par une banque centrale indépendante », écrivait encore Andrew Bailey dimanche. À l’appui de sa démonstration, il citait les inévitables exemples de la république de Weimar dans les années 1920 ou du Zimbabwe qui a fait fonctionner tant et plus la planche à billets pour se financer, ce qui a conduit à une hyperinflation de plusieurs milliers de pourcents, et une destruction de l’économie.
La brutale conversion du gouverneur de la banque d’Angleterre illustre l’énorme bouleversement que provoque la pandémie du coronavirus dans le monde. Entre-temps, les premiers chiffres des ravages causés par cette crise sanitaire, les confinements imposés, l’arrêt de l’économie dans presque tous les pays ont commencé à tomber. Ils sont vertigineux, sans précédent dans des pays en temps de paix. D’un pays à l’autre, c’est entre un quart et un tiers de l’économie qui est à l’arrêt. Les chômeurs ou les chômeurs en temps partiel se comptent en millions. Et contrairement aux espoirs caressés par les gouvernements et les financiers, cette crise s’annonce longue, imprévisible, marquée par une récession qui risque d’être très forte et très longue.
Confrontés à cette situation hors norme, tous les économistes, même les plus libéraux, ne voient que les États pour tenir à bout de bras les économies effondrées. Car en ce domaine aussi, les dogmes sont en train d’être balayés : l’État, censé être la source de tous les problèmes, devient la solution. « Les gouvernements doivent continuer à soutenir le secteur privé, y compris en prenant des participations, et l’emploi. Cela va demander une forte augmentation des dépenses publiques et d’investissement alors que les recettes diminueront. Une politique monétaire ultra accommodante continuera à aider à l’augmentation des dettes […]. Les lourdes exigences imposées aux finances publiques ne doivent pas conduire à un endettement insoutenable qui effrayerait les marchés : cela demande une réflexion nouvelle et créative sur les questions de politique macroéconomique », plaidait ces derniers jours Laurence Boone, cheffe économiste à l’OCDE. Institution qui depuis plus de vingt ans n’a cessé de dénoncer l’endettement public.
Depuis que l’épidémie a touché l’Europe, les gouvernements ont déjà annoncé des plans portant sur des dizaines de milliards pour soutenir leur économie et les entreprises. Mais tout tombe à une vitesse accélérée.
Après le début du confinement, la Grande-Bretagne a besoin de 2,5 milliards de livres (2,8 milliards d’euros) de plus par jour pour faire face à des besoins immédiats (hôpitaux, assurance-chômage, aide aux entreprises). Pour avril, le gouvernement a déjà prévu de tripler ses appels au marché par rapport à ses prévisions : au lieu de 15 milliards de livres, il prévoit d’en lever 45 milliards dans le mois. Mais ce n’est que le sommet de l’iceberg, redoutent certains économistes qui s’attendent à ce que le gouvernement ait à faire face à des besoins de financement gigantesques. Selon des premières estimations, l’endettement supplémentaire de la Grande-Bretagne pourrait dépasser les 200 milliards de livres cette année.
Solliciter toujours plus les marchés, en concurrence avec tous les autres États, risque de se traduire par des tensions accrues, de pousser les taux à la hausse au risque de créer des endettements insoutenables et de provoquer de nouvelles crises de dettes souveraines.
Dans un tel contexte, la décision de la banque d’Angleterre d’acheter directement les nouvelles émissions de dettes constitue une aide incommensurable au Trésor britannique. Il sait disposer d’une garantie illimitée dans ce temps d’épreuve, même si cette dernière est « temporaire et à court terme ». « Cette facilité va permettre de lisser temporairement les flux de trésorerie du gouvernement et soutenir le fonctionnement du marché en minimisant l’impact immédiat des levées de fonds supplémentaires sur les marchés obligataires et monétaires », indique le Trésor dans un communiqué.
La banque d’Angleterre peut-elle faire école ? Aux États-Unis certainement. La Réserve fédérale a déjà engagé des moyens illimités pour soutenir le monde financier et certaines entreprises. Elle se dit prête à aller au-delà si la nécessité l’exige. Il y a d’ailleurs des précédents. En 1941, la Réserve fédérale avait renoncé totalement à son indépendance et assuré un financement sans limite de l’État américain, au nom de « l’effort de guerre ».
En Europe, le doute est plus que permis. Alors que la banque centrale et le gouvernement britannique n’hésitent pas à envoyer balader toutes les règles et les usages pour faire face à une crise sans précédent, les ministres des finances européens continuent de s’écharper dans des réunions interminables de l’Eurogroupe pour savoir s’il est possible ou non de contourner certaines conditions dans ces temps inédits. Alors imaginer qu’ils puissent toucher à l’indépendance de la BCE et financer directement les États, principes inscrits dans le marbre des traités européens, relève du mythe. L’Union européenne préfère voir ses économies couler, comme elle l’a fait avec l’austérité tout au long de cette décennie, voire se fracasser, plutôt que de toucher à ses dogmes. Pour elle, un tabou ne saurait être brisé.
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