LA CORRUPTION DANS L’EDUCATION AU CAMEROUN Elément d’une intervention autour de la table ronde organisée au Collège Libermann de Douala le mercredi 02 décembre 2015
Par Roger KAFFO FOKOU, enseignant syndicaliste et écrivain
Il n’y a pas d’effet sans cause, affirme-t-on en science. C’est ce qu’on appelle le principe de causalité ou de raison suffisante. De même, un phénomène, considéré comme cause, produit nécessairement un ou des effets. En reliant une conséquence à sa cause, on se donne les des moyens d’agir sur celle-ci puisqu’il suffirait de supprimer la cause, si elle est bien identifiée, pour supprimer la conséquence qui en est l’effet. Ne pas s’efforcer d’identifier lesdits effets en tant qu’effets peut aboutir à considérer ces derniers comme des générations spontanées, à les irrationaliser, donc se refuser la possibilité de les prendre pour ce qu’ils sont, soit pour les reproduire s’il s’agit d’effets bénéfiques, soit pour tenter de les éradiquer s’il s’agit d’effets nocifs, pernicieux. On voit en quoi la lutte contre la corruption dépend fortement de la capacité à identifier les conséquences et à relier au phénomène. Le caractère indiscutablement nocif de ces dernières clairement établi d’une part, le degré de nocivité mis en lumière d’autre part pourront constituer une motivation suffisante, c’est-à-dire la raison suffisante d’un agir engagé contre la corruption. Notre analyse nous a permis de classer deux groupes de conséquences de la corruption, selon leurs degrés respectifs de nocivité : les conséquences matérielles et non matérielles.
1. Les conséquences matérielles de la corruption
La corruption a pour conséquence matérielle la misère, le dénuement matériel de presque tous contre la prospérité de quelques-uns. La corruption agit comme un virus qui génère la pauvreté, la maladie, et finalement des hécatombes. Ban Ki Moon, le SG de l’ONU, tire la sonnette d’alarme devant ce fléau dans les termes suivants : « Nous connaissons tous le lourd tribut payé à la corruption. Plus de mille milliards de dollars sont détournés ou perdus chaque année. De l’argent dont nous avons terriblement besoin pour atteindre les objectifs du millénaire pour le développement. » La misère de tous à son tour entraine des conséquences de divers ordres :
- Au plan économique : elle « freine les investissements, réduit la croissance économique, accroît le coût des transactions commerciales ».
- Au plan humain : les experts onusiens estiment que pas moins de 3,6 millions de décès pourraient être évités chaque année si les sommes détournées par la corruption étaient investis dans les systèmes de santé. L’éradication de la corruption pourrait dégager des fonds supplémentaires pour éduquer 10 millions d’enfants en plus par an en Afrique subsaharienne, payer 500.000 instituteurs, offrir des antirétroviraux à plus 11 millions de personnes vivant avec le VIH/Sida, financer près de 165 millions de vaccins.
Dans l’éducation au Cameroun, la corruption est responsable :
- Du déficit infrastructurel au double plan quantitatif et qualitatif, de l’inéquitable allocation des investissements : le budget d’investissement de l’éducation est ainsi chaque année mis aux enchères et vendu au plus offrants ; ensuite il faut le revendre pièce par pièce aux fournisseurs qui négocient son prix d’achat en fonction du pourcentage de l’agent du fisc, des responsables du trésor qui vont payer ces factures… en s’appuyant sur la mercuriale qui est véritable outil public de corruption (OPC).
- De la mauvaise gestion des budgets de fonctionnement et par ricochet de l’inflation des contributions APEE : carburant du préfet, du sous-préfet, du délégué départemental, régional, du directeur de l’administration assis au centre ou de passage en région, du ministre…
- De la faible qualité des enseignants recrutés et mis sur le terrain : les admissions aux ENS/ENSET sont vendus entre 1.500.000 et 2.500.000 selon le cycle et l’école ; les évaluations internes et de sortie de ces augustes établissements obéissent aux mêmes règles corrompues.
- De la mauvaise gestion des ressources humaines : 100.000 F pour se faire bien affecter ou muter, d’où encombrement dans les lycées de ville (dans certaines matières, les enseignants tiennent les classes par alternance hebdomadaire) et une pénurie drastique en zone rurale (où on trouve des enseignants de SVT AP de français ou enseignant la philosophie en Tles…) ; tel pourcentage de salaire pour vivre à l’étranger sans perdre son statut de fonctionnaire camerounais…
- De la médiocre qualité de l’administration scolaire : 200.000 pour se faire nommer SG, 300.000 pour être censeur, parfois jusqu’à 20 millions de francs pour être proviseur dans certains lycées métropolitains. Ces administrateurs commerçants transforment sans vergogne nos établissements scolaires en lieux de commerce où tout se vend : tenues de classe, écussons, livrets scolaires, livrets médicaux, photos, polycopiés, fausses notes, faux bulletins de notes, billets d’absences ou de retards excusés, tout ce qui se peut vendre y passe.
Tout cela est bien assez grave, mais il y a pire : notre système éducatif corrompu comme l’ensemble de notre société corrompu (cf. le dilemme de l’œuf et de la poule) nous fabrique un être humain nouveau : « l’homo corruptus ».
2. Les conséquences non matérielles de la corruption l’ « homo corruptus » ou le processus de fabrication de la corruption de masse
Pour fabriquer des corrompus en masse, notre système procède par la falsification et la substitution de la réalité par la fiction.
Petite définition de la réalité : la réalité c’est ce qui est vrai par opposition à ce qui est faux (vérité vs rumeur, original vs faux, concret vs imaginaire…) ; d’un point de vue moral, la réalité est synonyme de vérité, donc de bien, de même que la rumeur, le faux sont synonyme de mal. D’un point de vue esthétique, le beau est le reflet de l’authentique, du vrai et non du copié, du trafiqué. La corruption se plaît à mélanger ces registres de valeurs et contre-valeurs, à les malaxer comme un jeu de cartes en se servant de la falsification et de la substitution. Cela lui permet à terme d’organiser la confusion entre vrai et faux pour finalement substituer au vrai le faux et créer ainsi le désir du faux, c’est-à-dire le désir du laid, du mal. Pour cela, deux étapes :
- La corruption procède d’abord par falsification de la réalité.
- on met le corrector sur / on gratte la vraie note et on la remplace par une fausse. Et le travail faible ou nul paraît du coup aussi bon, excellent, qu’un travail véritablement bon, authentiquement excellent, sauf qu’il n’est faussement bon, excellent.
- On peut faire la même chose avec les dépenses : on dépense 1000 F et un million de francs disparaissent des caisses. Pour créer l’illusion, il faut donc fabriquer des factures fausses pour remplacer les vraies;
- De même, on peut falsifier la réalité physique visible : une centaine de personnes vident les caisses de l’Etat, vident les poches de leurs concitoyens, pillent les richesses nationales. Tout le monde devient pauvre sauf eux. Comment masquer cette catastrophe ? Ils élèvent quelques centaines de buildings ultramodernes en ville et créent l’illusion que la ville est riche, donc que chacun de ses habitants est riche.
- La réalité et l’illusion s’installent côte à côte et entre en concurrence ; Le véritablement vrai et le faussement vrai. Comment distinguer le vrai de l’ivraie ? C’est le stade de la confusion des repères. X détestait la corruption, il était même prêt à la combattre : on va l’installer dans le doute, puis dans une certitude résignée, enfin en faire un agent actif de la corruption. Il est alors perdu pour lui-même et la société.
- Au stade du doute, il y a d’abord le doute positif : la présomption d’innocence. L’on commence par douter que le faux est faux, tellement il ressemble au vrai : on dit d’ailleurs « vrai faux ou faux vrai » pour dire la même chose. Et le faux ressemble si bien au vrai que le corrompu lui-même se met à ressembler à un honnête homme calomnié. Pour faire la différence, il faut des preuves et la corruption s’ingénie à les effacer. « - Ce Monsieur si riche mais si beau, si bon, si gentil, vous dites qu’il est corrompu ? En avez-vous les preuves ? Ne serait-ce pas plutôt de la jalousie ? » Là, la corruption est encore minoritaire, mais elle va vite se généraliser, et déclencher le passage à l’autre doute, le doute négatif qui correspond à la présomption de culpabilité. Celui-ci porte sur la petite poignée de gens bien qui résistent encore : est-ce qu’ils ne font pas semblant de résister ? Est-ce que ce ne sont pas aussi des corrompus déguisés ?
- Au stade de la certitude résignée : La question de tout à l’heure, celle du doute négatif, n’était déjà plus au fond qu’une question rhétorique. C’était déjà l’expression de la certitude que tout le monde est corrompu. C’est une étape importante parce qu’elle invalide tous les discours qui combattent la corruption (Ce ne sont que des mots, ce n’est que de la fiction, dit-on.) et discrédite tous les acteurs qui ont encore le courage de lutter contre la corruption (C’est parce qu’il n’a pas eu sa part ; c’est parce qu’on n’a pas encore découvert sa part). D’où le fameux « On va faire comment ! » Il ne reste guère plus qu’un seul stade, celui du retournement.
- Au stade du retournement : à ce stade, la corruption a déjà installé la misère. Et celle-ci va faciliter le passage du rejet du faux, du mal et du laid à l’adoption de ceux-ci. On commence par se dire qu’on est le dernier Don Quichotte, et qu’on lutte contre les moulins à vents. « A quoi bon ? soupire-t-on avec une fausse sincérité. Ensuite, on se dit et on dit que « Le bien suprême, c’est la vie », c’est-à-dire en fait la lâcheté. On utilise donc déjà l’arsenal de la corruption. la corruption est peu à peu positivée : ce n’est que de la débrouillardise, rien de vraiment condamnable. Et quand on attrape un corrompu, il suffit qu’il rembourse le corps du délit et le crime est effacé ! Ceux qui réussissent à échapper et vivent dans le luxe sont désormais admirés, imités : ils sont malins, intelligents mêmes. En d’autres termes, il n’a pas eu besoin de travailler pour produire des résultats. Alors, pourquoi travailler désormais ? Il suffira à l’avenir d’être malin, et le tour sera joué. La société est alors perdue à ce stade-là, et il faudrait la refonder entièrement si l’on veut avoir une chance de s’en sortir à terme.
La corruption est maligne, comme le démon, comme le cancer. Elle avance déguisée, masquée. C’est elle au début qui crie le plus fort « Non à la corruption ! », un livre sacré ouvert et brandi. Elle affiche ostensiblement sa générosité pour paraître beau, bon. Mais elle investit la société, cellule par cellule, individu par individu. Et puis un beau jour elle est assez forte et c’est l’honnêteté qui est désormais en danger et doit se défendre. A ce stade-là, la société est au bord de l’anéantissement, du chaos. Si elle ne se ressaisit pas, si elle n’a plus les moyens de se ressaisir, alors elle sera inéluctablement balayée, pour que sur ses ruines naisse une nouvelle société. La société camerounaise est-elle loin de ce stade-là ? Nous devons tous répondre à cette question.
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