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La devise du Cameroun : expression d’une vision archaïque, féodale et néocoloniale appliquée à un pays qui se veut moderne

Par Roger KAFFO FOKOU, dans Cameroun : liquider le passé pour bâtir l’avenir, l’Harmattan, 2009

 

Le pouvoir moderne, celui de l’Etat, se veut avant tout laïc et s’incarne de manière impersonnelle dans les institutions de la république. La légitimité dont il se prévaut est supposée être essentiellement démocratique.  Légitimité démocratique et impersonnalité du pouvoir, telles sont les caractéristiques que revendique le pouvoir d’Etat et sur lesquelles repose sa prétention à la modernité. Dans le cas du Cameroun, la modernisation du pouvoir d’Etat est-elle un projet ou un slogan destiné à augmenter le prestige du pouvoir pour accroître sa légitimité ? Il suffit d’analyser et d’interpréter un des symboles fondamentaux de l’Etat qui date de la fin de l’époque coloniale, précisément de 1957, date  de l’accession du Cameroun à l’autonomie interne : la devise nationale.

 

Qu’est-ce que c’est au fond qu’une devise et quelle en est la fonction ? Une devise se définit comme une formule qui accompagne l’écu dans les armoiries ; comme des paroles exprimant une pensée, un sentiment, un mot d’ordre ; comme une règle de vie et d’action. La devise renvoie donc au champ ancien de la chevalerie, donc à un monde où l’honneur et la parole d’honneur valaient plus que leur pesant d’or. Elle rentre également dans la catégorie des discours symboliques et il est bien connu que les symboles sont le mode d’expression privilégié du sacré. Il en est ainsi du symbole des apôtres dans le christianisme. C’est sans doute par là que se dégage la fonction sociale de la devise : par l’économie textuelle qui la caractérise, elle ramasse et condense des règles de vie en des formules fortes et plus frappantes, susceptibles d’avoir plus d’impact sur la conscience des destinataires. Par son versant symbolique, elle agit en profondeur sur les subconscients, de manière subliminale, et façonne les attitudes mentales, intellectuelles, les rêves et les modes d’agir.

 

Je suis tombé par hasard à Nkongsamba[1] sur le collège Jeanne d’Arc et la devise de cet établissement m’a impressionné : « Des hommes et des femmes debout au service de Dieu et de l’Etat ». Cette devise serait passée complètement inaperçue si elle ne m’avait frappé par son caractère paradoxal. J’étais en effet dans un espace religieux où l’attitude normale est d’être à genoux, et où, même lorsque l’on se met debout, une règle non écrite semble exiger que l’on reste courbé, dans une révérence ininterrompue, pourrait-on dire. La devise disait pourtant le contraire. Pourquoi ? Certainement parce qu’il avait paru à ses auteurs plus efficace de s’exprimer par antiphrases. Cette devise était également remarquable en ceci qu’elle exprimait très clairement la collusion entre le religieux et le temporel. « Tout pouvoir vient de Dieu », disait saint augustin. J’étais donc dans un univers où tout ou du moins l’essentiel fonctionne sur le mode de l’inversion : rabaissez-vous, et l’on vous relèvera ; soumettez-vous, et vous serez libre ; heureux les pauvres, car le royaume des cieux est à eux. Et il est vrai qu’il y a une forme de liberté dans la soumission, de même que la liberté cache parfois un enfer de soumission. Toute proportion gardée cependant, la liberté n’est pas et ne sera jamais la soumission. Que se serait-il passé si cette devise avait dit clairement « Des hommes à genoux devant Dieu et devant l’Etat » ? L’on aurait certainement trouvé à redire à cette soumission au temporel, qui est contraire à l’idéal occidental moderne de droits naturels inaliénables et imprescriptibles. L’Eglise n’a jamais été et ne sera probablement jamais moderne, d’autant que la modernité se définit par rapport à et contre elle. Qu’en est-il de l’Etat au Cameroun ?

 

La devise du Cameroun, est « Paix, travail, Patrie ». Ce segment discursif a un caractère indiscutablement narratif. Le programme narratif ainsi élaboré peut se décliner sur des tons variés sans que pour autant son fondement en soit altéré : dans la paix, travaille pour la patrie ; si dans la paix tu travailles, alors tu es un patriote… Quelles sont les valeurs promues par cette devise ? Il y en a évidemment trois : la paix, le travail, le patriotisme. En comparaison, la devise de la Francede la Révolutionest nettement  différente: « Liberté, égalité, fraternité ». Au fait, une petite étude de l’énonciation de ces textes permet de mieux saisir les univers symboliques qu’ils véhiculent. Qui dans ces textes parle à qui ?  De quoi et pourquoi ?

 

Dans la devise dela France, le ton serait volontiers exclamatif et exprimerait une explosion émotive de type euphorique - « Enfin libres ! Enfin égaux ! Enfin frères ! » - ou revendicatif. En y accolant le « nous », l’on ne trahirait en rien l’esprit du texte : « Nous sommes enfin libres ! Enfin égaux ! Enfin frères ! », ou « Nous exigeons liberté, égalité, fraternité ! ». Voilà une devise qui unit, qui porte l’humain aux nues, qui en un mot jaillit du peuple dans une explosion de joie, de fierté, ou de colère qui galvanise. Lorsque l’on dit quela Franceest la patrie des libertés et des droits de l’homme, il suffit de lire sa devise pour en être convaincu. Lorsqu’un français parle d’une certaine idée dela France, dela Franceéternelle, il suffit de lire la devise de ce pays, cette devise qui fait dela Francede 1789 un Etat qui aspire à la modernité et qui progressivement y accède avec la loi de 1905 et tout ce qui accompagne celle-ci.

 

Dans la devise du Cameroun, le ton est volontiers injonctif : « travaillez dans la paix pour la patrie ». Bien sûr l’on pourrait mettre indifféremment ce texte à la première ou à la deuxième personne mais ce serait en réalité trahir l’esprit de l’injonction qui s’y entend pour discriminer les fonctions de donneur d’ordre et d’exécutant. A aucun moment cette devise ne fait cas de l’intérêt de l’interlocuteur. Tout au plus présuppose-t-elle qu’il est dans une situation inconfortable et qu’il ne semble pas s’en accommoder. Pourquoi se plaint-il, s’agite-t-il ou est-il susceptible de le faire ? Cela ne semble pas importer : il faut qu’il se taise, se calme… et travaille… pour la patrie. Ainsi, tandis que la devise dela France met l’accent sur les droits, celle du Cameroun s’installe confortablement du côté des devoirs. Il n’y a aucun mal dans des pays sous-développés à mettre l’accent sur les devoirs, me dira-t-on. J’en conviens. Au point de faire une impasse sur les   droits ?

La Francede la révolution sortait du féodalisme et de la monarchie absolue dans laquelle l’individu n’était pas encore citoyen. Sa condition de serf lui ôtant tous les droits y compris celui de protester, il avait surtout des devoirs, dont les plus importants étaient de se taire et de travailler, pas pour la patrie, pour son seigneur et maître. Le Cameroun sous la colonisation n’est guère dans une situation différente : ses populations, citoyens de seconde zone, sont « taillables et corvéables à merci » comme l’on aurait dit au Moyen Âge. En 1957, une devise comme celle-là, à défaut de se justifier[2] pouvait se comprendre. Il se serait alors agi d’une devise coloniale. Après 1960, par quoi aurait-on pu justifier une telle devise si ce n’est le fait que nous n’avions changé de statut qu’en apparence ? En passant du stade colonial au stade néo-colonial, avions-nous gagné au change ? 

 

Le texte de l’Hymne national, sorti de l’école coloniale de Foulassi ne dit pas autre chose que la devise : « Te servir que ce soit leur seul but / Pour remplir leur devoir toujours ». Le caractère remarquablement congruent des contenus de ces deux textes fondateurs est-il le fruit du simple hasard ? Difficile de l’affirmer. La patrie, naturellement, vaut tous les sacrifices. Il faut d’ailleurs s’arrêter sur ce concept pour éviter certains malentendus qui pourraient être regrettables.

La patrie, c’est le pays des pères, la nation, la communauté à laquelle l’homme a le sentiment d’appartenir. Parce que le lien avec celle-ci est de nature affective, la patrie mobilise en l’homme des forces puissantes qui justifient tous les sacrifices. C’est souvent un sentiment d’exaltation pure qui emporte toute retenue mais qui, contrairement au nationalisme, est perçu comme un investissement positif[3]. En temps normal, l’individu qui travaille pour la patrie qu’il considère comme sienne ne se plaint pas. Dans le cas du Cameroun, que ce soit pendant la période de pénétration coloniale avec les résistances à l’armée allemande, que ce soit dans le cadre de la lutte pour la décolonisation, les Camerounais avaient jusque-là su montrer l’amour profond qu’ils attachaient à leur patrie. On ne pouvait donc pas les soupçonner d’être des déserteurs, des gens incapables de s’investir pour cette dernière. Et s’il était devenu nécessaire de leur imposer le travail dans la paix, soit parce qu’ils étaient dans une situation de trouble, d’instabilité et de refus de travail ou susceptibles de basculer dans une telle situation, cela ne pouvait se justifier que par le fait qu’ils devaient, à tort ou à raison, nourrir le sentiment qu’on ne les faisait pas travailler pour la patrie mais pour des intérêts qu’ils ne partageaient pas. Avaient-ils raison en cela ? Nous y reviendrons plus bas.

 

En tout cas, les symboles fondamentaux de l’Etat camerounais, ceux qui ont porté sur les font baptismaux notre pays à la veille de « l’indépendance », trahissent un projet de société de type féodal[4], autocratique, que l’on pourrait difficilement assimiler à la démocratie.

 

Cameroun : liquider le passé pour bâtir l’avenir, l’Harmattan, 2009, pp. 139-144

 



[1] Ville de la province du Littoral au Cameroun, chef-lieu du département du Moungo

[2]La Déclaration universelle des droits de l’Homme a alors vieilli de près d’une décennie !

[3] Le nationalisme touche de plus près aux hommes alors que le patriotisme penche plus vers le territoire.

 

[4] Nous avons parlé par ailleurs d’un certain féodalisme administratif en vigueur au Cameroun et il est vrai que des secteurs entiers de l’administration ou de l’économie sont confiés à des individus qui les gèrent à vie sans le moindre contrôle pour peu qu’ils sachent faire allégeance et être présents au petit lever du souverain :la CRTV avec M. Gervais Mendo Ze, Cameroon Publi Expansion etc. 



08/09/2012
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