LA FONCTION SOCIALE DE L’INTELLECTUEL : CAS DU CAMEROUN
Eléments réunis par Roger KAFFO FOKOU
Pour une intervention à la table ronde du 13 février 2016 au Collège Libermann de Douala
Le concept d’intellectuel, tel qu’il a été théorisé, particulièrement en France depuis l’affaire Dreyfus (1898), suscite plus d’interrogations qu’il n’apporte de réponses à ceux qui sont tentés de l’opérationnaliser. Correspond-il à une quelconque réalité ? D’où le titre du livre de Louis Bodin paru en 1997 : Les Intellectuels existent-ils ? Cette première question est d’autant pertinente que ceux que l’on a qualifiés « d’intellectuels » ont, tout au long du XXe siècle, pris position pour ou contre de nombreuses causes dont beaucoup s’opposaient radicalement entre elles, dont certaines défendaient la victime tandis que d’autres soutenaient le bourreau, et ont par là contribué à parasiter et même à brouiller l’image qu’une certaine opinion en quête de repère tente de construire pour se guider sur le chemin de la vie. Une autre interrogation, tout aussi délicate, porte sur l’universalité ou non de ce concept : pour certains, l’intellectuel est une figure qui ne peut s’incarner que dans une culture donnée. Figure unique ou plurielle et comment la distinguer à travers les innombrables contextes sans recourir à une fiche signalétique consensuelle ou universelle ? Sartre, qui savait à quoi s’en tenir – il a publié un Plaidoyer pour les intellectuels - disait que l’intellectuel est en situation dans son époque. Quelle est ladite situation au Cameroun aujourd’hui ?
I. QUI EST L’INTELLECTUEL ? A QUOI LE RECONNAIT-ON ?
Intellectuel est un mot formé à partir du radical « intellect ». Intellect est surtout un substantif (du latin intellectus, intellectum, intellegere) qui signifie entendement, esprit, intelligence. C’est la faculté de penser, de comprendre. Lorsque cette faculté arrive à s’affranchir de la matière (le corps et ses émotions) et des limites que celle-ci lui impose, et dans la mesure où elle réussit à s’en affranchir, celui qui en est doué peut, s’il est habité par la quête de celle-ci, se rapprocher de la vérité (essence), et donc échapper jusqu’à un certain degré à la tyrannie des sens et de l’apparence. Le mot intellectuel tend ainsi à définir une personne par son intellect. L’intellectuel serait donc celui qui a su cultiver en lui au plus haut point cette faculté et qui la met en exergue dans son activité quotidienne, ce qui fait qu’il peut se présenter et être défini par cette part de lui au détriment de son corps. Un intellectuel serait de ce fait plus un esprit qu’un corps, une intelligence supérieure. En définissant l’intellectuel par son intellect, on lui assigne mécaniquement le statut de celui qui peut savoir s’il le veut, et sans doute qui sait. Qu’est-il supposé savoir ?
A cette question, Socrate nous propose une réponse déroutante : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». Le savoir serait donc avant tout construction d’un savoir-être : l’humilité. Confucius nous aide à mieux comprendre Socrate : « Ce qu'on sait, affirme-t-il, savoir qu'on le sait ; ce qu'on ne sait pas, savoir qu'on ne le sait pas : c'est savoir véritablement. » Le savoir commence donc par une disposition d’esprit qui considère que la connaissance est d’abord une façon d’envisager la connaissance comme une quête, ou mieux, un chemin, une voie, et la vérité, toute la vérité ne se trouve qu’en bout de parcours. Le prestige de l’intellectuel, tantôt adulé tantôt honni, tient certainement à ce que l’objet de cette quête est considéré comme précieux, et que celui qui s’en empare cesse d’être n’importe qui, n’en déplaise à Ebénénzer Njoh Mouelle. Pourquoi ?
En quoi la connaissance de la vérité est-elle utile et élève-t-elle celui qui la détient au-dessus du commun des mortels ? Premièrement, elle libère d’une certaine dose d’illusions, préserve d’un certain degré d’erreur et de mensonge, donne les moyens de dépasser jusqu’à un certain point les opinions et d’évaluer les idéologies. L’on peut ainsi tendre à produire l’authentique ou ce qui s’y conforme (le vrai), et cet authentique sera forcément beau (harmonieux) et bien (juste et justifié). En ce sens, comme le dit Platon, la vérité est belle et – principe d’harmonie et de non contradiction – bien.
L’intellectuel est donc celui qui dispose des moyens qu’il a su mettre en œuvre pour se rapprocher de la vérité ou du beau : il peut ainsi être philosophe et contempler le vrai, scientifique et traquer l’essence des choses, artiste et tenter d’apprivoiser le beau, mais dans quel but ? Pour sa satisfaction personnelle ? La science du vrai comme celle du beau peuvent-elles se suffire à elles-mêmes ? C’est ici qu’il faut penser à François Rabelais : science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Parce que la science est un pouvoir et une puissante, une puissance d’agir sur le monde qui peut être absolue quand la science est absolue, je veux dire divine. La possession d’une telle puissance, qui tire sa source de l’intérieur de soi est forcément délicate, d’une part du point de vue de ceux qui détiennent un pouvoir institutionnellement conféré, d’autre part du point de ceux qui subissent tous les pouvoirs qui les environnent.
C’est ici l’occasion de revenir sur le rapport de la science au bien (ou au bon). Le bon (comme le bien) est ce à quoi est attribuée une valeur positive quel que soit le plan sur lequel l’on se situe. Le bien est bien et s’oppose ordinairement au mauvais (ou au mal). Et le mal est mal et ne saurait être un certain bien, n’en déplaise à Thomas d’Aquin. Or il peut être extraordinairement difficile, dans certaines circonstances et pour l’homme ordinaire, de discerner le bien, pour pouvoir l’opposer au mal, se rapprocher de l’un en s’éloignant de l’autre. L’intellectuel est présumé avoir l’avantage (génie, grâce…) de le pouvoir. Parce que son intelligence supérieure (d’élite) le lui permet. Mais suffit-il de distinguer le bien du mal (avoir la science du bien et du mal comme dit le livre de la Genèse) pour être à même de faire l’un et fuir l’autre? Cela n’expose-t-il pas d’avantage à la tentation de l’un et de l’autre ? L’esprit, tant qu’il habite le corps, peut-il se libérer complètement de l’influence de ce dernier ?
Si l’on en croit François Rabelais, ajouter à la science la conscience permettrait d’obtenir un résultat positif. De ce point de vue, La science sans la conscience représenterait un véritable danger, d’abord pour soi – risque de perdre son âme – ensuite forcément pour les autres. Comparée à la science qui est pure affaire de connaissance, quête de vérité, la conscience fait appel aux croyances, aux convictions, donc à l’engagement. La conscience implique une ligne de conduite conforme auxdites croyances et convictions. La conscience est une sorte d’éveil ou de réveil à la vérité en tant que source du beau et du bien. La tradition aime à juxtaposer conscience et âme. On sait que l’âme est considérée comme un souffle, d’un point de vue religieux, le souffle divin qui donna la vie. « Seul l’Esprit, écrit Saint-Exupéry, s’Il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme ». L’âme est donc associée au bien. Pour Joseph Joubert, « Tout ce qui est très spirituel, et où l'âme a vraiment part, ramène à Dieu, à la piété. » Agir en son âme et conscience c’est avant tout agir conformément au bien. Il n’est donc pas égal que croyances ou convictions s’inscrivent dans l’ordre du bien ou du mal, et l’on ne saurait invoquer la conscience pour justifier la croyance et la fidélité au mal.
A la suite de l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie en 1935, des « Intellectuels » français rédigèrent en soutien à la puissance agressante un « Manifeste des intellectuels français pour la défense de l'Occident et la paix en Europe ». Celui-ci réunit 850 signatures d’hommes de culture de toutes les branches d’activités ! D’autres « intellectuels » – il en restait heureusement ! – décidèrent de s’insurger contre cette trahison : Jules Romain rédigea une « réponse aux intellectuels fascistes », tandis qu’Emmanuel Mounier, François Mauriac et Jacques Maritain répondirent par un « manifeste d'intellectuels catholiques pour la justice et la paix »
En 1960 dans le contexte de la guerre d’Algérie, nous assistons au schéma inverse : des intellectuels français désavouent l’Etat français, dans un contexte de quasi guerre civile, par le « Manifeste des 121 ». Justifiant sa signature, Théodore Monod écrit : « Bien que fonctionnaire, je persiste, à tort ou à raison, à me considérer comme un homme libre. D’ailleurs, si j’ai vendu à l’Etat une certaine part de mon activité cérébrale, je ne lui ai livré ni mon cœur ni mon âme. » Un contre-manifeste d’autres intellectuels est vite rendu public, le « Manifeste des intellectuels français pour la résistance à l'abandon » Ceux-là soutiennent l’annexion de l’Algérie par la France, par tous moyens y compris la torture. Des intellectuels ayant tout vendu jusqu’à leur cœur et leur âme ? En tout cas, dans les mêmes circonstances, des hommes se réclamant du statut d’intellectuels peuvent parfaitement faire une chose et son contraire, mais pas avec les mêmes conséquences. Et cela fait toute la différence.
Dans le cas du manifeste des 121, le groupe des contre-manifestants ayant choisi le camp du pouvoir politique bénéficia naturellement de toutes les faveurs de l’Etat, tandis que le premier dut payer chacun le prix fort pour sa liberté. Pour un représentant de l’Etat français de l’époque, Philippe Ragueneau, « Il s’agissait de dire à une certaine catégorie de gens que s’ils nient l’État, il est normal que l’État les ignore ». Tous les signataires du manifeste des 121 furent systématiquement censurés dans les médias, et même Sartre se trouva interdit à la télévision de 1961 à 1969 ! Déjà en Octobre 1960, une manifestation d’anciens combattants sur les Champs-Elysées avait eu lieu aux cris de « Fusillez Sartre » !
L’intellectuel se reconnaîtrait donc à au moins deux choses : le degré de sa science (rationnelle pour le philosophe et le scientifique, intuitive pour l’artiste) ; le degré de sa conscience, en d’autres termes sa propension à agir en son âme et conscience. Si ces deux paramètres sont positivement élevés chez un individu, il est considéré comme un intellectuel.
Dans ce cas, pourquoi la figure de l’intellectuel n’émerge-t-elle pour se populariser en France qu’à la fin du XIXe siècle avec l’affaire Alfred Dreyfus ? Voltaire, Diderot et les autres philosophes du XVIIIe siècle, qui ont animé les salons huppés de l’époque et ont souvent chèrement payé leur satire du pouvoir monarchique n’étaient-ils pas déjà des intellectuels ? En publiant Napoléon le petit, véritable pamphlet contre Napoléon III et sa dictature, Hugo n’agissait-il pas déjà en intellectuel ?
Certainement. On doit cependant observer que la tradition française a souvent choisi, de toutes les figures de l’intellectuel, de magnifier celle du héros. Le terme héros réfère au statut de « chef », de « maître », de « demi-dieu » et nous vient en droite ligne de l’antiquité. La qualité de demi-dieu et non de demi-démon situe le héros d’emblée du côté du bien dans un affrontement toujours un peu mythique entre le bien et le mal où, grâce à ses super pouvoirs, il contribue à faire triompher le bien. L’intellectuel par excellence, pour cette tradition-là, est toujours un héros, un être qui se distingue par un courage et des exploits remarquables, doué de qualités surhumaines, exceptionnelles, qui comprennent des aptitudes de meneur d’hommes parce qu’il n’y a pas de héros enfermé dans sa solitude.
Quand un individu supérieurement doué choisit de ne pas agir, de pratiquer la science pour la science, s’il s’enferme dans son savoir comme dans une tour d’ivoire, alors il se refuse le statut d’intellectuel et se contente de celui de philosophe, de scientifique, d’artiste. Il sera une étoile brillante et froide enfermée dans sa solitude. Il aura beaucoup reçu/obtenu, mais n’aura donné que le minimum là où beaucoup lui était demandé. Son charisme était une ressource, une puissance d’action efficace et il a choisi de ne pas en user. Il s’agit là, quoi qu’on puisse dire, d’un choix de confort personnel, de facilité : un choix peu héroïque, même si grimper l’arbre de la connaissance n’est ni confortable ni facile. Mais ces premières difficultés – celles liées à l’acquisition de la science – ne constituent qu’un rite de passage pour l’accession à une humanité supérieure, celle des héros, des demi-dieux.
Prométhée choisit de défier la puissance de Zeus pour redonner un avenir à la race humaine, et en paie le prix. Dans l’affaire Dreyfus, Zola défie les pouvoirs militaire et politique français de son époque en publiant son célèbre texte « J’accuse », et si l’on tient compte des circonstances de l’événement, prend un risque très élevé pour défendre ce qu’il croit être la vérité.
Le pouvoir politique et la puissance de l’Etat sont ainsi, dans une sorte de mythologie moderne, des forces dont l’action crée des situations-types dans lesquelles l’intellectuel, exerçant sa liberté, se révèle dans toute sa splendeur.
Accéder au statut d’intellectuel, c’est donc tout juste franchir un seuil. Une fois ce dernier franchi, l’on rejoint un espace où un parcours commence, où cohabitent des géants, des êtres ordinaires et des nains. L’intellectuel est ainsi toujours en situation dans son époque, au sens sartrien du terme. Et cette situation n’est jamais aussi visible que dans les moments de crise aiguë (La France n’a jamais été autant libre que sous l’occupation allemande), ces moments où l’humanité ou une de ses fractions est en danger et qu’une action urgente et radicale doit être décidée et conduite, généralement contre l’autorité et l’action d’un pouvoir établi et prépondérant. Dans ces circonstances-là, l’humanité ordinaire dans le désarroi dans l’antiquité avait besoin de héros vers qui se tourner. De nos jours, l’intellectuel doit prendre et a souvent pris la place du héros.
II. DE QUELLES OPTIONS DISPOSENT LES INTELLECTUELS CAMEROUNAIS ET COMMENT LES GERENT-ILS ?
Les intellectuels camerounais comme leurs homologues d’ailleurs disposent des options suivantes : se cantonner dans la contemplation solitaire des archétypes, mettre en scène leur statut d’intellectuels et succomber à l’esbroufe et au cabotinage, se ranger du côté des puissants et agir contre leur âme et leur conscience, choisir les déshérités, les victimes et agir en leur âme et conscience mais aussi à leurs risques et périls. A l’observation, ils ont, au fil des années et des défis, occupé tous ces couloirs, encombrant certains plus que d’autres toutefois.
Ceux qui ont choisi de s’enfermer dans la science sont légion : musiciens, peintres, écrivains, scientifiques, universitaires ou non, ils mettent un point d’honneur à exceller dans un art ou une science dont l’expression évite soigneusement toute équivoque. Ils veulent tout au plus représenter la culture nationale mais sans se mêler des combats de la nation. L’idée même de représentation apparaît pour nombre d’entre eux d’un poids insupportable. Ils ont eu la chance de pouvoir cultiver leur génie et sont des modèles de réussite que les pouvoirs établis peuvent brandir pour preuve qu’ils agissent pour le bien commun, celui du peuple. Ils sont l’art ou la science incarnés, autant dire de pures abstractions. Ils sont la figure même de l’anti-intellectuel sartrien, dans la mesure où ils s’abstiennent ou refusent de se mêler de ce qui ne les regarde pas. On ne cite pas les contemporains et certains parmi nos grands musiciens les plus connus au monde, malgré leur aura, n’ont pas fait grand-chose pour échapper à cette catégorie. Le peuple ébloui admire leur talent comme le scintillement d’étoiles dans de lointains ermitages galactiques, et c’est à peu près tout.
Une autre catégorie est faite de ces intellectuels cabotins qui ne répugnent pas à mettre en scène leur statut d’intellectuels. Hommes ou femmes des arts, lettres et sciences, enseignants d’universités, ils aiment les magazines aux papiers glacés, les plateaux de télévision, les médias sous toutes les formes. C’est dans ce petit monde virtuel, loin des odeurs incommodantes du monde réel, qu’ils se sentent dans leur élément. Ils y étalent luxueusement leurs prouesses intellectuelles, surtout pour critiquer ceux qui prennent le risque de l’action et montrer que ces derniers ne comprennent rien et ne réussissent rien. Pour eux, les hommes politiques, surtout ceux de l’opposition sont des cancres même si ceux qui sont au pouvoir ne sont pas mieux. Equilibristes, contorsionnistes patentés, ils s’efforcent à cultiver une pseudo neutralité qui, la plupart du temps, brille par l’absence de propositions. Ils constatent, peut-être à raison, que ceux qui agissent manquent d’idées mais soit en ont qu’ils gardent pour eux-mêmes et l’on se demande pour quoi faire, ou n’en ont pas eux-mêmes et se gardent de le faire remarquer. Ils paraissent d’autant brillants que, n’ayant jamais rien fait de concret, ils n’ont pas eu le malheur d’essuyer un quelconque échec. Beaucoup d’entre eux ont choisi un exil volontaire doré et de cet Eldorado sécurisé ne se privent pas de jouer les donneurs de leçons. Chacun peut mettre un nom à leurs visages.
Puis vient la catégorie de ces intellectuels qui ont choisi le parti des puissants, sans doute contre âme et conscience. Certains de nos intellectuels parmi les plus brillants ont en effet de tout temps choisi de servir le prince. Les raisons ne manquent point à un tel choix, en commençant par des raisons historiques : Confucius a servi comme Grand Ministre de la Justice de Lu à l'âge de 53 ans avant d’abandonner, déçu, la politique pour se consacrer à l’enseignement jusqu’à la fin de sa vie. Sa vie ne devint toutefois exemplaire que lorsque, répondant à l’appel de sa conscience, il quitta les délices du pouvoir pour mener le combat de la vertu. Dans le cas du Cameroun, un brillant romancier comme Ferdinand Oyono a servi, sans états d’âme, tous les pouvoirs qui se sont jusqu’ici succédé aux affaires, et seule la mort a pu l’obliger à se retirer. François Sengat-Kuo, poète d’exception, a servi la dictature d’Ahidjo et était même le scribe préféré du dictateur. Parmi nos plus brillants intellectuels actuels, ne citons qu’un seul nom et pour cause, son porteur a justifié par écrit le choix qui est le sien comme celui de nombre de ses collègues dont beaucoup signent régulièrement l’appel à la candidature de M. Paul Biya : il s’agit du philosophe Ebénézer Njoh Mouelle. Dans Député de la nation (Presse de l’UCCAC, 2001), il écrit : « Le philosophe demeure un individu dont le destin ne peut pas être substitué à celui de toute une communauté. Même s’il arrive que toute une communauté soit sauvée par un individu ! »
Toute la question est : en demeurant un individu, le philosophe n’est-il qu’un individu comme les autres ? Peut-il, comme le premier individu venu, signer un appel à la candidature d’un homme qui a passé plus de trois décennies au pouvoir, qui à plus de quatre-vingts ans dirige un régime reconnu comme l’un des plus corrompus du monde ? Peut-il s’engager en politique aux côtés d’un tel leader et soutenir qu’il s’agit d’un engagement intellectuel/héroïque – pour le triomphe du bien contre le mal – et soutenir que l’héroïsme n’implique pas forcément le martyre ? Lisons plutôt Njoh-Mouelle : « En réalité, écrit-il, ce que le commun des hommes demande au philosophe, c’est d’être à tous les coups un héros, un chef […] Mais paradoxalement, ils ne voient pas qu’en même temps, cette attente implique l’engagement dans l’action. Et la politique, c’est l’action. Il est aussi vrai que les tenants de cette critique attendent de leur héros qu’il soit nécessairement un martyr. » Cela est-il égal à l’intellectuel ayant opté pour ce positionnement qui lui épargne un éventuel martyre – car il ne s’agit pas d’un martyre certain ! – que ce choix aide au maintien d’un statu quo politique qui prolonge et même aggrave la misère du plus grand nombre ? La réflexion de Njoh-Mouellé est ici sans équivoque et pleine d’ironie : pas question qu’il se fasse casser, même si cela peut permettre de ruiner les projets du tyran. Et tant pis si cela le prive du type d’applaudissements que l’on réserve aux héros, car « On l’applaudira… pour, écrit-il, le pleurer par la suite. […] pourvu que leur héros casse la baraque ! Et se fasse casser, pourquoi pas ? »
Il est clair, ces intellectuels-là n’ont pas l’étoffe de héros, de vrais héros, de ceux qui ne reculent pas devant la perspective du martyre. Ils ne le veulent même pas. Ils veulent bien se lancer dans l’action, mais en choisissant précautionneusement le parti de la sécurité. Plutôt que de dérober le feu pour le peuple, ils ont choisi de l’entretenir chez Zeus. Ce dernier, magnanimement, sera seul juge du moment d’en dispenser quelques braises au peuple, ou de ne pas le faire. Fin de l’histoire.
Un peu ambiguë est la situation de ces intellectuels qui choisissent les causes particulières et s’y enferment. Nombre de nos intellectuels ont choisi de défendre des régionalismes, des ethnies… Ils sont comme les intellectuels ayant opté pour une logique de partis politiques : très vite, les idées du parti remplacent chez ces derniers les idées tout court. Il est vrai, Sartre a été membre du Parti Communiste Français et Mongo Béti celui du Social Democratic Front, mais l’un et l’autre n’y ont pas tenu longtemps. Un parti implique une discipline et une obéissance qui ne tiennent pas compte de la flexibilité du réel et de la liberté de l’intellectuel. La défense des intérêts particuliers même de groupes – le la’akam, Essingan, le grand nord ou le grand sud – enferme pareillement. Il peut en effet déboucher sur une forme de fascisme ethnique ou tribal ou régional, ou alors de chantage qui flatte l’hydre du clientélisme politique, de la corruption. Il fonctionne à contre-courant de la réalité vécue qui est au brassage quotidien. Ce n’est ni plus ni moins qu’une forme d’opportunisme et rien n’est plus éloigné de la vertu (l’esprit de sacrifice) qui caractérise le véritable intellectuel.
Parlons enfin de ces rares intellectuels qui ont choisi le parti des déshérités, des victimes, à leurs risques et périls. L’époque Ahidjo les a connus surtout exilés et traqués, même à l’étranger. L’ère Biya se contente de les vilipender, de les agonir, et quelquefois de les priver de nationalité. Nous avons le cas récent de Richard Bona, bassiste d’exception, virtuose du jazz, contre qui un certain Marco Mbella vient de diriger une charge extrêmement violente et hideuse. Dans ce groupe, beaucoup ne se considèrent pas et ne sont pas souvent considérés comme des héros et pourtant le groupe comporte de véritables héros. Qui faut-il mettre dans cette catégorie au Cameroun aujourd’hui ? On aurait bien du mal à trouver quelques noms. Le Cardinal Christian Tumi ? On pourrait bien réunir un consensus, même étriqué, sur son nom. Déjà les Camerounais ne savent pas toujours reconnaître ni célébrer leurs héros, ni ceux d’hier ni ceux d’aujourd’hui. Ils encensent plus volontiers ceux qui ont « réussi », et qui étalent au maximum les signes extérieurs de cette « réussite ».
En 1960 en France, contre l’Etat et contre la guerre d’Algérie, le manifeste titré « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » avait trouvé très rapidement 121 personnalités de premier plan pour le signer. Ce foisonnement instantané témoignait de la grande fertilité de l’espace intellectuel français à cette époque-là. Il était aussi un indice du degré de liberté qui traversait alors la société française. Il montrait en outre une chose fondamentale : les intellectuels français étaient un groupe conscient et de sa spécificité et de sa responsabilité. Un groupe capable de s’unir pour agir ensemble dans des circonstances graves et urgentes.
Au Cameroun, on aurait aujourd’hui bien du mal à aligner une demi-dizaine de noms pour constituer un tel groupe. C’est le signe incontestable d’une véritable indigence de l’espace intellectuel. Pourtant nos universités sont remplies de docteurs et d’agrégés… les Camerounais publient à un rythme qui a convaincu l’éditeur français L’Harmattan d’installer une de ses succursales éditoriales à Yaoundé. Comment ces dignes représentants camerounais de l’intelligence pourraient-ils peser sur le présent et l’avenir du pays s’ils ne se décident pas à faire groupe pour s’affirmer comme intellectuels et agir ensemble ? S’ils ne se positionnent pas ès qualité sur les crises de leur époque ? Que pensent les intellectuels camerounais, individuellement et comme groupe, du nouvel appel à la candidature de M. Paul Biya à l’élection présidentielle prochaine ? Personne, malheureusement ne le sait. On peut en conclure, soit que des intellectuels camerounais existent et pensent qu’il s’agit d’une situation normale, soit qu’un tel groupe n’existe pas ou plus du tout au Cameroun. C’est en cela que réside le tragique de notre société actuelle : nous sommes une Grèce plongée dans le froid et l’obscurité, sans le moindre Prométhée à l’horizon !
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