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La Françafrique, conception et naissance

Par Roger Kaffo Fokou, Ecrivain chercheur indépendant

 

La françafrique trouve-t-elle ses origines dans le concept d’eurafrique développé dès la fin des années 20 par les Français et les Italiens ? Il n’y a pas de doute que le second concept servit en effet d’abord d’inspiration, ensuite de base théorique d’une construction évolutive qui conduisit la France de l’Union française à ce que Françoix-Xavier Verschaves appelle en 1998 du nom de « françafrique », en passant par la communauté française de 1958. Avant de remonter aux origines de cette fameuse « françafrique » qui, dans une espèce de discours allusif, adresse un puissant clin d’œil au concept ironique de « France-à-fric » parce que le but ultime de ces réseaux et lobbies est de mettre en place un cercle de prédation au service de la France en général et de ses élites politico-économiques en particulier, il importe de dire clairement que cette nébuleuse renvoie à un système mis en place principalement par De Gaulle et qui aboutit à octroyer aux territoires de l’empire français d’Afrique, en guise d’indépendance, un statut qui, quoique modernisé, est en tout point semblable à celui dont bénéficiaient déjà au XIXè siècle les territoires faisant partie de l’empire britannique.

En effet, le système mis en place dans le cadre des indépendances octroyées par la France à ses colonies et autres territoires confiés à sa tutelle n’est rien d’autre qu’un système de protectorat déguisé et modernisé. Déguisé par de pompeuses déclarations d’indépendance (il suffit de réécouter le discours d’André Malraux à Brazzaville, discours qui restera longtemps un chef-d’œuvre de dérision et qui montre à quel point des personnes sérieuses comme Malraux pouvaient cesser de l’être dès qu’il s’agissait de sauvegarder les intérêts coloniaux pour soutenir le prestige international de la France), modernisé grâce à la mise en place de rapports vassaliques par le biais des accords secrets protégés par un puissant Service de Documentation Extérieur et du Contre-espionnage (SDECE) devenu plus tard Direction Générale de la sécurité extérieure (DGSE). Il suffit de rappeler que les accords secrets d’indépendance confient justement à la France, pays désormais protecteur, le contrôle de l’économie (concession illimitée des ressources naturelles et de la souveraineté monétaire à travers le système CFA), de la défense (des forces françaises sont stationnées en permanence dans ces territoires avec mandat d’intervention) et de la politique extérieure (l’article 4 de l’annexe de l’accord signé avec la Côte-d’Ivoire, le Niger et le Dahomey stipule que « Lorsque les intérêts de la Défense l'exigent, elles [les républiques sus-mentionnées] limitent ou interdisent leur exportation [des produits stratégiques]à destination d'autres pays ».) des pays protégés. On comprend pourquoi de tels accords ne pouvaient être signés par des leaders qui se battaient réellement pour les indépendances, puisqu’ils aboutissent à la négation de ces objectifs et ramènent ces pays à un statut qui prévalait déjà au début du XIXè siècle, et que les Anglais sont en train d’abandonner dans leurs anciens protectorats. En 1960, le système de protectorat déguisé qu’offrait ainsi la France était déjà, il faut l’avouer, un progrès par rapport à celui de l’assimilation qu’elle avait pratiqué jusque-là, mais restait en tous points conforme à la détermination affirmée en 1944 à Brazzaville par le général De Gaulle pour qui « Les fins de l’œuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies écartent toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évoluer hors du bloc français de l’empire ». Qu’en 2010 nous ayons fêté dans chacun de nos territoires (qui ne sont donc pas encore des Etats au sens internationaliste de ce terme) et tous en France réunis autour de Sarkozy empereur du moment 50 ans de protectorat en parlant encore d’indépendance signale suffisamment la gravité de la chose et nous rappelle l’urgence de repenser le statut de nos pays. Mais revenons aux origines de la françafrique.

Vers la fin des années 20 et au début des années 30 en effet et comme l’affirment Rik Schreurs (1) et Max Liniger-Goumaz (2), confrontée à la réalité de son déclin inéluctable, l’Europe envisage avec beaucoup de sérieux l’idée de bâtir un ensemble eurafricain. Les tout premiers théoriciens en sont un certain Eugène Guernier du côté français et du côté italien P. d’Agostino d’Orsini di Camerota. Il faut rappeler que s’appuyant sur un discours de James Monroe prononcé au début du XIXè siècle et dont le contenu est par la suite élevé au rang de doctrine officielle, les Etats-Unis avaient déjà limité l’influence des puissances européennes sur les Amériques du nord au sud. Il faut aussi rappeler qu’un siècle après James Monroe, Woodrow Wilson, à l’occasion des traités de paix sanctionnant la première guerre mondiale, formule des propositions de paix en 14 points dont les 3è et 5è (3è point : La suppression des barrières économiques et l’établissement de conditions commerciales égales pour toutes les nations ; 5è point : L’étude des revendications coloniales conformément aux intérêts des populations) sont susceptibles de constituer à terme une menace pour ce qui reste de la puissance des pays impérialistes d’Europe. Guernier va donc lancer la théorie dite des « fuseaux continentaux ». Il publie en 1933 L’Afrique, champ d’expansion de l’Europe, livre qui est un best-seller. Pour Guernier, le continent eurafricain constitue « une aire d’harmonie économique non pas issue de quelque plan velléitaire des hommes, mais puisant sa réalité et sa force dans l’irréfragable réalité des choses, œuvre du soleil souverain ». Et en 1955, P. d’Agostino Orsini di Camerota affirme à son tour que « il n’y aura pas d’Europe sans Afrique ».

L’évolution subséquente de l’idée eurafricaine s’explique par un certain nombre de facteurs dont les plus importants sont la construction du marché commun européen qui se met en place avec le traité de Rome en 1957, et la volonté d’une France sortie relativement affaiblie de la deuxième guerre mondiale mais propriétaire du plus grand empire en Afrique de ne pas se séparer de ce précieux atout tout en demeurant un acteur central de la future CEE. On peut dire qu’à ce moment-là, les stratèges de De Gaulle entrevoient déjà le compromis qu’il est possible d’atteindre : maintenir l’empire et ne le relier à l’Europe que par le truchement de la France, sous la forme de territoires associés. Ainsi, et cela est fort significatif de la volonté de la France de défendre ses prérogatives, en 1946, deux institutions essentielles de ce qui allait devenir plus tard la françafrique voient le jour : l’union française et la SDECE (Service de documentation extérieure et du contre-espionnage). La première permet d’assurer la cohésion de l’empire africain, la seconde de pouvoir le maintenir sous l’influence française puisque sa mission est  « de rechercher et d’exploiter les renseignements intéressant la sécurité de la France, ainsi que de détecter et d’entraver, hors du territoire national, les activités d’espionnage dirigées contre les intérêts français afin d’en prévenir les conséquences ». A cette date-là, Foccart a déjà rejoint les services secrets français. Toujours en 1946 se crée une institution qui peut être considérée comme une réponse du berger à la bergère : le RDA (Rassemblement Démocratique Africain) naît comme une volonté des élites africaines de s’opposer au projet françafricain qui ne porte évidemment pas encore ce nom-là. Quant il sera plus tard acquis au projet françafricain, le géniteur du RDA, Houphouët-Boigny, se fera infanticide et tous ceux qui ne le suivront pas seront désormais ses adversaires et ceux de la françafrique.

En associant l’Union française à la CEE, la France compte bénéficier de l’appui financier de l’Europe pour réaliser les coûteux investissements infrastructurels nécessaires à l’exploitation de ces colonies. L’idée est en fait d’intégrer une françafrique forte dans une eurafrique symbolique, réduite aux relations économiques. La signature du Traité de Rome en 1957 marque ainsi le succès à des degrés divers des deux idées, même si pour les partisans d’une eurafrique forte – elle préconisait de faire de l’Afrique sur un siècle une colonie de peuplement de l’Europe – il s’agit manifestement d’un échec. Pour la partie française en tout cas, tout se passe jusque-là comme prévu, ainsi que l’affirme en 1958 Maurice Faure, alors secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères  de France: « Les dispositions du Traité de Rome, qui touchent à ces questions de l’association des TOM à la CEE, sont, sans doute les plus originales et, peut-être, les plus constructives du Traité. Je suis certain que nous pouvons en faire sortir un progrès considérable pour la communauté franco-africaine dont nous avons, je crois, dans nos perspectives d’esprit, aujourd’hui, sauvegardé les intérêts » (3). On ne peut être plus clair. De l’union française à la communauté française, l’idée françafricaine, s’inspirant des thèses de l’eurafrique,  évolue donc conformément aux prévisions françaises. Cet échafaudage s’effondre toutefois dès 1958 devant le « non » guinéen au projet de la communauté française.

Contraint par des pressions diverses – la charte américano-britannique dite de l’Atlantique de 1941, la volonté de l’URSS de faire appliquer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les mouvements nationalistes à l’œuvre sur le terrain – la France doit concéder l’indépendance à ses TOM. Quoi de plus simple qu’un tour de passe-passe ?  Avec la Communauté, les États et pays d’outre-mer étaient déjà supposés devenir « souverains et autonomes », la Communauté « gardant néanmoins le contrôle de la politique économique, des affaires étrangères, de la défense, de la monnaie, de l’enseignement supérieur et d’autres domaines d’intérêt commun ». Les nouveaux Etats dits indépendants vont hériter, par le biais des accords secrets, du même arsenal juridique que la constitution française de 1958 offrait aux territoires de la communauté, et seuls quelques vocables vont se moderniser : ainsi, CFA change de « colonies françaises d’Afrique » à « communauté financière africaine », le ministère des colonies devient ministère de la coopération, le FIDES (fonds d’investissement pour le développement économique et social) devient le FAC (fonds d’aide et de coopération). Une cellule africaine est créée à Matignon, à partir de laquelle Foccart contrôle l’empire africain pour l’Elysée, devenant ainsi le premier « Monsieur Afrique » du monstre françafricain qui venait de ce fait de naître, 38 ans avant l’invention de son nom. Si la françafrique put se mettre en place malgré la lutte acharnée des nationalistes africains, c’est qu’elle bénéficia de l’appui de nombre d’élites collaboratrices africaines dont l’un des plus actifs fut sans conteste, mis à part Félix Houphoët-Boigny l’inventeur en 1955 de l’expression « France-Afrique », Léopold Sédar Senghor qui faisait la campagne de l’eurafrique au Palais bourbon ainsi que dans les journaux de l’époque (cf. Marchés coloniaux du monde). Avec le temps, on dirait que la françafrique est devenue encore plus essentielle au maintien de la France dans son statut de grande puissance mondiale, puisque la cellule africaine est depuis passée de Matignon à l’Elysée.

 

(1)   Rik Schreurs, « L’eurafrique dans les négociations du Traité de Rome », 1956-1957 

(2)Max Liniger-Goumaz, L’eurafrique : utopie ou réalité ? Yaoundé, CLE, 1972

(3)Maurice Faure, in Commission de coordination économique métropole-outre-mer, 21 février 1958 (ANSOM, AE 742), cité par Rik Schreurs.



20/09/2011
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