La françafrique : une spécificité française ?
Par Roger Kaffo Fokou, auteur de « Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie », l’Harmattan 2011
Le concept de « françafrique », inventé par François-Xavier Verschave en 1998 dit-on, est aujourd’hui en train de devenir un lieu commun de la terminologie politique africaine francophone, mais un lieu commun à controverse. Il a suscité un débat particulièrement nourri dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia entre ceux qui y voient uniquement le versant hideux de la politique africaine de la France et ceux qui l’assimilent au concept considéré comme plus polyvalent de « France-Afrique » forgé par Houphouët Boigny en 1955. C’est que, comme une image choc, ce concept de « françafrique » condense de manière explosive l’histoire d’une relation vécue d’un côté comme une passion blessée, irrationnelle comme toutes les passions, d’autant qu’elle semble avoir tourné à la haine. Rien de grand ne peut se faire sans passion, dit-on ; il n’empêche que les passions sont aveugles et par conséquent mauvaises conseillères. A l’heure où l’Afrique cherche à construire une relation nouvelle avec le monde extérieur, il me semble que l’Afrique francophone doit liquider la « françafrique » comme un vieux complexe qui ne pourrait être qu’un bagage encombrant. Et pour mieux le faire, il va de soi qu’elle doit mieux la comprendre. « On ne comprend que par comparaison », disait André Malraux. La France ne fut pas la seule nation occidentale à bâtir un empire colonial au sortir du Moyen âge : il y eut aussi entre autres le Portugal, la Hollande, l’Espagne, mais surtout la Grande-Bretagne. Comment chacune de ces ex-puissances coloniales vit-elle sa relation postcoloniale avec ses anciennes colonies ? La « françafrique » serait-elle une spécificité française ?
Poser la question, c’est déjà valider une hypothèse de type essentialiste, du genre « Le Cameroun c’est le Cameroun » et rien de ce qui est véritablement camerounais ne pourrait ressembler à ce qui est d’ailleurs. Il y a là un schéma fichtéen dont il faut se méfier comme de la sociobiologie. La françafrique renvoie à un paradigme relationnel inscrit dans la logique d’une évolution historique d’abord interne à la France, et qui s’est exporté en se pervertissant à la faveur de l’aventure coloniale au XIXè siècle. Elle n’est qu’un rejeton naturel de la vieille tradition impériale et impérialiste française. Le titre de Françoix-Xavier Verschave, La Françafrique, le plus long scandale de la République, dessine déjà en fait subtilement le cadre pouvant permettre de comprendre, jusqu’à un certain point forcément, la logique de ce modèle qui, tout en partageant bien des points avec celui de la Grande-Bretagne par rapport auquel nous allons l’examiner, ne les dispose pas de la même manière.
Pourquoi la françafrique serait-elle un scandale pour la République ? Parce que les figures relationnelles qu’elle dessine et tend à perpétuer ne sont pas républicaines, ne correspondent pas aux valeurs républicaines qui en France s’inscrivent dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Et ces valeurs se résument en liberté, égalité, fraternité. La françafrique est un modèle impérial avant d’être une pratique néo-impérialiste. Au contact de la mondialisation marchande, ce modèle est devenu hybride et pour mieux le comprendre, il faut essayer de comprendre la nature des relations que les élites marchandes et militaro-aristocratiques ont tissées au sommet des Etats français et britannique de la fin du Moyen âge au milieu du XXè siècle. On verra d’une part que ces relations diffèrent d’un pays à l’autre, et que d’autre part sur le terrain des libertés cela a donné à la Grande-Bretagne une avance sur la France que cette dernière n’a jamais rattrapée malgré le discours. Le reste ne serait qu’une histoire de répercussions qui se prolongent jusque dans les rapports postcoloniaux. De la même façon, la différence entre les modèles de gouvernance déployés respectivement à la fin du XXè siècle par les Etats-Unis et l’Union soviétique chacun dans sa sphère d’influence s’inscrivent logiquement dans le cadre de l’impérialisme idéologique que ces deux puissances planétaires développent au sortir de la deuxième guerre mondiale. Les règles de ce type d’impérialisme dont les plus saillantes sont la transnationalité et la guerre de l’ombre expliquent le rôle prépondérant qu’y jouent les services secrets et l’intervention des multinationales par de vastes entreprises de corruption.
Revenant aux cas de la Grande-Bretagne et de la France, il est bon de rappeler que la différence que l’on a l’habitude d’établir est supposée découler des mérites et des défauts de l’indirect rule pratiqué dans ses colonies par le premier, et du direct rule préféré par le second. Ces deux systèmes, malgré les noms modernes qu’ils portent, renvoient en fait à des formes de gouvernance très anciennes. Déjà sous la mondialisation égyptienne, les pharaons combinent le système de protectorat avec celui de l’annexion pure et simple. Ainsi sont largement vassalisés les territoires des îles de la méditerranée orientale, de l’Asie mineure, qui paient tribut à l’Égypte. Nous sommes là devant les premiers usages du système de l’indirect rule. Les territoires ainsi placés sous protectorat payaient leur tribut en contingents militaires, en esclaves pour les grands travaux, en céréales, en métaux précieux etc. En contrepartie, ils conservaient leurs institutions et leurs religions étaient respectées. Par contre, l’on sait que l’Egypte ancienne pratiqua la colonisation directe avec la Nubie, et que cette dernière s’en trouva profondément égyptianisée. Contrairement aux Egyptiens avant eux et aux Mongols après eux, Rome marqua une nette préférence pour le direct rule et à ce titre, l’une des plus grandes réussites de la romanisation fut la Gaule qui, quoi qu’en dise la mythologie officielle de Vercingétorix en usage en France, ne résista à Rome que huit années alors que la péninsule ibérique n’avait pu être soumise qu’après une résistance de deux siècles.
Qu’est-ce qui explique qu’au tournant du XVIIIè siècle dans leur politique coloniale l’Angleterre opta pour l’indirect rule et la France pour le direct rule et son corollaire qu’est la politique d’assimilation ? De l’antiquité au Moyen âge, le monde avait évolué et en Europe occidentale, l’ordre marchand peu à peu avait émergé et luttait pour se positionner comme la force dominante aux plans socioéconomique et politique. Or la stratégie des marchands depuis l’antiquité telle qu’on l’a vue à l’œuvre chez les Phéniciens, dans la Grèce de l’époque de Solon aussi bien que la Rome de la République est bien connue : démocratisation du pouvoir central, fondation des comptoirs commerciaux et régime de protectorat dans les territoires périphériques. On sait, comme l’affirme Jacques Attali, que l’idéal de l’ordre impérial est territorial et celui de l’ordre marchand individualiste, d’une part. D’autre part, que l’individualisme est la valeur centrale au cœur du libéralisme qui triomphe au début du XIXè siècle. Au moment où s’ouvre la compétition coloniale, la situation intérieure de l’Angleterre n’est pas comparable à celle de la France, et reflète cette évolution.
En Angleterre, les forces marchandes ont déjà pris le dessus grâce au développement communal qui déclenche le mouvement des chartes. La Grande charte de 1215 débouche sur l’Habeas corpus de 1679. Entre temps, en 1628, la pétition des droits obtenue de Charles Ier avait déjà mis en place les premiers jalons d’un régime parlementaire. Ce régime est consolidé par la glorieuse révolution de 1668-1669 contre le catholique Jacques II. Cette révolution est comme l’on sait bourgeoise pour au moins deux raisons qui sont qu’elle est faite par un parlement aux ordres de la City (la place financière de Londres) et qu’elle met fin à la monarchie de droit divin et consacre le pouvoir du peuple parce que pour la première fois, le souverain, charles II, reçoit sa couronne des représentants du peuple dont la composante politiquement dominante est la bourgeoisie. L’équilibre du pouvoir législatif jusque-là favorable à la chambre des lords bascule du côté de la chambre des communes. L’Angleterre qui se lance dans les conquêtes coloniales est donc gouvernée par un pouvoir qui associe un ordre marchand désormais politiquement dominant à un ordre impérial devenu minoritaire. Aussi était-il naturel que l’impérialisme anglais optât pour l’indirect rule. En France, la situation est inverse.
En effet, la France du XVIIè siècle vit encore sous le régime absolutiste de Louis XIV et même si un siècle plus tard Louis XVI est guillotiné et la république proclamée, les turbulences révolutionnaires vont favoriser l’émergence d’un pouvoir impérial sur toute la période qui va jusqu’à la fin du XIXè siècle, période au cours de laquelle la république ne fera que des apparitions intermittentes. La colonisation française jusqu’en 1870 se fit ainsi sous un régime qui associe, contrairement à l’Angleterre, un ordre impérial dominant, et qui a par conséquent un penchant naturel pour l’annexion territoriale pure et simple, à un ordre marchand minoritaire. La véritable expansion coloniale française ne se fit cependant que sous la IIIè république. Une république qui dut lutter jusqu’à la fin du XIXè siècle contre les monarchistes avant de s’imposer. Il faut dire que la IIIè République française, particulièrement agitée, tiraillée entre la nostalgie monarchiste, le capitalisme en pleine construction et la tentation populaire de type révolutionnaire, cherchait encore ses marques lorsque survint la première puis la deuxième guerre mondiale. Conséquemment, il n’existait alors en France aucun consensus sur la politique qu’il convenait d’appliquer aux colonies. On comprend pourquoi certains territoires furent soumis au régime de l’indirect rule (Tunisie, Maroc dans le Maghreb, Annam, Tonkin, Cambodge et Laos en Indochine), et d’autres, majoritairement en Afrique subsaharienne, au régime d’assimilation du direct rule.
Dès le lendemain de la première guerre mondiale, la configuration du monde se met à évoluer irrésistiblement au détriment de l’Europe occidentale : la puissance des Etats-Unis s’affirme de plus en plus et celui-ci va profiter de la deuxième guerre mondiale pour prendre les commandes du monde occidental. Or depuis le début du XIXè siècle, avec la doctrine de Monroe, elle a fait des Amériques centrale et latine sa zone d’influence exclusive. Au cœur de la deuxième guerre, elle contraint l’Angleterre à signer la charte de l’Atlantique (1941) qui programme dès la fin de la guerre la décolonisation. Pour l’Angleterre qui est déjà une vieille nation marchande habituée à l’indirect rule, la décolonisation ne pouvait apparaître comme une révolution de la situation en présence : ce ne pouvait être qu’un élargissement du régime du protectorat existant, ce qui débouchera tout naturellement dans la Commonwealth of nations. Pour la France grande bénéficiaire en Europe continentale des traités de paix sanctionnant la deuxième guerre, se détacher de son empire colonial dans le cadre d’une indépendance véritable était impensable, pour de nombreuses raisons.
La France est à ce moment-là dirigée, encore une fois, par un pouvoir militaire. En outre, l’alliance américano-britannique constitue pour Charles de Gauche une menace tout aussi sérieuse sur sa droite que la présence sur sa gauche de la menace soviétique. Une menace existentielle au regard de son vouloir demeurer un acteur majeur de la gouvernance mondiale. Dès le début des années 30, il s’était d’ailleurs développé une théorie particulièrement séduisante sur l’Eurafrique dans le sillage de l’élaboration de ce qui allait aboutir en 1957 aux traités de Rome. Le paradigme central de l’Eurafrique, fourni par un certain E. Guernier, est la « théorie des fuseaux continentaux » selon laquelle l’Afrique est le prolongement naturel de l’Europe et doit par conséquent appartenir à cette dernière : « l’Afrique aux Européens ! » Ce projet prévoit une occupation systématique de l’Afrique selon un plan qui s’étale sur au moins un siècle en vue d’en faire un continuum de l’Europe. Ce projet n’avait-il pas inspiré les politiques français de l’entre-deux-guerres ?
Fidèles à la tradition impériale encore forte en France, sous la pression du tandem américano-britannique d’un côté et de l’Ours soviétique de l’autre, les stratèges de De Gaulle au lendemain de la conférence de Brazzaville semblent en effet s’inspirer du modèle de l’Eurafrique pour mettre en place une Union française dont le but est de maintenir le statu quo colonial en faisant semblant de satisfaire aux exigences d’une part des puissances favorables à la décolonisation, d’autre part des nationalismes qui commencent à émerger : « Le nationalisme nous a gagné de vitesse en Asie. En édifiant à temps un système eurafricain charpenté, nous devons lui barrer la route et le gagner de vitesse en Afrique », écrivait Guernier 15 ans plus tôt. On sait déjà que l’Union française ne fut pas la solution. La Communauté française non plus, que le même De Gaulle et cela est tout à fait significatif, rappelé en hâte au pouvoir en 1958 au moment de la crise algérienne (comme la guerre d’Italie permit à Napoléon d’accéder au pouvoir), tenta de dresser comme un barrage pour endiguer la pression irrésistible vers les indépendances.
Pressé par le temps, sortant de guerre et peu capable de concurrencer sur un plan d’égalité les multinationales anglo-américaines, la France gaullienne sait que son avenir est lié au maintien de son empire colonial africain, quitte à y être le sous-traitant des Etats-Unis dans une gouvernance mondiale bipolaire. La françafrique va donc émerger des accords secrets d’indépendance dont le respect est confié – contexte de guerre froide oblige – au réseau des hommes de l’ombre géré pour De Gaulle par Jacques Foccart. Ces accords privaient de fait les nouveaux Etats de leur souveraineté en matière économique et de défense, donc des moyens d’une indépendance réelle. La France offrait sous le beau nom d’indépendance une forme subtile d’indirect rule, de protectorat modernisé et adapté à l’aide des puissants outils de télécontrôle qui sont généralement l’apanage des services secrets. Ainsi, la françafrique est sans surprise un mélange de trois influences : la première impériale par l’implication des hommes politiques, de leurs réseaux personnels et des appareils d’Etat notamment les forces armées pour vassaliser les hommes politiques des néocolonies, la seconde marchande par la place centrale qu’y occupent les acteurs économiques métropolitains avec leurs mercenaires, sans compter l’impact de la guerre froide à travers la présence particulièrement active du réseau des hommes de Foccart.
Peut-on conclure de ceci que la françafrique est une spécificité française ? La réponse n’est pas simple. On sait que les colonisations portugaise, espagnole comme belge se firent sur un schéma impérial et non marchand et qu’elles appliquèrent aussi le système de l’assimilation (direct rule). Que le colonialisme néerlandais se fit sur un schéma marchand et qu’il appliqua l’indirect rule. Les réseaux de l’ombre furent un phénomène caractéristique de la guerre froide mais surtout d’une époque où l’annexion territoriale pure et simple était passée de mode au profit d’un télécontrôle dissimulé, et les Américains aussi bien que les soviétiques en usèrent sur tous les terrains de confrontation sans aucun sens de la mesure. La Grande-Bretagne n’eut pas besoin d’assassiner les dirigeants locaux de son empire colonial puisqu’en vertu de l’indirect rule, l’indépendance ne fut qu’un élargissement supplémentaire, alors que pour la France elle représentait une véritable rupture, un risque réel et vital pour lequel elle n’avait pas eu le temps de se préparer et qu’elle ne pouvait donc se permettre le luxe de courir. Ceci transforma du coup, dans la zone d’influence française, tout combattant de la liberté en ennemi de l’empire et partant de la République, d’une république décidément très impériale ! Finalement, ce qu’elle a de spécifiquement français est sans doute que la françafrique condense tous les schémas concurrents, même si elle reste jusqu’aujourd’hui un phénomène de type plus impérial que marchand, profondément inscrit dans la vision gaulliste de la France – qui est peut-être aussi bien napoléonienne. Ainsi, si l’empire fait une place importante au marchand (dès le départ, Pierre Guillaumat, autre homme de base du Gaullisme et PDG d'Elf, est cochargé avec Foccart d'organiser la politique africaine de la France), ce dernier y occupe néanmoins un rang secondaire (la réorganisation de l’empire à Brazzaville en 1944 se fit entre administrateurs, ce qui révolta les colons et les poussa à organiser à leur tour des états généraux de la colonisation française expressément dirigés contre l’administration de l’empire) dans la mesure où les pouvoirs d’organisation et de contrôle sont directement centralisés par l’empereur soldat qui gère la république du centre à partir de l’Elysée. Et s’il devrait y avoir une évolution de la françafrique, celle-ci se ferait essentiellement au détriment du pouvoir impérial central et aux bénéfices et du pouvoir marchand métropolitain, et des divers pouvoirs périphériques, dans des proportions qui varieront nécessairement avec le temps.
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