La Gauche et le social : faut-il passer à droite la gauche du XXè siècle et inventer celle du XXIè siècle ?
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011
Nombre d’Africains du pré-carré français d’Afrique se félicitent d’ores et déjà du retour de la gauche au pouvoir dans l’hexagone. En 1981, l’arrivée de François Mitterrand à l’Elysée avait soulevé un formidable espoir. Un espoir déçu a posteriori comme tous les espoirs démesurés. Il en sera sans doute de même avec Barack Obama. L’on en est d’ailleurs encore à s’interroger sur le véritable rôle que Mitterrand avait joué dans l’assassinat d’un des plus grands héros de l’Afrique contemporaine, Thomas Sankara. Et ce n’est pas la version soft que nous a livrée M. François Soudan (cf. Sankara le rebelle, Editions JA), cousue de faits invraisemblables, qui nous éclairera sur la question. La gauche française elle aussi traîne de lourdes et bruyantes casseroles en Afrique. Cela peut s’expliquer par le fait qu’en Afrique, l’on se trouve côté empire, et qu’il n’y a pas de gauche ni de droite en politique impérialiste. En France même c’est-à-dire en république, la gauche semble de moins en moins capable de trouver ses mots, des mots à la fois porteurs d’espoir et crédibles. Comme la droite de gouvernement, elle semble véritablement en panne, et contribue par là elle aussi à la montée des extrêmes. A quoi cela est-il dû ? N’est-ce pas parce que la Gauche est devenue conservatrice ?
Ce que c’est que la vraie gauche
La Gauche date-telle de la fin du XIXè siècle ? L’on sait quel rôle la première internationale de 1864 a joué dans l’émergence en Europe des partis socialistes puis communistes dits de gauche. Il faut rappeler que le face à face tendu, brutal, entre les libéraux et les défenseurs des philosophies sociales, les premiers acharnés à « conserver » un statu quo qui leur était favorable et les seconds déterminés à mettre en œuvre un changement social synonyme de « progrès », ce face à face avait fini par figer le champ politique dans des analyses caricaturales opposant les « conservateurs », tous à droite, aux « progressistes », tous à gauche. On en a fini par oublier les véritables origines du clivage gauche/droite.
La première opposition gauche/droite date de la Révolution française de 1789. Au cours des états généraux de cette année-là en effet, les monarchistes siégeaient à droite du roi, et les représentants du tiers-état à la gauche de ce dernier. Les premiers voulaient le statu quo, les seconds la révolution. Dans les parlements français subséquents bien que dans un contexte différent, cette disposition fut maintenue, les partis socialistes et communistes siégeant à gauche, les partis se réclamant du libéralisme ou de l’ancien conservatisme siégeant à droite.
La gauche est donc née antérieurement au marxisme, aux doctrines politiques qui s’en réclament comme le socialisme et le communisme. Sous l’ancien régime, la gauche luttait pour le changement social c’est-à-dire pour le progrès et était incarnée par les libéraux. Indéniablement, sous l’ancien régime, les idées libérales – liberté, droit de propriété, droit de participation… - constituaient un net progrès social. La révolution acquise, les libéraux l’ont détournée à leur profit et ont entrepris de défendre le nouveau statu quo. Un nouveau conservatisme venait de voir le jour. En réaction, des philosophies sociales pour lesquelles la liberté et la fraternité n’avaient pas de contenus sans une égalité véritable se sont développées et ont donné naissance à la nouvelle gauche, celle des partis socialistes et communistes. Désormais, c’est cette nouvelle gauche, nourrie des idées de Marx et Engels qui allait marquer le XXè siècle.
En ce début du XXIè siècle, il apparaît de plus en plus clairement que cette gauche-là a vécu son temps. De nombreux analystes le sentent, le comprennent, et l’expriment de différentes manières. Sophie Heine, politologue, enseignante à Oxford et à l’Université libre de Bruxelles s’interroge dans Le Monde.fr du 26 avril 2012 : « comment se fait-il qu'une partie croissante des pauvres, des précaires, des chômeurs, bref, de l'électorat naturel de la gauche, se soit détournée de cette dernière pour voter pour la droite conservatrice et extrême ? ». Jean-Pierre Le Goff, sociologue, constate pour sa part que « Malgré leurs critiques du libre-échange mondialisé, la gauche et l'extrême gauche n'ont pas réussi à reconquérir une partie de l'électorat populaire ». La gauche ne fait donc plus rêver les peuples, elle n’enchante plus. Aussi Jean-Luc Mélanchon croit-il fermement que « C’est inéluctable, le système va craquer », le système dont il fait lui-même partie, même s’il ne le dit pas. L’ancienne nouvelle gauche du XXè siècle a donc pris de l’âge et ne mobilise plus. Serait-elle à son tour devenue conservatrice ? Faut-il la requinquer comme le suggèrent les intellectuels qui se disent encore de gauche ou faut-il la passer à droite et la remplacer par une gauche du XXIè siècle, une gauche nouvelle, une de plus ?
Des signes qui ne trompent pas
Les germes de l’échec de la gauche du XXè siècle se trouvaient déjà dans sa constitution originelle. Internationaliste par opportunisme, elle a trahi cette vocation affirmée chaque fois que ses intérêts nationaux l’ont exigé. Avec le temps, elle a confondu progrès social et progrès culturel. Enfin, elle est restée accroché au catéchisme de la fin du XIXè siècle dans un monde qui a presqu’entièrement changé.
L’internationalisme de 1864, ardemment défendu par les ouvriers anglais, visait à protéger les emplois nationaux face aux travailleurs du continent européen : son fondement était hypocritement altruiste et généreux mais foncièrement égoïste et déterminé par le contexte de faible mondialisation de l’époque (c’est celui de l’exacerbation des nationalismes en Europe). L’internationalisme de gauche d’aujourd’hui se heurte en Europe au risque d’un contexte largement mondialisé où les travailleurs du centre voient leur fort pouvoir d’achat devenir un handicap sur le marché international de l’offre et de la demande de travail. Dans un espace fortement mondialisé où malgré l’interconnexion des intérêts la pauvreté et la richesse se sanctionnent avant tout sur un plan national, l’internationalisme idéaliste de gauche ne peut désormais que révolter des travailleurs qui voient des immigrés leur disputer les emplois offerts localement, ou ces emplois émigrer vers d’autres cieux. La fracture à l’intérieur des Etats, entre ceux qui gagnent et ceux qui perdent au jeu de massacre de la mondialisation se nourrit de la fracture au niveau global entre les Etats qui gagnent et ceux qui perdent. A cela, s’ajoute le fait d’une gouvernance mondiale actuelle sur le mode conflictuel qui ne corrobore nullement le catéchisme officiel de la gauche.
La gauche du XXè siècle semble avoir aussi interprété de façon radicale le mythe du progrès hérité du XIXè siècle. On sait que le XIXè siècle fut également le siècle par excellence du positivisme et de la croyance en la perfectibilité indéfinie de la société mais également de l’homme. Sophie Heine analyse parfaitement cette situation. Selon elle en effet, « deux variantes de l'idéalisme traversent l'histoire de la gauche. D'un côté, l'idéalisme éthique, qui considère que les idéaux de justice sociale et les valeurs de solidarité et de coopération qui les sous-tendent peuvent par eux-mêmes générer des progrès. Dans cette optique, il suffirait de prêcher les bonnes valeurs, avec constance et ardeur, pour que celles-ci finissent par s'imposer dans la société, que ce soit par contagion spontanée ou par l'action éducative de l'Etat. D'un autre côté, l'idéalisme analytique ou d'expertise postule que c'est l'analyse et la contre-expertise qui déclenchent le changement social, faisant de l'exactitude et de la justesse de l'argumentation les facteurs décisifs du progrès ». Cette croyance a débouché sur la sacralisation du progrès au mépris du principe de réalité. Comme le dit le sociologue Jean-Pierre Le Goff, « La gauche a du mal à affronter cette réalité parce qu'elle s'est voulue à l'avant-garde dans le domaine des mœurs et de la culture. Elle a mêlé en un seul bloc question sociale et modernisme culturel, désorientant ainsi une bonne partie des citoyens qui n'adhèrent pas à ce dernier ». Au fil du temps, la gauche a ainsi adopté une attitude permissive, labellisée comme avant-gardisme social, laquelle a surtout contribué à miner le concept même de valeur en le relativisant (Camus avait raison de défendre le contraire comme l’a reconnu Sartre « Il avait dans son poing fermé des valeurs humaines que personne ne pouvait lui arracher »). En cela, la gauche est restée prisonnière du matérialisme du XIX è siècle lors même que la science évoluait dans d’autres directions.
La gauche du XXè siècle, enfin, héritait d’un corpus idéologique façonné pour un monde où s’affrontaient bourgeois et prolétaires au centre, colonisateurs et colonisés à la périphérie. Dans cette configuration-là, ce schéma convenait davantage au centre. Les deux guerres mondiales, chacune à sa manière (les 14 points de Woodrow Wilson et le pacte de l’Atlantique) ont sonné le glas de cette organisation du monde, et tout au long de la seconde moitié du XXè siècle, cette gauche-là n’était déjà plus qu’en sursis. L’effondrement du soviétisme, l’impossibilité pour les gauches gouvernementales d’appliquer une politique de gauche (Mitterrand, Tony Blair, Papandréou, Zapateros…) montre bien que ces idées, si parfaites en théorie, ne convenaient plus au monde concret dans lequel l’on entrait dès la seconde moitié du XXè siècle. En devenant libérale (même le communisme chinois est devenu largement libéral), la gauche a cessé d’être progressiste sur un sujet central comme celui de la redistribution des richesses qui est au cœur de l’action politique. C’est ce que dit Sophie Heine : « La gauche doit donc redécouvrir une évidence, à savoir, que la politique est une affaire de pouvoir et d'intérêt ». Au lieu de quoi elle semble penser qu’il lui suffit d’être progressiste à la marge, sur les questions culturelles, pour continuer à justifier sa position à gauche sur l’échiquier.
En guise de conclusion : la gauche actuelle peut-elle se réformer ?
Il y aurait une espèce de conservatisme intellectuel à répondre à cette question par l’affirmative. Le paradigme social qui a accouché de cette gauche-là n’opère plus. L’analyse marxiste, malgré le volontarisme de ses adeptes, ne permet plus de comprendre le monde du XXIè siècle. Ses solutions sont par conséquent normalement de plus en plus inadaptées. Mais la gauche ne mourra pas avec celle du XXè siècle. Elle devra céder la place à une nouvelle gauche, qui envisage le progrès social non plus en fonction du modèle social du XIXè siècle mais de celui de la fin du XXè siècle. Cette époque-là a en effet mis en évidence la crise du libéralisme aussi bien en économie (le néolibéralisme) qu’en politique (la démocratie libérale). La gauche radicale qui prospère sur le déclin de la gauche de gouvernement ne sera certainement pas l’alternative. Elle est tout au plus le signe d’une évolution vers la sortie du système.
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