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La jeunesse camerounaise face à la corruption et la feymania : Jeunesse déboussolée, complice ou inconsciente ?

Par Roger KAFFO FOKOU, Ecrivain syndicaliste, auteur d’Accents aigus, Publibook, 2011

 

Lorsque nous disons que les jeunes sont à l’épreuve de la corruption et de la feymania, le choix des termes est excellent. L’épreuve dans son sens profond vient toujours au terme d’une formation ou d’une initiation pour « éprouver » c’est-à-dire tester, vérifier le degré de maîtrise de compétences précises acquises de manière formelle ou informelle. Les examens scolaires sont ainsi des épreuves pour vérifier le niveau  des connaissances  acquises par les candidats sur les bancs de l’école. On ne peut et ne doit pas éprouver des candidats hors programme ou sans programme. Lorsque nous mettons les jeunes camerounais à l’épreuve de la corruption et de la feymania, à quel programme de formation préalable les a-t-on soumis ?

 

 I.                   La rupture dans le champ sociétal global entre le discours et la praxis

Il faut déjà partir du constat du pourrissement global de la société camerounaise. Et pour comprendre les raisons d’un tel pourrissement, il faut  s’intéresser à la rupture qui s’est produite  en politique depuis 1982 entre l’ordre du discours  et celui de la praxis, rupture qui  s’est traduite par une contradiction flagrante. En effet, le discours du 06 novembre 1982 parle de rigueur et de moralisation comme de deux piliers sur lesquels devait se poser l’architecture que s’apprêtait à édifier le pouvoir qualifié alors du renouveau.  Lorsque l’homme politique dit « rigueur et moralisation », l’on pense immanquablement à la philosophie confucéenne dans la Chine du Vè siècle av. J.-C. A cette époque-là dans la Chine de la fin de la dynastie des Zou, Kongfuzi ou Confucius développe une pensée politique qui  s’appuie sur une morale selon laquelle une pensée juste aboutit à une attitude juste, apanage du junzi, ou « homme bien né », être à la fois droit, beau et bon. Par la suite, Mencius et Xunzi (v. 298-v. 238 av. J.-C.) reprennent et développent les théories de Confucius qui incluent d'autres vertus importantes telles la droiture, la bienséance, l'intégrité et la piété filiale. L’on sait à quel point le rayonnement de la Chine actuelle est tributaire de la pensée confucéenne. Dans le cas du Cameroun, le discours du 06 novembre 1982 n’a malheureusement pas abouti à une attitude juste puisque depuis lors la corruption n’a cessé d’investir les allées du pouvoir, des affaires et de la société camerounaise, sous des formes diverses :

-          exacerbation des clivages ethniques ;

-          montée de la corruption pour l’accession aux charges publiques qui deviennent des charges vénales ;

-          pratique du détournement massif des deniers publics ;

-          banalisation de l’enrichissement sans cause, donc de la feymania.

Quelles conséquences fallait-il attendre d’une telle tournure des événements ? On peut en tout cas en relever quelques-unes, à savoir que depuis lors le Cameroun n’a cessé de s’enfoncer dans un système de type féodal où il faut appartenir à certaines familles ou être riche pour jouir d’une citoyenneté pleine ; que désormais dans notre pays   tous les repères sont brouillés (déboussolement/désorientation), de telle sorte que  la chaîne logique entre la cause et l’effet est rompue ; que les détourneurs de fonds publics, les feymen (cas de Donatien), les titulaires de faux diplômes deviennent des personnalités publiques jouissant de la protection et du pouvoir conféré par les décrets de ceux qui incarnent l’Etat. Voilà le programme auquel notre société a depuis plusieurs décennies soumis la jeunesse dans le cadre d’une formation informelle. L’école formelle est-elle organisée pour contrer les effets pernicieux d’un tel programme ?

 

 II.                Les structures d’encadrement des jeunes

  1. Le rôle de l’école et son destin dans notre société

L’école comme institution de socialisation implique que sa mise en œuvre concrète s’appuie sur une vision précise de la société à mettre en place. Cette vision semble absente chez nous. Depuis des années, nous assistons également à une destruction programmée et systématique de notre école :

-          accès difficile en raison du rapport défavorable entre les revenus et les coûts exorbitants de l’éducation. L’on sait pertinemment ces coûts hors de portée du citoyen moyen : les enquêtes sur les ménages (enquêtes ECAM) permettent de savoir quel est le niveau de revenu du Camerounais, que 70% de nos concitoyens gagnent à peine le SMIG (moins de 30.000FCFA/mois). Une étude des coûts de scolarisation montre parallèlement que par jour un parent doit débourser :

 

 

Maternelle

Primaire

CES

Lycée Classique

Total T.C. Zone urbaine

1.245FCFA

1.580FCFA

1.820FCFA

1.985FCFA

Total zone urbaine

exclus frais facultatifs

-

1.570FCFA

1.765FCFA

1.900FCFA

Total zone rurale exclus

 frais facultatifs

745FCFA

1.070FCA

1.265FCFA

1.400FCFA

Sources : Misères de l’éducation en Afrique : le cas du Cameroun aujourd’hui, paris, L’Harmattan, 2009, p. 13

 

-          démobilisation du corps enseignant et destruction des circuits de formation : les écoles normales sont devenues depuis des années des abris pour cancres, des sinécures pour enfants médiocres de familles riches ;  

-          culture de la médiocrité avec la distribution de diplômes au rabais.

Quel destin pour une telle école surtout dans un contexte où elle ne débouche logiquement sur rien si ce n’est le chômage généralisé ?

  1. L’absence de débouchés pour notre école :

L’enfer du chômage qui attend les produits déjà médiocres de notre école traduit la faillite de l’Etat qui doit légalement garantir l’emploi à chaque citoyen : « Le droit au travail est reconnu à chaque citoyen comme un droit fondamental.  L’État doit tout mettre en œuvre pour l’aider à trouver un emploi et à le conserver lorsqu’il l’a obtenu » : Article 2 loi N°92/007 du 14 août 1992 portant code du travail. Et puisque l’Etat se montre depuis plus de deux décennies inapte à respecter cet engagement,  du coup l’école perd de sa valeur et de son attractivité et devient une industrie de fabrication de diplômes, une institution publique de labellisation. Son contenu devient virtuel et les valeurs qu’elle défend habituellement, en déphasage avec la praxis sociopolitique, tombent en désuétude.

Qu’attendre des jeunes exposés dans le cadre de cette double débâcle des système de leur formation formelle et informelle ? Sur quoi va-t-on les éprouver ? Sur leurs aptitudes à reproduire les vices que l’on a inoculés en eux ?

 

III.             Evaluation des résultats : jeunesse déboussolée, complice ou inconsciente ?

Jeunesse déboussolée ?  Oui certainement: mais ce n’est pas elle qui a perdu le nord, c’est le nord qui dans notre société s’est perdu. Les contre-modèles se sont érigés en modèles et gouvernent la cité qu’ils pillent à la manière des barbares se ruant sur les trésors de l’empire romain pendant le haut Moyen âge.  

Jeunesse inconsciente ? Non ; désespérée ? Oui. Il n’y a qu’à la voir à l’œuvre ces dernières années pour comprendre que ce serait une superficialité que de la dire inconsciente : elle   lutte avec acharnement pour la survie : les diplômés se font sauveteurs,  coiffeurs, benskineurs, taximen… faute de mieux ; une frange importante brave la mort sur les routes d’un exil forcé ; une autre fraction succombe sans doute à l’instrumentalisation, à la manipulation des politiques et des sociétés secrètes mais en tous cas refuse de se croiser les bras ; enfin, les événements  du 25 au 28 février 2008 montrent qu’il y a en cette jeunesse une pugnacité, une hargne, une volonté de vivre qui fera tomber même les forteresses les mieux gardées.

Jeunesse complice ? Oui, même involontairement si elle ne s’organise pas. Elle doit chercher et se trouver des leaders, et engager le processus pour prendre les choses en main : voilà le défi que notre jeunesse doit relever. Dans ce sens-là, elle doit relire constamment le discours de Barack Obama à Accra. Mais elle ne le fera pas seule, abandonnée à elle-même. Les autres acteurs de la société doivent les épauler. Et dans ce sens-là, la société civile a son mot à dire.

 

IV.             Ce que peut faire la société civile

La société civile doit faire son travail : sensibiliser, encadrer, orienter. Les syndicats, surtout ceux de l’éducation ont un rôle central dans le processus qui nous interpelle. C’est pourquoi depuis son congrès 2007, le Syndicat National Autonome de l’Enseignement Secondaire (SNAES) a opté pour un syndicalisme de développement. Par là, il entend mettre toutes ses forces non plus seulement au service d’une revendication étroitement corporatiste et égoïste mais également dans la lutte pour la mise en place d’un développement durable parce que centré sur l’homme. Le SNAES part du constat simple que la ressource centrale de tout système de production est humaine : enseigner, dit-on, c’est enrichir le futur. Et que, mieux cette ressource est formée, plus elle est imaginative, créative, combative, apte au sortir de sa formation à conquérir le monde pour le transformer et en faire un environnement propice à la vie. La lutte pour la survie passe par ce que Darwin a appelé la loi de la sélection naturelle des espèces et seules les espèces les plus aguerries arrivent à surmonter les rudes conditions de coexistence pour s’épanouir. Or les armes pour mener à bien un tel programme s’acquièrent à l’école, une école dont les programmes doivent être conçus en fonction de la nature et de l’ampleur des difficultés à affronter, pas une école d’agneaux pour un monde de loups ou l’inverse. C’est pour cette école-là que le SNAES a résolu de se battre, une école qui doit se doter des moyens de donner à notre jeunesse les moyens de lutter efficacement contre la corruption et la feymania, les moyens d’inventer, comme le disait si bien Jean-Paul Sartre, ses propres issues dans cette souricière qu’est la mondialisation.



12/01/2012
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