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La nouvelle tragédie Grecque : une lutte désespérée de la démocratie contre l’hydre du marché

On s’était déjà habitué, la mort dans l’âme, à ce classique moderne mettant en scène la tragique capitulation de la démocratie face à l’hydre toute puissante du marché. Une fatalité digne du meilleur du théâtre racinien pour ne pas remonter à la Grèce antique. Et c’est là que la chose prend toute sa triste saveur. On sait qu’en effet la tragédie est d’origine grecque, de la Grèce antique plus précisément. D’Eschyle à Euripide en passant par Sophocle, les tragédies agrémentent les dionysies, ces cultes festifs  en l’honneur de Dionysos, dieu tantôt de la bière, tantôt du vin. Dieu de la débauche comme le dit clairement le mot « orgie » ? En tout cas, H. C. Baldry affirme que Dionysos était un « dieu particulièrement cher au cœur du peuple » grec.

En ce temps-là, les Grecs ne pouvaient que savourer massivement la tragédie (près de dix-sept mille personnes y assistaient, paraît-il), installés confortablement qu’ils étaient dans le rôle de spectateurs face à une scène où se déroulait « la lutte éternelle de l’homme contre le destin inéluctable[1] » L’histoire dit que la seule fois qu’il se retrouva en scène, le vaillant peuple Grec ne supporta pas la vue de sa tragédie et le fit cher payer à l’imprudent qui en avait organisé le spectacle. Comme le raconte Hérodote, la représentation de La Prise de Milet de Phrynichos choqua profondément les Grecs : « Le théâtre fondit en larmes ; et même ils condamnèrent ce poète à une amende de mille drachmes, parce qu'il leur avait rappelé la mémoire de leurs malheurs domestiques : de plus, ils défendirent à qui que ce fût de jouer désormais cette pièce». Les Grecs et ce depuis l’antiquité, n’aiment donc la tragédie qu’à condition que celle-ci s’élève au mythe.

Il est vrai, la nouvelle tragédie grecque a tout l’air de puiser ses personnages dans le mythe, même s’il ne s’agit que d’un mythe moderne. Le marché avec son masque protéiforme n’est-il pas l’incarnation parfaite du personnage de l’antiquité pour qui l’anonymat était d’autant nécessaire qu’il jouait à lui tout seul de nombreux rôles ? Et derrière ce masque presque parfait, peu de gens distinguent l’hydre hideuse du capitalisme mondialisé mais elle est là, avec ses sept ou mille têtes dont chacune repousse sept ou mille fois dès qu’on l’a tranchée. En face d’elle, la démocratie, c’est-à-dire le peuple, représenté par ses chefs de gouvernement. Du David contre Goliath en quelque sorte, pour recourir cette fois-ci à un mythe judéo-chrétien. Le Minotaure, cet autre monstre répugnant de la Grèce antique né d’amours adultérines, réclamait à Athènes son contingent annuel de sept jeunes hommes et sept jeunes filles pour son repas. Vorace comme il l’est, qui sait à combien s’élève annuellement le contingent que le marché réclame aux Etats d’aujourd’hui ? Le chiffre serait effrayant, il suffit de penser à la catastrophe de Dacca au Bangladesh. La France de Sarkozy comme celle de Hollande n’ont pas vraiment résisté au Minotaure ; le Portugal, l’Espagne ou l’Italie garderont de leur rencontre avec le monstre, quand tout sera terminé et si tout se termine jamais, un amer et douloureux souvenir.

Mais ce parallèle avec la tragédie antique n’est-il pas trop forcé ? Il suffit de penser à la financiarisation actuelle de l’économie sous l’action du marché pour retrouver certains traits fondamentaux de cette tragédie-là, tels que les décrit Jean-Pierre Vernant : « Si l’un des traits majeurs de Dionysos consiste, comme nous le pensons, à brouiller sans cesse les frontières de l'illusoire et du réel, à faire surgir brusquement l'ailleurs ici-bas, à nous déprendre et nous dépayser de nous-mêmes, c'est bien le visage du dieu qui nous sourit, énigmatique et ambigu, dans ce jeu de l'illusion théâtrale que la tragédie, pour la première fois, instaure sur la scène grecque[2] ». Enigmatique et ambigu : ne sont-ce pas des mots qui caractérisent à la perfection le masque du marché mondialisé ?

La Grèce, nous l’avons dit plus haut, a toujours préféré savourer la tragédie côté gradins. Le premier a avoir osé représenter les Grecs d’aujourd’hui sur la scène de leur propre tragédie, faisant là preuve d’une méconnaissance incroyable des siens, a été le premier ministre socialiste Georges Papandréou. Très rapidement, les Grecs lui ont fait subir le sort de Phrynichos. Le gouvernement de droite d’Antonis Samaras n’a pas fait mieux que celui de son malheureux prédécesseur ou de ses autres collègues européens d’Espagne, du Portugal ou d’Italie. C’est dire si l’Europe s’était résignée à la version racinienne de la tragédie grecque ! Les dieux barbares et les monstres  de la tragédie grecque antique ne l’emportaient pourtant pas toujours : Œdipe eut raison du Sphinx, Thésée du Minotaure, Héraclès de l’hydre, Prométhée des Olympiens… Mais ces héros, au sens le plus ancien de ce terme, étaient plus que des hommes : ils étaient des demi-dieux. On sait que la race des héros s’est éteinte depuis, les dieux ne fréquentant plus les filles des mortels. Complètement ? Peut-être pas.

Certains pensent qu’Hugo Chavez a réussi un temps à tordre un des bras puissants du marché au Venezuela. Mais le monstre de Lerne est coriace, et Héraclès lui-même, le fils de Zeus, a eu besoin d’aide pour le vaincre. Vladimir Poutine a tenté de couper une de ses têtes en Russie, mais les oligarques ne sont point morts, leurs têtes ont repoussé. François Hollande a appelé le monstre par son nom, mais il n’a pu ou osé faire plus, malheureusement.

« Jadis, dit Victor Hugo, les premières races humaines voyaient avec terreur passer devant leurs yeux l'hydre qui soufflait sur les eaux, le dragon qui vomissait du feu, le griffon qui était le monstre de l'air… »[3] Ce climat de terreur entretenu a-t-il changé ? On dirait bien que non. Peut-il changer ? On dirait bien que oui. Et ce « oui » hésitant, on le doit aujourd’hui à un homme, un Grec : Alexis Tsipras. Ainsi que le souligne Vangelis Maraki, un Grec manifestant à Athènes son soutien au nouveau gouvernement de son pays, « ses prédécesseurs [d’Alexis Tsipras] étaient à quatre pattes devant la troïka, lui est debout. » Alexis Tsipras, le petit poucet, lui à qui personne n’accordait la moindre chance, le voici en pleine transfiguration. Sa stature se redresse, et s’élève, et se hisse. N’était-il pas finalement un colosse déguisé ? C’est qu’il a choisi, en homme sincère de gauche – peut-être la seule gauche qui existe encore véritablement dans une Europe fascinée par le marché – de jouer la carte de la démocratie avec conviction : sa liste de propositions de sortie de crise, il la fait voter par les représentants du peuple avant de la soumettre à la bien nommée troïka (Au fait, le char que traîne cette troïka, qui transporte-t-il ?). Mais cela suffira-t-il ? Il aura contre lui, par principe, tous ceux qui ont plié les genoux devant la bête.

En tous les cas, comme dans la mythologie grecque, Tsipras a choisi de défier les dieux en leur jetant leur injustice à la figure. Prométhée devait voler le feu aux olympiens pour réchauffer le peuple grec : Tsipras doit protéger le feu afin que les dieux ne le reprennent pas au peuple grec (l’une des exigences de la troïka, finalement pas si absurde que cela dans une lecture mythologique, n’est-elle pas de frapper d’une TVA augmentée de 10% le prix de l’électricité ?) qui, le cas échéant, serait à nouveau plongé dans l’obscurité, livré au froid, et voué à la mort. Peut-être finira-t-il, comme son illustre prédécesseur, enchaîné sur un rocher et condamné à voir un aigle lui dévorer éternellement le foie.

Roger Kaffo Fokou



[1] Lagarde et Michard, le XVIIe siècle français, Bordas, p.92

[2] « Le dieu de la fiction tragique », Comédie française, 98, avril 1981, p. 23-28 ; rééd. in Vernant & Vidal-Naquet, II, p. 17-24.

[3] Victor Hugo, Les Misérables, V, I, v



19/06/2015
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