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La philosophie au service du totalitarisme : du « génocide » culturel comme solution au choc des civilisations

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Médias et civilisations, inédit et de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011


Le conflit entre le religieux et le spirituel, à première vue paradoxal, ne date pas d’aujourd’hui. On le retrouve fort bien exprimé dans les deux versions d’un énoncé célèbre, attribuées toutes à Malraux, et qui prophétisaient sur notre siècle : « Le XXIè siècle sera religieux ou ne sera pas » pour les uns,  « Le XXIè siècle sera mystique ou ne sera pas » pour les autres. La quête de la spiritualité n’est pas, pensent certains, forcément associée à la religion. Quand on repasse le film des horreurs que les religions ont inspirées aux humains depuis des temps immémoriaux, la perspective d’atteindre à une véritable spiritualité en se passant de toute forme religieuse peut apparaître comme une véritable voie de salut. Devant une telle perspective certains, comme Abdennour Bidar [1], n’hésitent plus et franchissent le pas du doute à la certitude : « Si demain le XXIe siècle est spirituel, ce ne sera pas de façon séparée entre les différentes religions et visions du monde, mais sur la base d'une foi commune en l'homme ». Tourner la page des religions sans fermer celle de la spiritualité, quel soulagement cela serait pour l’humanité ! Mais passer du culte de la divinité (ou des divinités) à celui de l’homme, cela serait-il finalement un gain ou une perte ? Et la spiritualité, y résisterait-elle ?


Dieu est mort, vive le surhomme, prêchait Nietzsche à la fin du XIXè siècle. Et si Dieu est mort, à quoi les religions peuvent-elles encore servir ? Pour dire la vérité, en Occident, Dieu n’est pas mort avec Nietzsche : l’avènement de la philosophie l’avait déjà tué dans la Grèce ionienne. En faisant dériver l’esprit de la matière – les quatre éléments de la philosophie ionienne – les philosophes grecs avaient déjà signé l’acte de décès d’une certaine forme de transcendance liée à l’esprit religieux. Il en est résulté un transcendantalisme philosophique et abstrait, beaucoup trop désincarné pour faire un article de foi convenable.


Aussi bien dans la Grèce ancienne que dans l’Occident moderne, la mort de Dieu a-t-il eu pour conséquence le culte de l’Homme par l’Homme, malgré les efforts du christianisme. Mais si l’on admet, dans une perspective alchimique, qu’en trouvant la formule appropriée la matière humaine pourrait se transmuter en une énergie surpuissante, il resterait à se soucier de la forme, positive ou négative, que prendrait une telle énergie. Il suffit de penser que la Minerve des Romains était la déesse de l’activité intellectuelle et de la raison, mais également des guerriers : savoir et puissance/pouvoir, comme toujours. L’on sait que l’oiseau de Minerve ne prenait son envol qu’au crépuscule… N’est-ce pas là une allégorie inquiétante ? D’autant inquiétante qu’elle semble marquée au coin du bon sens ? Si l’on part du principe que la matière, comme l’a bien montré Einstein, n’est que l’autre forme de l’énergie, ne pourrait-on penser que la réalisation maximale du potentiel humain ne serait possible que dans le crépuscule de l’humain dans sa forme actuelle ? Ainsi, la mort de Dieu, suprême ironie, ne déboucherait sur la divinisation de l’homme qu’au prix de l’anéantissement de celui-ci. Il y a là une radicalité effrayante qui fait songer aux dérives sectaires les plus fanatiques.


N’y a-t-il vraiment aucun moyen terme entre un sectarisme extrémiste et fanatique, et un unitarisme totalitaire tel que semblent le prêcher de plus en plus de penseurs contemporains ? Faut-il absolument anéantir l’homme pour le sauver de lui-même ? On retrouve ce même débat, autrement articulé, dans la problématique « cultures » contre « universel ». En y réfléchissant bien, il apparaît que la foi de l’homme en l’homme s’est progressivement débarrassée de toute humilité. « Connais-toi toi-même », conseillait sagement dès l’antiquité Socrate. L’homme d’aujourd’hui se connaît-il mieux que son ancêtre ? Connaît-il le monde dans lequel il vit mieux que son ancêtre ? Passée l’illusion scientiste du XIXè siècle, nos questions produisent d’autres questions plutôt que des réponses. Ainsi, plus l’homme en apprend sur lui-même et sur l’univers, plus il se découvre limité. La conscience de cette limitation devrait faire le socle d’une culture de la tolérance et du dialogue des cultures. Il y a là un défi plus humain à relever : puisque nous sommes tous des humains et que nous allons probablement le rester sauf apocalypse subit, ne vaudrait-il pas mieux apprendre à tolérer nos imperfections réciproques et à nous forger des règles pour une cohabitation pacifique et même conviviale ?


Procéder autrement, notamment à travers l’ambition de conquête d’une foi commune, fût-elle en l’homme, au regard de nos limitations réciproques, c’est courir le risque d’une uniformisation par la force. Comment pourrait-on empêcher le plus fort d’imposer sa foi personnelle comme représentative de la foi commune ? Le destin de la démocratie libérale, formelle comme le serait une éventuelle foi commune en l’homme, devrait nous servir d’enseignement. Les chemins de l’enfer, dit-on, sont pavés de bonnes intentions. La théorisation de plus en plus récurrente d’un universalisme abstrait, désincarné, comme remède au choc des cultures, mais avec une ambition non dissimulée de « génocider » les cultures, prépare la voie vers un nouveau totalitarisme.  Qu’est-ce au fond qu’un monde peuplé d’hommes déculturés, rationalisés, parlant d’une même voix, pensant uniformément et allant tous dans la même direction ? Un monde de robots.

 

 [1] Abdennour Bidar, professeur de philosophie à Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes) in « Merah, "un "monstre" issu de la maladie de l'islam », Le Monde.fr, 23 mars 2012




26/03/2012
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